Kale afficha une moue en voyant Sinbad bondir joyeusement hors de la barque pour poser les pieds sur l’étrange île. Une tempête faisait rage et les eaux n’étaient pas sûres mais il avait la désagréable sensation que cet endroit ne l’était pas plus. Mais il inspira profondément et s’apprêta à rejoindre son Capitaine lorsqu’un choc violent manqua de renverser la barque. Il s’agrippa de toutes ses forces pour ne pas passer par-dessus bord et leva les yeux en direction de Sinbad qui s’était déjà éloigné sur l’île. Qui semblait trembler violemment. Non, elle ne tremblait pas. Le cœur de Kale manqua un battement tandis qu’il réalisait que l’île s’enfonçait dans l’eau. « Sin… » commença-t-il mais un remous violent le jeta à nouveau en arrière. Le jeune homme se redressa, prêt à sauter hors de la barque pour se précipiter vers Sinbad qui ne semblait pas plus comprendre ce qui était en train de se produire, mais des bras puissants le rattrapèrent et le tirèrent en arrière. Puis ce fut le chaos. L’île continua de s’enfoncer dans l’océan furieux et ils ne furent plus qu’un tas de corps emmêlés dans une barque charriée par les vagues. « Sinbad ! » s’exclama Kale, les yeux écarquillés. Il le chercha dans l’obscurité naissante, luttant contre les vents pour garder ses paupières ouvertes. Alors il l’aperçut enfin, à quelques pieds seulement de lui. Il lut dans son regard la même peur qui saisissait son cœur et se jeta en avant, les bras tendus même s’il était incapable de l’atteindre. « SIN ! SINBAD ! » s’écria-t-il d’une voix rauque puis ce fut le néant total.
Kale inspira profondément puis suffoqua, recracha, s’étouffa. L’océan lui-même sembla se déverser sur le pont déjà trempé du bateau tandis qu’une brulure infâme lui compressait la poitrine. Il sentit une main dans son dos, le frotter doucement comme pour l’encourager. Il pouvait à peine ouvrir les yeux et lorsqu’il le fit enfin, ce fut pour plonger son regard dans celui d’Eddie, le gorille aux pattes d’ours que Sinbad avait insisté pour recruter. Le jeune homme tenta de reprendre son souffle, n’émettant qu’un sifflement rauque et désespéré. « Du calme, du calme, » fit la voix qui ressemblait plus à un grognement qu’autre chose d’Eddie. Il fit de son mieux pour l’écouter mais alors tout lui revint en mémoire brusquement et il agrippa le géant par sa chemise trempée. « Sinbad ! » s’exclama-t-il d’une voix brisée.  L’autre baissa les yeux et secoua la tête. « J’ai pu attraper qu’toi, pour autant que j’sache, le bougre s’est noyé, » répondit-il et Kale le regarda un moment sans comprendre, l’air bête.
Alors il se dressa sur ses jambes flageolantes et regarda autour de lui, paniqué, pour ne trouver qu’une étendue d’eau bleue et calme. Comme s’il n’y avait jamais eu de tempête. « Que… L’île… où est… où est l’île ? » balbutia-t-il en se tournant vers les autres membres de l’équipage. « C’tait pas une île, mon gars, » se contenta de répondre Eddie en se levant à son tour. Pas une île ? Comment ça, pas une île ? « On… on doit y retourner, on peut pas… On peut pas… » Il les dévisagea un à un et tous affichaient une mine désolée. « Il a pas pu s’en tirer, » conclut l’un d’eux comme s’il n’y avait rien à faire. Comme s’ils devaient juste partir et abandonner l’idée de le retrouver un jour. Comme si Sinbad était mort.

« C’est Sinbad, » fit un murmure qui traversa Kale comme un courant d’air. Il leva les yeux vers le groupe d’hommes et de femmes qui se tenaient devant lui et fronça les sourcils. « Bon sang, c’est bien lui, » fit une autre voix et le jeune homme réalisa qu’il s’était avancé vers eux, le cœur battant la chamade. Il est mort, c’est impossible. Pourtant, il continua d’avancer et se glissa entre eux en jouant des coudes, jusqu’à s’extirper de la foule qui s’était amassée sur le port. Alors il le vit. Sous le soleil écrasant, sa figure était plus maigre, ses cheveux plus longs, emmêlés, sales. Une barbe épaisse lui mangeait presque tout le visage mais ces yeux-là, Kale aurait été capable de les reconnaître dans n’importe quelles circonstances. Incapable de bouger, il croisa son regard et s’y accrocha, s’y noya. Impossible. Et pourtant c’était bien lui, affaibli et marqué mais vivant, bel et bien vivant. Alors le monde cessa de tourner et en quelques pas, il se retrouva face à Sinbad, la gorge nouée et la poitrine écrasée sous le poids d’une culpabilité dont il ne pourrait jamais se défaire. Kale leva les bras et alla saisir le visage émacié de son cadet entre ses mains tremblantes, comme pour s’assurer qu’il était bien là et non le fruit d’un rêve alcoolisé.
