Nemo avait passé la matinée sur son bateau, à aider ses marins qui tentaient de le remettre à neuf. Il était épuisé et comptait passer par la Sirène Amputée, boire une bière bien fraîche et aller se reposer chez lui. Il était d'assez bonne humeur, plutôt content de repartir en mer bientôt et il verrait Marie avant son départ. Tout allait bien. D'un mouvement de tête, il fit craquer ses cervicales et poussa un soupir d'aise. Il descendit de son bateau et se mêla aux gens sur le quai ; la foule était dense, un autre bateau était sûrement arrivé ou allait partir. Fouillant dans sa poche à la recherche de quelques schillings, le capitaine ne fit pas attention à ce qui l'entourait et rentra dans quelqu'un. Il était sur le point de s'excuser mais, levant les yeux, il se ravisa. Le temps semblait s'être arrêté autour d'eux et tous les souvenirs de ses années de simple matelot lui revinrent en mémoire.

« Sinbad... » Son pire ennemi, l'homme qui l'avait guidé dans des expéditions désastreuses. Vu son air, il était toujours capitaine. Un regard aux bateaux lui fit apercevoir L'Ecorchée qui se tenait là, fébrile, soumise au vent. « Ton bateau est toujours debout, c'est étonnant. » Il n'avait rien à lui dire en particulier, mais il ne pouvait pas le laisser filer comme ça. Pas après ce qu'il lui avait fait subir. C'était inimaginable qu'un équipage lui fasse confiance et pourtant, des hommes s'affairaient activement sur la vieille bâtisse. Il lui lança un regard de dégoût avant de détailler l'homme devant lui. Il n'avait pas changé. Toujours le même regard, froid, dur, et probablement le même cerveau : inutile.

« Je vois que tu as réussi à t'en sortir, de cette île maudite. Combien d'hommes as-tu perdu là-bas, rappelle-moi ? » Il faisait danser les schillings dans ces mains, le regard empli de haine. Cette dernière expédition à bord de son bateau avait été un échec total, une boucherie, même. « C'est étonnant qu'un équipage puisse encore te faire confiance. Mais ça ne m'étonne pas - après tout, de quoi vis-tu ? Du marchandage illégal, non ? » Oh, les rumeurs, il les avait entendues. Ça ne l'étonnait guère. Sinbad était une pourriture, moisie jusqu'aux os. Il était riche, certes, mais tout l'argent qu'il avait amassé était sale. Comme lui.

Ce n'est pas qu'il avait prévu de perdre son temps avec lui, il était même plutôt pressé, mais il en pouvait s'en empêcher. C'était viscéral, de lui faire comprendre à quel point il avait merdé, à quel point il n'avait pas été digne de son titre de "capitaine". Il ne l'était sûrement pas plus aujourd'hui.

Nemo et Sinbad

À nos vies de merde, dans ce monde de merde, qui tire à sa fin.

