Je me souviens de ma prime jeunesse. Mes deux frères, les ainés de la fratrie, aimaient nous chahuter, ma soeur jeune soeur Anne et moi. Achille et Armand, c'était une sacré paire, ils partaient des heures durant à travers champ ou dans la forêt, armés de bâtons de bois, à occire des monstres imaginaires. Ils rêvaient d'aventures et d'honneur. Anne, elle, restait souvent à l'intérieur à faire de la lecture ou de la couture. Elle aimait le calme et l'art, exigeant beauté et pureté en toute chose. Père et Mère restaient souvent de longues heures dans le salon, enfermés avec nombre de gens différents, et le bruit qui en échappait n'était que murmure de voix posées et exigeantes. Parfois Mère sortait pour aller en cuisine -j'aimais ses confitures. Et quand les invités sortaient -de toutes sortes, de toute forme, de toute origine-, moi je me mettais en éveil et discutait avec eux ou arrivait parfois à leur faire jouer à chat avec moi.
Moi j'aimais les gens. Le bruit, l'agitation, l'activité, rien ne m'était plus désagréable que l'ennui, mais ni les histoires de mes frères ni le silence de ma sœur ne me convenaient. J'aimais danser, et discuter. Écouter un passionné raconter ses histoires aussi, mes les vraies, celles qui ne sont pas seulement inventées dans les livres. Il arrivait assez de choses dans le monde pour que je sois comblée, et quand l'histoire était terminée j'aimais parler de moi aussi. Je crois que quand on est petit on ne se rend pas compte que nos aventures sont bien fades par rapport à celles qu'on écoute de la bouche des autres, et pourtant mes voisins ont du entendre une centaine de fois ma malheureuse rencontre avec une racine d'arbre alors que j'essayais de sauver un hérisson -un bébé qui allait en réalité très bien et que j'avais simplement retiré à sa mère.  
La vie était douce, on a grandit dans un état de grâce brillant et lumineux, jusqu'à ce qu'on devienne assez grand pour comprendre. Les choses s'empiraient, la fierté, l'orgueil familial ne cachait plus les problèmes financiers de mes parents, et les visiteurs se raréfiaient. J'ai appris plus tard que c'étaient des magouilles pas toujours licites avec des créatures magiques qui nous avaient permis longtemps de nous en sortir. Mes frères sont rentrés dans la garde royale au plus vite, et la pression la plus horrible s'est abattue sur les épaules des filles -et principalement les miennes, droit d'ainesse oblige- : le mariage.
J'ai longtemps échappé aux magouilles de mes parents, réalisant petit à petit leur don certain pour la manipulation et leur instinct de stratège. En fait je m'en fichais bien de régler leurs problèmes.
Et pourtant, c'est toute seule que je me suis mise dans une situation délicate, sans leur aide, alors que pourtant cela assouvissait leurs desseins.
Plusieurs raisons à cela :
- Un homme du voisinage que l'on voyait rarement s'est un jour présenté à un pique nique auquel nous assistions -jouissant ainsi d'un repas gratuit. On l'appelait Barbe Bleue et tout le monde disait de lui qu'il était fort laid. Moi, personnellement, je le trouvais bel homme, ou du moins normal, rien de repoussant. Sans doute parce je n'ai jamais bien différencié les couleurs, ou parce que je rêvais d'avoir les cheveux roses comme une de ces fées avec qui je m'entendais bien. C'était peut-être cela, les humains de l'assemblée ne devaient pas avoir l'habitude des personnes différentes d'eux, contrairement à moi qui les côtoyaient depuis toujours.
- On lui attribuait une très grande fortune. Mais, bien que célibataire, il n'était pas sur la liste des prétendants que tenait mes parents. Et oui, même eux ne voulaient pas vraiment que leur fille épousât quelqu'un d'aussi mauvaise réputation. Surtout qu'on disait aussi de lui qu'il avait eu déjà de nombreuses femmes et qu'elles finissaient toutes par disparaitre. Cela était au moment où je commençais à comprendre pourquoi on courait après les sous alors que j'avais eu plusieurs mésaventures très embarrassantes où je n'avais pas pu acheter un nouvel onguent ou une tarte aux pommes dans mon magasin préféré par manque d'argent de poche. Et mes robes s'usaient. Bon, ca n'excuse pas tout, mais j'étais jeune, matérialiste, et frivole.
- Il s'est avéré que je le trouvais très sympathique. On aurait cru qu'il avait vécu milles vies dans milles lieux différents, et il avait une manière de les raconter et de les rendre vivantes qui me faisaient tenir en haleine et m'emplissait d'excitation. Je me suis mise à aimer passer du temps à ses côtés, sincèrement.