Il avait l’impression d’être sur le point de s’écrouler et son front alla s’appuyer contre celui de Sinbad tandis qu’il fermait les yeux. « C’est toi, murmura-t-il dans un souffle rauque. C’est bien toi. » Il ne tint plus et ses mains lâchèrent le visage du jeune homme tandis que ses bras se refermaient autour de lui, dans une étreinte puissante, presque désespérée. Une étreinte qui demandait pardon, parce qu’il avait cessé d’y croire, parce qu’il l’avait abandonné. Une étreinte qui promettait, plus jamais. Quoi qu’il se passe, quoi qu’il ait à affronter, à faire, à endurer, il ne l’abandonnerait plus. Parce que sans lui, l’hydromel avait un goût amer, la chair était fade et le soleil ne brillait plus autant. Parce que sans lui, prendre la mer et découvrir le monde n’avait plus aucun intérêt. Parce que sans Sinbad, il n’était pas Kale.

L’aiguille s’enfonça dans les chairs avec précision et Sinbad tressaillit. Kale lui lança un regard sombre accompagné d’un claquement de langue agacé. « La prochaine fois, quand je te dirai que j’ai un mauvais pressentiment, tu m’écouteras, » marmonna-t-il avant de se reconcentrer sur sa tâche. Un ricanement lui répondit et il choisit de l’ignorer, préférant terminer ce qu’il faisait. Une fois satisfait, il s’empara de la bouteille de rhum que Sinbad était en train de vider joyeusement pour verser de son contenu sur la plaie recousue. Pris par surprise, Sinbad bondit presque et ce fut au tour de Kale de ricaner. Il porta la bouteille à sa bouche et en but plusieurs gorgées avant de se laisser tomber à côté de son cadet, l’air soudainement las. Ils avaient vraiment eu chaud, cette fois-ci. L’on pourrait penser qu’ils s’étaient habitués à se retrouver dans les pires situations, mais ce n’était pas le cas. Qu’importe ce qu’il pouvait advenir, ils ne s’habituaient jamais à la perte de compagnons ni même aux situations désespérées. Ils avaient seulement appris à se démener plus furieusement encore pour survivre.
Il sentit Sinbad se rapprocher de lui, collant son épaule contre la sienne avant de s’emparer de la bouteille pour en boire à son tour. Le breuvage lui tira une grimace et il observa le liquide d’un air sceptique. « Il est vraiment mauvais, » dit-il alors et Kale esquissa un sourire en coin. « Et dire qu’il s’agit peut-être du dernier rhum que tu auras volé et bu, » le taquina-t-il en glissant un regard amusé vers lui. Le plus jeune grimaça de nouveau. « J’espère vraiment que nous allons nous en sortir, alors. » Kale hocha la tête et appuya sa tête contre le tronc d’arbre derrière lui. Au-dessus d’eux, le ciel était éclairé par la lune et les étoiles, une vision qu’ils avaient souvent admirée mais dont ils ne se lassaient jamais. « Nous trouverons une solution demain, » assura Lemiraculé en fermant les yeux. « Si ce rhum ne nous a pas tués avant, » répliqua Sinbad avant de mieux se caler lui aussi. Un léger rire lui échappa et Kale enfonça un peu son épaule dans celle de son cadet. « Il faut plus que ça pour nous tuer, » conclut-il et l’autre sembla approuver.
Après tout, il n’y avait plus qu’eux. De l’équipage originel, de tous les hommes qu’ils avaient recrutés par la suite pour remplacer les absents, il n’y avait plus qu’eux deux. Le mauvais sort semblait s’acharner sur eux et pourtant, ils étaient les seuls à toujours s’en tirer. C’était peut-être ça, leur malédiction. Survivre à tous les périls pour voir les autres succomber. Kale s’ébroua légèrement et préféra cesser d’y penser. Il avait choisi son destin et il n’avait pas l’intention de lui tourner le dos. Il tenait ses promesses, quoi qu’il advienne.

L’Ecorchée filait à vive allure sur une mer agitée. Les bras croisés sur son torse, Kale observait l’horizon avec un sourire satisfait. Le soleil était déjà haut dans le ciel et le réchauffait d’une manière presque réconfortante. Il voulut se tourner vers le gamin qu’ils avaient recruté un peu plus tôt pour lui demander ce qu’il en pensait et le retrouva penché par-dessus le bastingage en train de gerber tripes et boyaux. Le plus âgé se mit à rire bruyamment et se rapprocha d’Hansel pour lui coller une tape dans le dos. « Déjà ? T’auras pas tenu bien longtemps, gamin, » s’exclama-t-il avec un large sourire. Denougatine leva des yeux vitreux vers lui et voulut répondre mais un nouveau haut-le-cœur le secoua. « Un p’tit coup de gnole pour te rincer le gosier ? » lui demanda Kale d’un air innocent et Hansel replongea la tête par-dessus le bastingage pour vomir de nouveau. Lemiraculé ricana et lui frotta gentiment le dos avant de s’écarter de lui pour se retrouver face à Sinbad qui le fixait d’un air faussement désapprobateur. « Quoi ? » fit Kale en écartant les bras sans pour autant retenir un petit sourire amusé. « Tu sais que tu leur fais la même chose à chaque fois ? Tu ne te lasses donc jamais ? » lui demanda Sinbad et l’aîné fit mine de réfléchir.
