« Alors… je vais prendre un macchiato caramel avec extra crème, extra caramel et un supplément de bave de crapaud. Oh et ajoutez-moi un petit muffin blé entier – potiron. Je fais attention à ma ligne, v'voyez… »

Cinq minutes. Cinq minutes à regarder le menu qui ne change jamais, à se demander ce qui la ferait moins grossir, alors que bon, avouons-le, elle prend du poids en respirant, la pauvre madame Gédégrossesmich. C'est pas comme si ça me surprenait en même temps. C'est la routine. Les clients qui se posent des questions existentielles alors qu'il ne font que s'acheter du café pour emporter chez Farbucks, ça me pousse à me demander comment j'ai pu en arriver là. Fanchon Pasdchance, le nom le dit. Déjà quarante-et-un ans au compteur et toujours pas de veine dans la vie. Et pourtant, j'ai eu un bon début, faut pas croire que je sois née dans la misère dans un village tout pourri. Enfin, si quand même. Faudrait peut-être commencé du début, question de ne pas trop vous perdre et vous mettre en contexte.

Flocombe, une petite ville dans le royaume de Yasen, là où il fait froid vivre. J'ai grandi dans une famille aimante, le truc bien classique. La petitesse de la maison était proportionnelle à la capacité de ma mère de procréer. On s'y sentait à l'étroit, mais bien au chaud. Huit filles. Et pas un seul garçon. La dépression de mon père, je vous dis pas. Il aurait bien voulu avoir un petit gars, question de reprendre les rênes de l'entreprise familiale. On donne dans le mouton, donc la laine et le lait de chèvre, ça nous connaît. Même avec les bêtes et les produits dérivés, on n'arrivait pas trop à joindre les deux bouts à la fin du mois quelques fois. Et puis tout le monde sait que ça caille là-bas, alors je peux vous dire que le paternel a bûché dur pour arriver à toutes nous nourrir convenablement et garder un toit sur nos têtes pendant les longs hivers qui s'y enchaînent sans laisser place aux autres saisons.

J'étais – et je suis toujours – l'aînée de la fratrie, ou de la sisterhood, c'est plus véridique et tellement plus classe. À ce titre, je n'avais pas énormément de temps pour moi, étant à temps plein une mère de substitution, ainsi que l'assistante aux soins des moutons, la copine de jeux, la sous-chef en cuisine, et puis tout quoi, en fin de compte. Dans mes moments de solitude, je m'amusais à lire un livre, ou bien à coudre une jolie robe – ou tricoter, vu la quantité de laine qui traînait à la maison. Ce n'était pas tous les gamins du coin qui savaient lire, la plupart étant trop occupés à travailler à la ferme ou à fonder une famille – si si, c'est limite moyenâgeux, mais bon, c'est pas Fort Fort Lointain non plus hein. On se comptait donc chanceuses d'avoir appris à lire avec notre mère. Elle racontait que dans sa jeunesse, elle avait travaillé dans une famille de nobles du coin qui vivaient dans un manoir fort imposant pour des paysans comme nous. Elle s'était liée d'amitié avec une dame de la résidence et, de fil en aiguille, elle lui avait appris à lire pour passer le temps, une leçon qu'elle nous passait à son tour.

Les années passaient vite, sans qu'on les voit filer. De gamine joueuse, j'étais devenue éleveuse de moutons de seize printemps. Le travail me plaisait bien, en fait, j'adorais côtoyer les moutons de l'aube au coucher du soleil. C'était éreintant, mais rien n'était plus gratifiant que le bain du soir. Ce moment où je pouvais enfin m'immerger complètement sous l'eau savonneuse pour me décrasser la carcasse. Et si j'étais gentille, j'avais en bonus une séance tressage de bouclettes avec les douces mains de ma mère, puis j'enfilais une de mes robes confectionnées par mes dix doigts, pour me sentir jolie l'espace d'une nuit. Ces soirs-là, je me mettais au lit tellement tard que j'avais peine à me lever à l'aurore. L'excitation était telle que j'en perdais le sommeil. Une princesse, une vraie.

