Et moi qui ai toujours pensé que les marins rédigeant leurs mémoires à la plume sur des livres épais comme mon bras n’étaient qu’un cliché réservé aux séries populaires là-bas, à la capitale. J’me sens si ridicule si tu savais ! Bon, au lieu de m’attarder sur mon triste sort, j’vais te décrire la scène. J’suis dans ma cabine, d’ailleurs, quelle étroite cabine, c’est qu’maintenant que j’en prends conscience. Va falloir que j’aille dire ça à Sin’, il va pas s’en tirer comme ça le bougre ! Bref, y’a une lampe qui vacille au-dessus de moi, elle va m’tomber dessus t’à l’heure. Y’a d’la houle ce soir et je devrais être sur le pont mais non, la tempête est si violente que je préfère écrire trop tôt ce que j’aurais dû écrire dans des années.

Ce dont j’me souviens c’est d’ma petite maison, elle était dans un bien sale état. Qu’est-ce tu veux, on n’avait pas d’quoi s’faire une baraque comme celle des beaux riches de la cité ! Non nous on était des pauvres et on s’embêtait pas avec les bonnes manières. Et pourtant tu sais on était heureux. Même avec mes fringues déchirées d’partout, mes piteux souliers, j’étais bien. Puis tu sais comme on dit «l’argent fait pas l’bonheur». Gosse, j’étais un vrai vagabond, tu m’trouvais souvent dans les rues à courir, une orange à la main, la plupart du temps volée chez le marchand. J’connaissais la cité comme ma poche, je savais quelle ruelles prendre pour semer quelqu’un, de quel côté tourné pour disparaître. L’agilité dont je faisais preuve n’était qu’un préquel de ce que je sais faire désormais.

Ah et puis j’ai fait sa rencontre, ouais lui, celui qui m’accompagne toujours, ce cher Sin’ ! Oh tu sais j’l’avais déjà aperçut dans la cité mais pas plus que ça. Pis un jour que j’étais parti dans un coin de la ville et je suis tombé nez à nez avec celui-là qui avait à l’époque une belle tête de con. J’étais parti je n’sais où et qu’est-ce que j’trouve ? Le plus beau des trésors ! J’peux dire qu’on a bataillé sec pour avoir son trésor, il est clair que j’ai jamais lâché l’bout ! Bon, mauvais caractère comme je suis, tu te doutes bien que je ne lui ai pas adressé la parole pendant des jours !

Puis y’a eu l’adolescente, cette période de la vie où on se découvre, soit et son corps. Alors tu sais, comme tous les beaux jeunes hommes de quinze ans, j’ai découvert comment ça marchait, et autant te dire que dès l’adolescence, j’étais celui qui changeait de femmes comme il changeait de chemise. Pour tout te dire, j’en ai fichtrement rien à faire, à l’époque ça m’plaisait, de prendre du plaisir sans avoir conscience des conséquences, j’étais jeune c’était pour m’amuser. Mais honnêtement, c’était rien comparé à ce que mon père me fit découvrir plus tard. Le bordel, quel endroit putain ! Tu dois sûrement m’trouver étrange mais j’suis certain qu’à c’t’âge-là, t’aurais été pareil. J’y ai goûté, c’est devenu la pire des drogues. J’y allais souvent, avant que Sinbad ne m’emmène avec lui dans ses folles aventures. Y’en avait bien une qui m’plaisait. Plus de temps je passais avec elle, plus je l’appréciais, partout je m’y rendais rien que pour la voir et pas pour faire les choses qu’on y fait habituellement, je commençais à la respecter, à la considérer comme une femme, pas comme un objet. Je l’aimais, comme un fou. Puis elle s’en est rendu compte lorsque je suis devenu doux avec elle, elle a deviné avant même que je ne sois certain de ce que je ressentais. Et elle m’a jeté, comme une serviette une fois utilisée. Elle m’a pris comme un moins que rien et depuis ce jour sinistre, j’ai haï les femmes. Je les ai haï comme jamais.