Qu'on se le dise, l'existence d'un capitaine n'est pas aussi paisible qu'elle y paraît au premier regard. Bien au contraire, en plus d'avoir à diriger des hommes, il y a des paperasses à remplir autant que des tâches à accomplir, certes, ce n'est pas laver le pont avec toute l'huile de coude possible ou encore dégager la coque des éventuels crustacés qui ont voulu élire domicile. Toutefois c'est une chose parmi tant d'autres, et quand bien même Sinbad voudrait passer son existence les pieds en éventail sur des îles paradisiaques, parfois il doit retomber sur la terre ferme et accomplir avec justesse et rapidité ce qu'on lui a confié. Des cordages avait dit ce bon vieux Lorcan à la crinière de lion, il lui faut des cordes aussi longues et résistantes que possibles, probablement à cause des méfaits de leur dernière expédition. C'est pas tant qu'il avait poussé à la mort son équipage cette fois-ci, c'est plutôt qu'une tempête s'était annoncée, pas bien violente, pas très douce non plus elle avait eu raison de quelques voiles. Inspirant longuement en regardant l'intérieur de la petite boutique sentant la mer à plein pif, il sort quelques schillings de sa bourse pour payer le commerçant édenté aux yeux hagards, qu'il remercie par ailleurs d'un petit hochement de tête. La fibre épaisse glissée sur son épaule, il en ressort sans rien ajouter de plus, voyant de loin les bateaux qui reviennent, partent, dans une danse qui leur est parfaitement unique. Sa mine réjouie le lâche pas d'une semelle, il se dépêche même plus qu'à l'accoutumée pour retrouver les visages qui donnent de la vie à ce vieux rafiot galérien - à ne pas en douter, il pourrait passer pour un fantôme si des rires ne se faisaient pas entendre à l'intérieur. Arrivé ou presque, c'est une personne qui lui fonce dedans. Et à la vue des traits qui se déforment dans une grimace dépitée, Sinbad ne fait guère attention à son prénom prononce par ces lèvres charnues quoique joliment rosées. Haussant les sourcils, il voudrait en glousser d'impertinence. Bien sûr, il fallait qu'il retombe sur ce personnage un jour ou un autre, lui qui avait lâchement abandonné son capitaine et son second alors qu'ils étaient traités en esclavage. Jusqu'à aujourd'hui, le mercenaire malchanceux n'a jamais découvert comment il a réussi à se faire la malle aussi facilement. « Ton bateau est toujours debout, c'est étonnant. » Avec Nemo Quatrevents, pourquoi s'attarder sur les politesses quand il est possible de piquer à vif ? Vraiment, il aurait été plaisant de le voir sous un autre jour, même qu'il se mette à ses pieds pour que la légende des sept mers le pardonne. Ce serait trop demander, trop simple surtout. Ne répondant rien, gardant son dos droit et sa tête bien redressée, il le surplombe d'à peine quelques centimètres - bien qu'intérieurement, il souhaiterait être un géant pour l'écraser sous ses grandes bottes. « Je vois que tu as réussi à t'en sortir, de cette île maudite. Combien d'hommes as-tu perdu là-bas, rappelle-moi ? » Sans compter les six autres drames, à peu près une dizaine qui hantent ses nuits les plus sombres. Très fin de lui rappeler à quel point il s'est planté sur toute la ligne, qu'effectivement quitter Afshin pour d'autres horizons n'était pas la bonne idée. Il perd pas la face pour autant, restant humble bien que pédant. C'est ce qu'il cherche, et c'est tout ce dont le capitaine de la flotte royale a besoin - enfin un adversaire digne de ce nom. Pugnace, galeux, sous cette apparence de caniche dorloté répondant au nom de Kiki se cache un bulldog bavant aux iris fous.

« C'est étonnant qu'un équipage puisse encore te faire confiance. Mais ça ne m'étonne pas - après tout, de quoi vis-tu ? Du marchandage illégal, non ? » Bravo, quelle intelligence, quelle perspicacité, peut-être devrait-il lui offrir une médaille trouvée lors de ses nombreuses escapades - il en serait content, sans aucun doute. Dans son esprit sa voix rauque résonne à l'instar d'un brouhaha indéchiffrable, que de beaux mots pour ne rien dire finalement, si ce n'est chercher à piquer son honneur - qui est tout sauf intact. Inspirant profondément, tout en jetant un regard dédaigneux sur cet homme qui jadis était sur son ancien navire - dorénavant en morceaux - il se surprend à remarquer cette différence, ce fossé qui se creuse entre les deux. Voilà un pirate face à son bourgeois tout aussi féroce, il ne doit pas avoir bien des cicatrices - ce serait trop faire pour Nemo qui bien que sachant se battre, préfère la fuite. Haussant les épaules, un rire sec s'évade de ses lèvres, attisant à peine la curiosité de quelques passants. Marchandage illégal, ce n'est pas bien nouveau, après tout étant considéré comme la main droite du dirigent même du marché noir caché dans la capitale, il ne saurait en profiter autrement. « Je trouve que tu as la langue bien pendue pour un traître. Mon grand, mon cher Nemo. » Son prénom, ça lui refilerait presque la fièvre de le prononcer ou lui donner envie de dégobiller sur les pavés crasseux du quai. Montrant ses dents de la manière la plus hypocrite possible et croyable sur le royaume, c'est dans un mouvement délicat du bras qu'il remet correctement ses cordes sur son épaule. « Va savoir ce qui est vrai ou faux, c'est toi qui te tortures l'esprit à me poser de telles questions, pas moi. Je n'ai rien à me reprocher. » Et rien à prouver par extension. Fronçant quelque peu les sourcils, sa tête se penche sur le côté lui donnant une mine de marmot fier de sa connerie. S'abaisser à son niveau en cherchant de quoi lui briser le coeur ? Faudrait-il encore qu'il trouve un moyen d'en faire de même pour le pirate balafré. Il ne veut pas s'abaisser à son niveau, considérant qu'il vaut mieux que cette raclure dotée d'une parole aussi creuse que fausse. Se raclant la gorge, c'est dans un pas qu'il rajoute légèrement. « Malheureusement je ne peux rester plus longtemps, j'ai bien mieux à faire que discuter avec un lâche pompeux. Une prochaine fois peut-être, quand nos routes se recroiseront à nouveau. » Le pardon est divin dit-on, et pour le moment il ne compte pas lui accorder une once de pitié. Il le regardera toujours ainsi, tel un moins que rien qui à la place de se sacrifier pour autrui, préfère laisser les autres dans la panade en leur jetant une dernière oeillade dégoulinante d'arrogance. Un frisson lui traverse le corps sous un vent froid qui vient se glisser dans les manches de sa redingote, il reprend sa route lentement - probablement pour lui montrer à quel point il se fout de ce qu'il devient, de ce qu'il est actuellement et qu'il espère qu'un jour, il aura le revers de sa pièce. Si Kale avait été parmi les victimes, il lui aurait certainement fait payer cet affront, vengeant le décès de son ami d'enfance. Toutefois rien n'y a fait, et même si à la réalité, ils ne sont que trois à avoir survécu à cette île peu cocasse, c'est un début à tout - et tant qu'y'a de la vie, y'a de l'espoir. Ah Nemo, qu'il retourne donc faire mumuse avec ses épées en plastique et qu'il laisse les grands faire de vrais exploits.