Aussi, quand j'ai finis par l'épouser, on trouva cela tellement absurde que beaucoup dirent qu'il avait proposé à mes parents une somme d'argent contre une de leur filles et qu'ils m'avaient vendue. Bon, oui ils ont gagné des sous, mais nom d'un troll je ne suis pas un objet de transaction financière. Même si sa richesse n'a pas été en défaveur de ma décision.
Bref.

Je crois que le mariage m'a tourné la tête et que l'euphorie m'a rendu encore plus vaine et fêtarde que je ne l'étais déjà. Je ne voulais pas mal faire, bien au contraire, alors j'ai invité toute ma famille, mes amis, mes connaissances, ensemble ou à tour de rôle, dans ma nouvelle maison. Je jouais aux maitresses de logis plus que je ne l'étais, et je dansais, je riais, je m'extasiais. C'étaient peut-être les moments les plus innocents et beaux de ma vie. Je m'entendais très bien avec moi mari qui regardait tout cela avec un air bienveillant. Je ne réalisais pas non plus l'aigreur qu'avaient certains de mes visiteurs, un peu de jalousie et surtout du dégoût pour ce qu'ils trouvaient être de l'arrogance et de la vantardise de ma part. Ce n'était pas exactement mon but, mais peut-être bien qu'ils avaient raison et que je ne m'en rendais pas compte.

Et puis... Et puis le drame. Le malentendu. La trahison.
Au bout d'un certain temps, mon époux m’annonça qu'il partait en voyage et me laissait seule. Il me confia les clés de la propriété, dont une qui -je le savais- ouvrait un cabinet au fond de l'aile est, après la nature morte d'un artiste de Saay. La seule pièce que je n'avais jamais visitée car il ne voulait pas que j'y aille. Là, il ne prit pas la peine de retirer la clé du trousseau, par contre il glissa quelques mots sur le fait que je ne devais toujours pas y mettre les pieds, et partit.
Tous ceux qui auraient pu venir me tenir compagnie étaient occupés, ou lassés, ou alors venaient tout juste de partir. De plus je n'osais pas aller visiter quelqu'un car il fallait bien tenir la maison.
J'ai déjà dit que je ne supportais pas l'ennui ? Et bien c'est toujours le cas. Et cela faisait très longtemps que je n'avais pas ressenti ne serait qu'une once d'ennui tant ma vie avait été agitée. Et là c'est le pire qui m'arrive, de tout je passe au rien, du jour je passe à la nuit. Ca m'oppresse. Je me suis surprise à faire les tâches des domestiques pour m'occuper, j'ai essayer d'apprendre à cuisiner -et manqué de bruler la cuisine, aussi je me suis retirée-, j'ai même planté des fleurs...
Si cela intéresse quelqu'un, la clé, la fameuse clé interdite, la possibilité, est dorée. Petite. Brillante. Il y avait un léger défaut sur le haut, et 4 rainures asymétriques sur le bas. A première vue -c'est à dire le nez collé sur la serrure- on ne croirait pas que la clé est faite pour cette fameuse porte. Ou si ? Cela couterait-il beaucoup d'essayer ?
Non, mauvaise idée, tu dérailles ma fille, on t'a dit de pas faire de conneries.
Et puis merdouille, l'ennui a vaincu, la curiosité était trop forte -et puis ce n'était qu'un essai scientifique voyons.
...
Pour info la clé rentre dans la serrure. Elle y tourne bien aussi, tant qu'à faire.
Il m'a fallu environ un quart de seconde pour me décider à baisser la clenche. A partir de là, tout s'est passé très vite, et je me couchais le lendemain soir hébétée, trahie, seule.