Puis la routine reprenait au soleil levant, encore et toujours. Mais voilà qu'un beau jour, la routine avait laissé place à un événement perturbateur qui allait chambouler mon existence à jamais. « Fanchon viens ici tout de suite! » La voix dure de mon père avait retenti sur toute la ferme, me forçant à aller le retrouver, le coeur débattant dans ma poitrine et le souffle court. À chaque pas, je sondais mon esprit à la recherche d'un quelconque acte répréhensible dont j'aurais été l'auteure, sans résultat. Mon père n'était pas seul, un homme au visage familier l'accompagnait. C'était le bûcheron du coin. À ce moment-là, je ne savais pas encore que mon père n'avait pas pu régler sa dette auprès de son fournisseur de bois habituel. Mon coeur n'avait pas encore chaviré en apprenant qu'on avait offert ma main en guise de paiement. Je n'avais pas encore compris que la rudesse dans la voix de mon père n'exprimait pas sa colère envers moi, mais plutôt son désarrois à l'idée de m'envoyer loin de chez moi avant le temps. Mes yeux n'avaient pas encore formé ces larmes de détresse et je ne les avais pas encore retenues devant ce prétendant qui me répugnerait. Et je n'avais pas encore ressenti ce soulagement lorsqu'on m'apprendrait que j'allais épouser son fils qui donnait dans les dix-huit balais.

Une autre nuit mouvementée à espérer, à rêvasser, à croire que mon jour était enfin venu. J'allais trouver l'homme de ma vie, mon prince à moi. Je ne rêvais pas encore d'or et d'argent, mais simplement d'amour, en bonne poire dans la fleur de l'âge. J'en ris encore d'avoir pu être à ce point sotte. Même en passant mes journées dans la boue à travailler comme un bœuf pour garder des moutons, je cultivais naïvement l'espoir de trouver le bonheur éternel. Pathétique.

Mon prince? Blaise Pasdchance, un bûcheron – comme son père, fallait s'y attendre en même temps – qui ne savait ni lire ni écrire. Il ne maniait que la hache et les cuisses de dinde avec adresse, tout le reste n'était que balourdise ou d'une grossièreté gênante, à l'image des noces et du mariage qui avaient suivi. Mon seul réconfort à ce jour est de ne lui avoir offert aucune descendance lui ressemblant trait pour trait, les gosses n'auraient été qu'une source de déception de plus j'imagine. Ou c'est peut-être ce que je préfère me dire quand j'ai la nostalgie du ventre rond. Oh, n'allez pas croire que mon mari ait été négligé pour autant. Si mon affection pour lui a diminué au cours des années, je n'ai pourtant pas cessé de remplir mes obligations d'épouse dévouée – pourvu que nous soyons assez sobres pour que l'exercice fonctionne. Autant vous dire que le vin a pris la place du sang dans nos veines et que les galipettes sont choses du passé. Bref, je vais vous passer les épisodes inintéressants de ma vie à ses côtés, à l'exception d'une petite histoire dont vous aurez peut-être eu vent.

Je me souviendrai toujours de ce regard empli de fierté. Môsieur, dans un élan de générosité, avait décidé d'offrir le gîte à un vieillard qui tremblotait de froid dans son manteau usé. Une tasse de thé et un bon siège près du feu, l'homme frigorifié semblait se mettre à son aise. Profitant de cet instant de silence, mon époux m'attira dans un coin reculé de la maison pour m'apprendre une nouvelle incroyable. « Tu me surprends là, toi qui n'offres pas l’aumône au pauvres d'ordinaire! Que nous vaut cette nouvelle générosité? » Je me doutais bien qu'il y avait anguille sous roche, après tout, il n'était pas de ces hommes débordant de chaleur humaine et d'empathie. J'avais même souvenir de ces fois où il m'avait sermonnée lorsque, de bonté de coeur, j'échappais dans une main tendue un schilling ou deux. « Femme, tu ne devineras jamais ce que le vieux bouc m'a promis en échange d'un bon feu et d'un lit douillet pour la nuit! » Sans attendre, il cracha le morceau : trois souhaits, quels qu'ils soient. Selon son récit, le vieillard l'avait trouvé dans les bois alors qu'il maudissait le ciel qui ne pas lui accordait pas ce dont son coeur se languissait. Le vieil homme s'était présenté comme un sorcier aux pouvoirs extraordinaires, mais dont les doigts gelés et le ventre vide empêchaient d'exécuter dignement sa magie. Saisissant cette occasion sans pareille, Blaise avait ramené le sorcier à la maison, salivant déjà à l'idée de changer de vie. « On va être riches mon cher. Un Happy Ending, enfin! Oh, mais… Faudrait dormir là-dessus, question de trouver la bonne formulation des souhaits, on voudrait pas se tromper. » Le sourire béant, j'arrivais presque à trouver du charme à cet homme qui m'avait répugnée depuis notre première rencontre. Mais voilà qu'il ouvrit la bouche, brisant d'un seul son tout l'éclat que j'avais pu lui inventer quelques instants plus tôt, fidèle à son habitude. « Pfffff, c'est bien les femelles ça, toujours attendre, réfléchir. On va voir. T'es con, Fanchon, même si tu t'sens plus mieux avec tes livres et ton éducâtiooon! » Et dans un élan de colère, il avait pris place près du feu. Ses joues s’empourpraient à vue d'oeil; la rage montait en lui à chaque respiration. Devant la réaction enfantine de mon époux, j'avais préféré retourner aux fourneaux pour mettre la touche finale sur mon potage de choux et courges, le pire de tous mes repas selon l'autre gamin boudeur. Je dois avouer qu'il n'y a rien de mieux que le visage défait de son mec quand il découvre que son dîner sera aussi dégueulasse que du vieux jus de chaussettes de troll. Il reconnaît même l'odeur lorsqu'il revient du boulot, sans même voir le chaudron. J'imagine que ça n'a pas aidé son humeur ce soir-là. Oui bon, je m'écarte. *ahem* Tout cela pour dire que peu rassasié par cette horrible mixture, Blaise en était venu à souhaiter ardemment pouvoir festoyer auprès du feu avec un bon boudin. À voix haute. À côté du sorcier. Brillant.