Oh, il avait vu son regard flancher à la mention de leur dernière escapade ensemble. Il avait été immature sur ce coup-là, leur expédition s'était faite au hasard. Sinbad n'a jamais eu de plan, de trajectoire. Le hasard. Sa vie se tenait à cette notion, apparemment. Tout comme son bateau - c'était un véritable hasard que celui-ci flotte toujours. Il ne lui répondit pas immédiatement, le capitaine. Non, il préféra sans doute tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler - cela ne lui faisait pas de mal. Les conneries qu'il débita néanmoins fit comprendre à Nemo qu'il aurait mieux fait de la tourner encore un peu.

Un traître, lui ? Parce qu'il avait voulu sauver sa peau ? Tombé dans un enfer à cause de Sinbad lui-même ? Il était peut-être un traître, oui, mais pourquoi aurait-il voulu sauver un homme qui avait causé la perte d'autant de vies ? Non. Il n'en valait pas la peine et il aurait mieux fait de mourir sur cette foutue île.
Et il se défile. Il veut partir. « La culpabilité te pousse à fuir, Sinbad ? Est-ce que tu vois en moi le nombre d'hommes que tu as perdu cette nuit-là ? » Il le laisse partir - qu'il s'en aille, pour ce qu'il en a à faire. De toute manière, Nemo est certain qu'il l'entend encore. « Le traître que tu vois ici, est un des seuls qui a pu sauver sa peau cette fois-ci. Les autres, à part toi et Kale, sont mort. Tous. Pas une âme de ton équipage ne vit encore sur cette île. »

Il ne criait pas, cela n'en valait pas la peine. Sa voix était calme, posée, mais ses yeux reflétaient l'horreur qu'ils avaient vécus. Ses pupilles étaient dilatées, son souffle erratique. Les pires instants de sa vie. Pour un homme qui n'en valait pas la peine. « Alors fuis, va, emmène ton équipage là où tu nous a emmenés. C'est vrai que tu sais tellement bien manier ton bateau, Sinbad. » Nemo n'était pas en colère, non, mais plein de regrets et de haine. Oh, de la haine, il en avait.

Il avait eu ses torts, il l'admettait. Après tout, Kale n'avait rien à voir, si ce n'est la relation douteuse qu'il entretenait avec Sinbad. Il aurait pu sauver l'homme et laisser le capitaine seul mais, en bon chien qu'il était, il serait probablement resté sagement à ses côtés. « Nos routes ne se croiseront plus, je l'espère. Parce que te voir encore vivant me dégoûte. » Il cracha à ses pieds et resta planté là.

Il ne devait pas se chercher une bière, Nemo ?

Nemo et Sinbad

À nos vies de merde, dans ce monde de merde, qui tire à sa fin.