La porte s'est ouverte très vite, si bien que la clé que je tenais toujours m'est restée dans la main tandis que le battant s'ouvrait en grand, comme victime d'un courant d'air soudain. J'ai vu des femmes, quatre pour être exact. Jeunes, belles, froides. intemporelles. Elles étaient debout, posées sur des tissus matelassées, comme si elles dormaient les yeux fermés et paisibles à la verticale. Je me demandais comment elles arrivaient à tenir ainsi, derrières leurs parois de verre. C'était à la fois beau et inquiétant. Hypnotisée, j'ai fait quelques pas en leur direction.
Nouveau coup de vent qui me glace le sang. J'entends la porte derrière moi qui claque. Je ne m'en soucis pas encore. C'est seulement lorsque je remarque le cinquième caveau alors que les histoires sur les précédentes épouses de mon mari me reviennent en mémoire que je me retourne pour partir en courant. Je me suis acharnée sur la clenche, j'ai même tirée sur la chevillette, rien à faire, j'ai seulement réussi à me bloquer les doigts dedans et à me faire saigner. Je pense à la clé, que je récupère avec mes mains blessées et à tâcher. Elle ne rentre pas dans la serrure de ce côté là. Il me faut un moment pour comprendre que je suis bloquée et que la panique, la peur me prennent. Je me mets à hurler, pleurer, gémir, je ne sais plus trop combien de temps s'est écoulé jusqu'à ce qu'une voix me réponde et appelle mon nom de l'autre côté.
C'était ma sœur Anne. Elle venait me tenir compagnie car elle me connait bien, cher Anne, amour de soeur. J'ai été trop impatiente.
En m'entendant elle se précipite et essaye à son tour d'ouvrir la porte sans succès, je réussi avec bien du mal à lui expliquer la situation, elle m'apprend que mes frères devaient venir aussi me faire la surprise, que je n'ai rien à craindre. Elle se décide à aller les guetter en allant dans la pièce au dessus de celle où je suis enfermée, et qu'elle me parlera par la fenêtre.
Vous connaissez la poisse ? Genre l'enchainement d'évènements, la fatalité, les actions avant la parole, les erreurs sur quiproquo ? C'est ce qui s'est passé.
Mon mari est rentré par l'autre côté de la maison à ce moment là précis, alors qu'il devait être absent pour encore deux semaines. J'ai appris par la suite que c'est une tempête de sable sur la route pour Afshin qui l'a empêché, et il a préféré rentrer me voir plutôt que d'attendre dans une auberge que ca passe.
Il m'a appelé et a vite fini par comprendre que j'étais dans la pièce interdite. Il savait très bien que la porte avait un défaut et qu'il était difficile de l'ouvrir. Derrière le battant il m'a appelé, je n'ai pas voulu lui parler au début, et puis finalement j'ai cédé et lui ai répondu. Ma soeur Anne était toujours à l'étage donc n'en savait rien, elle n'entendait pas à cette distance et si je n'étais pas directement sous la fenêtre, je n'entendais pas non plus ce qu'elle pouvait bien raconter.
D'abord mon mari m'a crié dessus, il était en colère et déçu. J'avais découvert un secret, et je m'attendais à y passer, finir comme les autres. Ses cris étaient tels que j'ai fait un pas en arrière, je me suis heurtée à un des caveaux. Quelque chose est tombée. Derrière chacun des caveaux il y avait une boite. J'ai ouvert celle que j'avais sous la main, surtout qu'au même moment Barbe-Bleue évoquait justement ces boîtes.
Il y avait des gravures de lui avec la femme du caveau, des objets divers et de nombreux papiers, dont une lettre adressée à Barbe Bleue.
Au fait, il s'appelait Adrien Barbleue.
La lettre lui annonçait la mort de sa femme dans un tragique accident de chasse où elle avait été confondue avec du gibier.
La voix derrière la porte se calmait et se faisait plus douce, suppliante, hésitante, mélancolique. Triste.
Je marchais un peu au radar, mais je suis allée voir les trois autres boites. Morte par une maladie virulente. Morte par une sorcière noire. Morte par pendaison.

- ... Pourquoi ? je lui ais demandé à travers la porte.

- La dernière s'est suicidée en découvrant cela.

Elle avait trouvé cela tellement beau qu'elle avait voulu en faire partie, mais il m'avoua avoir toujours douté de sa santé mentale.
J'étais toujours retournée, et je cherchais à me calmer, mais je n'avais plus peur de lui ou pour ma vie, je voulais juste sortir de là, je me sentais oppressée.

De nouveaux bruits. J'ai hurlé et me suis écroulée en comprenant ce qu'il se passait.

J'ai fini par sortir, soutenue par mes deux frères qui devaient presque me porter. J'avais dis mes peurs à Anne, elle avait prié mes frères de me sortir de là car mon mari était dangereux. En le voyant devant la porte, ils n'avaient pas hésité, pas réfléchi, pas posé de question.

Il repose maintenant dans le cinquième caveau avec les autres épouses. Moi je suis riche, seule. Je ne montre rien parce que c'est comme si j'avais enfermé toute la peine à double tour dans mon coeur avec cette petite clé dorée. Je la porte encore autour du cou, et elle porte encore mon sang. J'ai repris une vie plus calme, et tout est normal, j'ai encore de la joie et du bonheur. Je suis toujours un peu fantasque, et trop curieuse. J'ai décidé de prendre un travail, pour m'occuper, et j'ai découvert que j'adorais jouer la comédie. Ca va faire trois ans maintenant, et je préfère me concentrer sur le présent et sur le futur plutôt que de regarder le passé, j'aide ma famille et je suis bien.
Enfin, même si ces nouveaux problèmes politiques commencent sérieusement à me courir sur le bourrichon.