Sans se faire attendre, des braises émergea un long serpentin de boudin, se tortillant rapidement jusqu'à moi. Je m'étais mise à hurler, plus de colère que d'effroi – bien que du boudin animé, c'est fort impressionnant, je vous assure – voyant que mon homme avait tout bêtement gaspillé un souhait si précieux que nous avions d'un commun accord gardé pour le lendemain. « Par la barbe de Merlin! Tu peux avoir tout ce que tu veux, Ducon, et tu demandes du boudin comme si tu étais chez le boucher? Garde tes souhaits pour demain, ils n'en seront que meilleurs, pardi! » Fulminant déjà contre moi, il laissa aller un autre vœu, encore plus sot que le premier. « Du boudin, du boudin. Je t'en ferrais bien pousser une aune au bout du nez! » Une horrible douleur au nez me prit soudainement. Ma main sur le nez, je le sentais s'allonger rapidement, jusqu'à mes genoux, puis se balancer doucement tout au bout de mes narines. Si la colère s'était emparé de moi depuis plusieurs minutes, les cris de Blaise étouffaient bien mes moult protestations. Lui qui me trouvait si belle – comme plusieurs hein, je suis pas non plus déplaisante à regarder namého – il n'appréciait pas trop le boudin dans ma belle petite tronche de jouvencelle. Si bien que son dernier souhait avait été de me rendre mon éclat d'antan – entendre ici quelques minutes avant l'affreux souhait. Ni lui ni moi ne pouvions nous imaginer roi et reine d'un royaume ou bien riches nobles de Yasen avec une dame si laide. C'était impensable. Et pour le sorcier, ce fut coup de pied dans le troufignon et hop, à la porte en pleine nuit. La charité, la charité, on veut bien, mais faut pas se foutre du pauvre monde non plus.

Voilà trois souhaits bien ridicules qui n'avaient su nous enrichir que d'un boudin bien menu face à tout ce que nous aurions pu avoir en bout de ligne. Après cette mésaventure, je dois dire que le temps était encore plus morose qu'au début de notre union. Une petite dépression, v'voyez? Entre le mari qui râle toujours et le village qui se moquait de moi, c'était pas rose tous les jours. Parce que oui, un soir de beuverie dans les règles de l'art, Blaise s'était livré à ses comparses bûcherons à propos de notre histoire de boudin, ce qui avait fait le tour de Flocombe. Les blagues de nez péninsulaire, ça me connaît désormais. Au point où, si par malheur, vous décidiez de pousser la rigolade sur ce sujet, il se pourrait que je vous brise le vôtre de nez. Enfin, je dis ça, je dis rien.