Ses paroles continuent de fuser dans l'air. Cette teigne est du genre coriace, à l'instar d'une maladie qui se glisse sous la peau, ou d'un nuisible dont on doit se débarrasser. S'il avait été roi, nul doute qu'il l'aurait accusé de trahison, lui offrant sur un plateau d'argent la peine de mort comme il se le doit. Probablement pendu, voire même décapité, il aurait pris un malin plaisir à voir son âme disparaître de son corps - si seulement il en a une, là encore, la question peut se poser. Dos à lui, il s'arrête dans son retour imminent, remarquant que bien évidemment il ne compte pas s'en arrêter là. Venant de Nemo Quatrevents - ou la vantardise incarnée - ce n'est même pas totalement étonnant, du peu de souvenirs qu'il a du matelot qu'il était sur son ancien navire, il n'en a gardé que des gourdes. Oh certes une bonne volonté, toutefois il ne convenait pas tellement à l'idée qu'il se faisait d'un bon type de son équipage, non, il avait ce pétillement mauvais dans le regard, à l'instar d'un serpent qui attend le juste instant pour mordre la cheville de sa pauvre victime. C'est ce qu'il avait fait. En voyant les autres mourir petit à petit, puis en passant devant ses deux supérieurs, pipant mot pour leur démontrer qu'il valait mieux qu'un animal en cage. Il n'avait pas mal fait pour lui-même, toutefois et malgré lui, il avait laissé chez le prince du désert un certain dégoût, une appréhension ainsi qu'une cicatrice gigantesque sur son coeur. Faire confiance aux autres signifie aussi se faire avoir, et bien sûr, son interlocuteur n'a pas dérogé à la règle. Comme angle d'attaque il préfère la culpabilité, comme manière de l'atteindre il décide de frapper là où seuls les fantômes murmurent à son oreille. Son estomac se tord, ses poings se serrent, ses membres se crispent alors que tout devient flou, la voix criarde du commandant bourgeois devient des bourdonnements intempestifs, jusqu'à ce qu'il signe la fin. « Alors fuis, va, emmène ton équipage là où tu nous a emmenés. C'est vrai que tu sais tellement bien manier ton bateau, Sinbad. » Il pourrait agir à un enfant, que lui aussi sait à la perfection gérer ses hommes ainsi que la flotte immense de la reine, qui, dans toute sa splendeur salit la mère de sa pompeuse présence. Il hausse les sourcils, pince sa lèvre inférieure, presque à sang, l'énervement grimpe, peu à peu - et il souhaiterait que Kale soit présent pour l'empêcher de faire une grosse erreur. Un accident est vite arrivé, cependant, il faut se demander lequel des deux aura l'autre en premier, parce qu'en matière d'armes, ils sont presque égaux, bien que le vécu diverge complètement.

« Nos routes ne se croiseront plus, je l'espère. Parce que te voir encore vivant me dégoûte. » Alors quoi ? Qu'est-ce qu'il essaie de faire exactement ? Le détruire ? Ce serait amusant qu'il réussisse, même totalement saugrenu. Certes, il en sait des choses, mais pas assez pour qu'il se tranche la gorge de lui-même. Il a la force de vivre, encore assez de foi pour ne pas s'assassiner. De toute manière, grande gueule qu'il est ce Nemo, ce n'est que du vent qu'il marmonne dans sa barbe de quelques jours. Est-ce qu'il était seulement accroché à ces hommes qui sont morts pour leur chef malchanceux ? Est-ce qu'il y a une once de peine dans son timbre ? Non, ce serait trop lui demander que d'avoir le respect pour les morts, tant que son existence est sauve après tout. Toutefois, le point de non-retour est atteint à l'instant où un crachat s'éclate à côté de ses chaussures. Non pas qu'il ne le fasse jamais, plutôt que ceci doit perçu comme une demande de guerre. Un rire sec lui échappe, il se retourne revient vers lui, sans rien ajouter pour l'effet de surprise, ses mains se glissent sur son col et il va jusqu'à le coller contre un mur poisseux avoisinant. Sourcils froncés, il ne perd néanmoins pas sa mine radieuse. « Peut-être suis-je un mauvais capitaine, je te l'accorde, je n'ai jamais mené mes hommes vers de bonnes destinations. Malgré tout, et contrairement à toi, j'ai toujours eu une compassion envers eux mon cher Nemo, chaque jour je me remémore leurs prénoms pour ne pas les oublier. Mais toi, dis-moi, en bon traître que tu es, sais-tu seulement qui a trépassé ce jour-là ? Hm ? » Si encore il avait autre chose que la haine dans le regard. Il fait partie de cette catégorie de monstres souhaitant dévorer le monde, avoir le pouvoir et bien évidemment terrasser quiconque se mettra devant leurs chemins. C'est vrai, ce type d'horreur lui colle carrément à la peau. Serrant un peu sa poigne sur sa chemise, il penche sa tête sur le côté. « Dans ce cas, je retirerais toute injure envers toi. » Foutaises, même lui ne sonne pas crédible quand il l'annonce. « Et pour ce qui est de ce que je vois en toi... Il ne vaudrait mieux pas que tu saches. Tu devrais songer à te procurer un miroir des âmes, celui-ci te montrera à quel point la tienne est nauséabonde et pourrie jusqu'à la moelle. » La colère attise sa soeur la rancoeur, et vice-versa. Dire qu'il fut un temps ils pouvaient presque se tolérer. Il faut croire que même si parfois le premier coup d'oeil n'est jamais décisif, il peut s'avérer malgré tout tel un sixième sens, prévenant que ce n'était pas la bonne idée de l'intégrer dans la sphère privée. L'imperfection est en tous, probablement plus chez Nemo que chez n'importe qui. Qu'est-ce qu'il a de bon ? Rien, si ce n'est une belle gueule. Qu'est-ce qu'il a d'appréciable ? Son assurance éreintante. Qu'est-ce qu'il a de mauvais ? A peu près tout. Il le relâche, le poussant même à se cogner un peu l'arrière du crâne contre la surface froide. Regard hautain, c'est tout ce qu'il lui suffit comme point final - quoique, il pourrait ajouter de lui dire de crever aussi vite que possible, la bouche ouverte de préférence, histoire de faire sortir le démon qui l'habite.