« Si encore ça ne fonctionnait pas, je pourrais venir à m’en lasser, mais franchement, avoue que c’est drôle, » dit-il en désignant Hansel qui avait cessé de vomir pour se laisser glisser le long du bastingage, plus vert encore qu’un ogre. Sinbad leva les yeux au ciel mais il souriait également. Kale le regarda s’éloigner et reporta son attention sur l’horizon. Pour être tout à fait honnête, il avait été réticent, au début. Une fois l’Ecorchée prête à prendre la mer, il s’était montré extrêmement sceptique face aux nouvelles recrues que Sinbad lui avait présentées. Lui qui n’avait jamais fait la fine bouche auparavant, il était devenu extrêmement tatillon et cela avait inquiété son ami. Mais la raison était simple, Kale avait vu trop de ces gamins aux rêves plein la tête finir étripés ou happés par les profondeurs de l’océan. Alors il était devenu difficile, ne souhaitant sélectionner que ceux qui auraient la chance de s’en tirer. Ceux qui pourraient survivre sans avoir toujours à compter sur Sinbad qui ployait déjà sous le poids de la culpabilité.
Ce gamin-là, Hansel, Kale n’y croyait pas. Pas parce qu’il était en train de crever à cause du mal de mer, c’était arrivé aux meilleurs d’entre eux, mais il ne semblait pas fait pour cette vie. Comment allait-il finir ? Une sale maladie, une mauvaise plaie qui s’infecte, par-dessus bord à la première tempête ? Avec un soupir, Kale se tourna vers Sinbad qui bavardait avec Lorcan un peu plus loin. Un poids de plus, un autre vide à remplir de remords et de désespoir. Croisant de nouveau les bras, il se promit de protéger le gamin. Il ne pouvait pas en laisser un autre y passer, pas encore.
Kale afficha une moue et secoua la tête vivement. « Naaaaaan, » dit-il avant d’appuyer son menton dans le creux de sa paume. Il lorgna sur l’être qui avait posé son derrière sur les genoux de son Capitaine, les yeux plissés. Il sembla réfléchir, hésiter, puis secoua de nouveau la tête. « Homme, » affirma-t-il, l’air sûr de lui. Lorcan reposa sa chope sur la table dans un claquement violent, manquant de renverser la moitié de son contenu et s’essuya d’un revers de manche crasseuse. « Femme, » répliqua-t-il, catégorique. L’aîné émit un claquement de langue désapprobateur et son visage s’éclaira en voyant une silhouette familière passer par-là. Il saisit le bras d’Hansel et le tira vers lui vivement. « Hé, Denougatine, homme ou femme ? » Le plus jeune cligna des yeux, l’air de ne pas comprendre son supérieur. « Pardon ? » fit-il en regardant les deux hommes éméchés. Kale afficha une mine agacée. « Là-bas, sur les genoux du Capitaine, homme ou femme ? » répéta-t-il d’un air parfaitement sérieux.
Hansel ouvrit la bouche, l’air un peu bête, puis tourna la tête en direction de Sinbad qui s’esclaffa joyeusement au même moment. « Euh, je dirais femme, » dit-il comme s’il s’agissait d’une évidence et Lorcan lâcha un « AH HA ! » plein de suffisance. Alors Kale grogna et força Hansel à s’asseoir à côté de lui. « Regarde mieux qu’ça ! » siffla-t-il entre ses dents et le plus jeune sembla soupirer mais s’y attela tout de même. Il observa la jeune femme – non ? – d’un œil critique et secoua la tête. « Toujours femme, » dit-il d’un air presque désolé et Kale lui passa un bras autour des épaules avant de faire de même avec Lorcan, pour les rapprocher tous deux de lui. « Et ça, les jeunes, c’est pourquoi je ne vous laisse pas draguer seuls, » conclut-il d’un air particulièrement suffisant.
Il les libéra et se mit à rire bruyamment tandis qu’Hansel et Lorcan échangeaient une mine confuse avant de regarder de nouveau l’être qui bavardait joyeusement avec leur Capitaine. Non, vraiment, ils ne voyaient pas du tout ce que Lemiraculé voulait dire. Mais lorsque Kale fit signe à la jolie tavernière replète de leur apporter trois nouvelles bières, ils décidèrent que ce n’était pas bien important.