Économiquement, on galérait également. Si bien qu'un jour, j'en ai eu marre d'attendre que Blaise se bouge pour aller chercher des contrats pour vendre ses cordes de bois. Je me suis rappelé de l'histoire de ma mère en fait, celle de son amitié avec une noble jouvencelle du coin. Je vous épargne les détails de marchandage, ce n'est pas très intéressant, mais ce que je peux vous dire, c'est qu'après une rencontre avec le Marquis et sa dame où je m'étais présentée, expliquant qui était ma mère, et j'avais offert un prix dérisoire pour le bois, sûre de battre à plate couture la compétition des environs, je retournai chez moi, un contrat ridicule en poche et un sourire étincelant scotché sur le visage. Blaise était devenu leur bûcheron attitré et moi, j'occupais un poste des plus prestigieux : celui de gouvernante auprès de mademoiselle Ballaupuits. En gros, je pliais du linge, je lui préparais son thé à son goût et je lui réparais ses robes, rien de bien grisant, mais ça me donnait l'impression d'être l'une des leurs. Et au fil des années, cette impression s'était transformée en une tangible amitié sincère avec Aalis et sa mère, de qui j'étais très proche désormais. De gouvernante à confidente, j'étais propulsée dans la jet-set de Flocombe. J'adorais être invitée à des soupers où on me regardait comme si j'étais faite d'or et où le vin coulait à flot. J'aurais tout donné pour vivre ainsi jusqu'à la fin des temps, j'avais enfin trouvé ma bonne étoile. Jusqu'au jour où l'accident se produisit. Sproutch. Voilà le dernier son produit par la grenouille. Inaudible, mais horrifiant. Elle était si rapide, si petite, je ne l'avais pas vue passer sous mon pied vu la pile de linge que je trimballais ce matin-là. Oh mais non, ce n'était pas possible. Non, je refusais qu'on me relègue à mes fourneaux de souillon au fond des bois, seule avec Blaise. Seule avec ma misère et mon désarrois. Non, je voulais garder ma place, vous comprenez? J'avais travaillé si fort pour en arriver là, je ne pouvais pas l'avouer. Satanée grenouille, elle ne me coûterait pas mon rêve! Quand Aalis m'interrogea, je n'avais trouvé mieux que de cafter honteusement mon époux, une cible parfaite. Lui qui passait par là avec du bois et qui, gros et gauche comme il était, avait malencontreusement écrasé la petite créature. J'avais pleuré, je m'étais excusée mille et une fois et m'étais réjouie lorsqu'on m'avait annoncé que je pouvais rester, tout comme mon mari, mais qu'il devrait faire plus attention dorénavant.

Puis tout reprit son cours normal, jusqu'à ce qu'on m'annonce un voyage. Fort Fort Lointain, la ville de tous les rêves. Je fantasmais déjà à l'idée de côtoyer tout ce beau monde. Le voyage serait extraordinaire. Adieu la vie de misère, bonjour la capitale! Blaise ronchonnait, mais je m'en foutais éperdument. Je, me, moi, enfin. Il me le devait bien, après toutes les conneries qu'il avait faites. Un voyage de filles, tout ce qu'il y a de plus excitant. Au revoir les hommes, on refait nos vies là où la baguette magique est reine et où le bonheur déborde de partout. J'entendais la voix de Marraine qui me proposait d’exaucer mes souhaits et le silence de Blaise. Il ne me volerait pas mon happy ending cette fois-ci! Je n'arrivais plus à dormir tellement je comptais les jours avant le départ et je planifiais mes vacances. J'avais plus de difficulté à dire au revoir à mes parents qu'à mon époux, lui que je laissais derrière volontiers. Ma valise était prête, je n'avais que trois fois rien à prendre avec moi, que quelques robes faites main, une petite boîte de souvenirs et un coeur plus léger que jamais. Je ne me doutais pas encore que je perdrais une précieuse amie à mi-chemin vers la capitale. La pauvre Aalis, sans mère pour s'occuper d'elle, je m’efforçais de l'épauler du mieux que je pouvais, cachant mes larmes et mon chagrin pour ne pas en rajouter sur le tas. Mon seul réconfort était de savoir qu'elle avait encore son paternel pour s'occuper d'elle et qu'il serait encore possible de mener à terme notre projet avec les fonds du Marquis. Des fonds dont on ne vit pas la couleur vu la vitesse à laquelle il avait tout flambé par dépit et tristesse. Sur la paille, sans personne vers qui se tourner, j'ai fait l'incroyable : écrire à ma mère pour qu'elle prévienne mon illettré de Blaise. Sans argent, il valait mieux avoir un garde du corps à nos côtés, sait-on jamais.

Et nous voici à la fin de l'histoire. Deux appartements voisins, des dettes et de la misère, mais aussi de beaux moments. On est comme une petite famille recomposée qui s'aime par la force des choses. Faut bien voir la réalité en face, on est destinés à être poisseux, pas heureux. Résultat des courses : Blaise qui bûche aux alentours de la ville et qui vend son bois aux marchands, Aalis qui fait du ibou rose pour gagner sa croûte et son indépendance et moi, barista au Farbucks. Et elle est où Marraine avec sa baguette magique? Elle m'entend pas pleurer ou elle fait la sourde oreille? À ce point-ci, je m'en moque éperdument, y'a rien à faire. J'ai vraiment pas d'chance, c'tout.