Ah, évidemment que Nemo s'attendait à cette réaction. Le capitaine hait plus que tout que quelqu'un ose l'atteindre d'une quelconque façon. Est-ce vraiment le crachât ou les mots du marins qui ont déclenché cette petite pointe de virilité chez Sinbad ? Nemo se laisse faire, un sourire flottant sur son visage. Il sait qu'il a gagné. Après tout, le pauvre Nemo n'a rien fait et, tout à coup, le capitaine de l'Ecorchée s'est jeté sur lui ! Voilà ce que les gens vont penser. En un sens, ils n'auront pas tort. Voilà une façon de ternir son image, même si celle de Sinbad n'a plus grand espoir d'être redorée. Il écoute son monologue barbant, feignant un bâillement. Est-ce vraiment à Nemo de se souvenir des noms de ceux qui ont péris, quand lui-même était en danger de mort et qu'il n'était qu'un simple marin ? L'équipage-même de Sinbad ne l'a jamais accepté, pourquoi devrait-il se souvenir d'eux ?

Un miroir des âmes. Sinbad a toujours eu la manière de parler dans un langage que personne ne comprend. Peut-être pense-t-il qu'il intimide les gens, à employer de beaux mots comme cela, quand lui-même n'est qu'un pauvre gueux ? Nemo s'étonne même que Sinbad connaisse de tels mots, il n'est pas réputé pour sa culture, loin de là...
L'homme qui couchait avec ses marins ? L'homme qui vendait son âme pour un schilling ? Oui, cela le définit beaucoup mieux. Mais il ne sera jamais défini comme un homme de culture, un homme de loyauté. Sinbad est une pourriture, tout le monde le sait, tout le monde se tait. Si le capitaine a bien un avantage, c'est qu'il fait peur aux gens. Qui n'aurait pas peur de lui ? Après tout, il aime asseoir sa puissance, montrer que c'est un homme, un vrai. Il est tellement masculin qu'il ne se préoccupe même pas des femmes ! Seuls les hommes comptent à ses yeux. Ah, vraiment, la virilité incarnée. Il aurait pu lever le petit doigt quand il l'a collé contre la façade, histoire d'affirmer tout cela un peu plus.

Il le regarde partir, loin de lui, le sourire aux lèvres. Ah, que c'était bon, de pouvoir lui dire tout ce qu'il pensait ! Il aurait préféré que l'homme meurt sur cette île mais, c'est bien connu, on ne peut pas avoir tout ce que l'on désire. Nemo le sait, que Sinbad est torturé par tous ces hommes qu'il a, en un sens, tué. Tant mieux. C'est tout ce qu'il mérite.
D'un craquement de nuque, sa main retrouve sa poche et il reprend sa route vers The Queen's Dust, libéré, délivré.