⊱ drugdetstva ⊰
Un gosse, c’était rien qu’un gosse aux yeux bien trop petits pour contenir toute la beauté du monde. Mais son coeur palpitant débordait, si bien qu’il en devenait presque lourd à porter. Pierre c’était une perle. Une roche précieuse qui brillait même dans les endroits et les moments les plus sombres. Il pouvait se perdre, dans cette immense forêt, il finissait toujours par retrouver son chemin, d’instinct. Il était valeureux, courageux, ou peut-être trop curieux. Mais il n’écoutait rien. On n’empêche pas un enfant de faire ce qu’il veut, après tout. « Quand on parle trop du loup, il finit par l'apprendre. » Grand-père lui répétait sans cesse ces mots, murmurés, soufflés par un vieux sage qui mettait en garde et craignait qu’il ne soit écouté par quelconque oreille malveillante. Il portait ses doigts rêches à ses lèvres ridées, et dans la pâle lueur de la bougie Pierre ne distinguait plus aucune ombre. Seulement ce vieil homme fatigué qui le traitait comme un fils. Quand il ressentait cette sécurité, qu’il inhalait les odeurs du souper et caressait le vieux bois, plus rien n’importait, et il l’écoutait. Jusqu’à la prochaine escapade en forêt. Pierre enfilait ses bottes, portait son arc à son dos et courrait, courrait sans penser que ça le mènerait réellement quelque part. Il écoutait chanter l’écorce des arbres, grattait la terre à la recherche de trésors. Il parlait aux canard, soignait les oiseaux blessés. Il s’allongeait près de la rivière et fermait les yeux quelques instants, simplement pour entendre l’eau ruisseler et sentir l’herbe fraiche sous ses pieds. Puis, quand il rentrait, c’était toujours la même chose. Grand-père était furieux, la nuit était presque tombée, ce n’était pas prudent. Il fermait le portail du jardin derrière Pierre et le verrouillait de trois cadenas rouillés. « Le monde est trop dangereux pour un petit homme comme toi. J’ai déjà perdu un fils, je ne veux pas que mon petit-fils me soit enlevé. » Alors Pierre se renfermait, comme un oiseau retenu en cage. Il voulait explorer le monde, chaque parcelle de terre, chaque goutte d’eau, chaque nuage. Il voulait voyager avec grand-père. Mais le loup, toujours ce loup. Menace grandissante qui terrifiait le peu de villageois qui habitaient dans cette partie de la forêt. On lui en avait tellement parlé de ce loup, qu’il en faisait des cauchemars. De terrifiants songes dans lesquels il n’y avait que haine et peur. Sang et douleur. Il se réveillait chaque fois en sursaut, suant jusque au cou, haletant. « Tiens, j'espère que ça pourra t'aider pour tes cauchemars. » Poucet se tenait à l’embrasure de la fenêtre et lui tendait une relique en bois et en plumes, un attrape-rêves. Poucet, son ami l’explorateur. Ils avaient quasiment le même âge, se vantaient des mêmes rêves et pourtant un profond fossé était creusé entre eux. Poucet, il était libre, avec ses bottes il allait et venait quand l’envie lui prenait. Pierre, il n’était jamais parti d’ici. Il était son seul véritable ami, celui qui l’aidait à s’évader, dans des illusions, des rêves, de doux fantasmes échappatoires. Il l’écoutait lui conter ses voyages, et Pierre imaginait. Mais Poucet repartait toujours, aventurier et messager qui n’avait pas le temps de s’attarder. Pierre retournait à son quotidien, coupait du bois pour son grand-père, récoltait des baies et soignaient les oiseaux. Puis un jour, Poucet était venu une dernière fois, faire ses adieux. « Je pars. » Ça lui avait mis un coup. Mais Pierre n’avait plus de cauchemars.

Pas un bruit ne résonnait dans la pénombre, pas même un souffle. Silencieux comme les ténèbres et vif comme une ombre, le loup leva délicatement les yeux. Le ciel était obscur et ténébreux, seulement éclairé par un mince champ d’étoiles. Comme timides, elles se cachaient derrière les nuages brumeux, craignant d’assister au spectacle macabre qui attendait les terres de ce royaume. La lune était pleine, illuminée d’une clarté sans pareille. Elle l’appelait. Il l’entendait souffler son nom comme une mélodie enchanteresse, mais tout autant vengeresse. La lune lui murmurait son nom avec amour, avec tendresse, et lui chuchotait de tuer. Il avait faim. Le loup affamé reprit sa course, écrasant quelques champignons sous ses énormes et lourdes pattes. Le vent l’avait porté jusqu’à la rivière cette nuit, en moins de temps qu’il ne lui en fallait pour trouver le sommeil. Son odorat le guida jusqu’à des tournesols, signe que des terriers étaient proches. Son museau alla se nicher dans l’un d’eux. Six lapins tremblaient de tous leurs membres en tentant de se dissimuler derrière la terre et les racines. Le loup écarta un sourire, dévoilant ses longues canines luisantes encore imbibées du sang de sa dernière victime, et n’eut aucune pitié. Un bruit lui fit dresser les oreilles, son museau fit volte-face. Deux yeux l’observait à travers des planches de métal. Pierre se tenait derrière le portail du jardin, et contemplait la bête, éclairée par les rayons de la lune. Elle n’avait rien d’effrayant pour lui. Mais l’idée qu’il s’était faite du loup lui faisait dresser l’échine. Un tueur. Ses doigts tremblants se crispèrent sur l’acier, regrettant amèrement d’avoir assisté à ce spectacle sanglant. Ces pauvres lapins, s’il avait pu les sauver. Il était bien trop tard, mais il pouvait toujours éviter que tout cela se reproduise, arrêter le massacre, avant qu’il n’y en ait d’autres. Pierre le revit, plusieurs nuits. Le loup revenait souvent devant la chaumière depuis qu’il avait aperçu cette paire d’yeux inquisiteurs. La bête le défiait même du regard, le défiait de sortir et lui faire face. Un soir, Pierre grimpa à un arbre du jardin, pour en atteindre un autre, et branche par branche, arriver à celui sur lequel le loup dormait aux racines. Il laissa tomber le filet qu’il avait mis des jours à concevoir, gardant seulement les liens, accrochés à la branche. Il jeta alors dessus une fourrure en boule, imbibée d’une odeur animale, et attendit. Sans fermer l’oeil de toute la nuit, il attendit. Quand le loup s’éveilla et attaqua la fausse proie, le petit garçon puisa dans toutes ses forces pour faire levier sur les liens entremêlés et enferma la bête dans son filet. « Grand-père ! Grand-père je l’ai eu, j’ai attrapé le loup ! » Pierre hurlait ses poumons, laissait exploser sa joie et sa fierté. Mais quand il descendit de l’arbre et croisa le regard du loup, il n’y vit qu’un animal apeuré. Ni un tueur, ni un monstre. Juste une bête, prise au piège d’un homme et dont le regard craignait la mort imminente. Pas la douleur, la mort et l’injustice face à la faiblesse de l’homme. Pierre en était si tourmenté qu’il n’entendait pas les râles coléreux de grand-père, il n’entendait que le coeur battant du loup, et ses cris silencieux.

Qu’avait-il fait ? Les chasseurs avaient été prévenus par grand-père et étaient venus le matin même, fusils en main. La bête était trop affaiblie pour se battre, et ils l’avaient enfermée dans la grande cage de leur charrette. Pierre l’avait regardé s’éloigner, sur son porche, le bras de grand-père sur son épaule. Il n’avait pas cligné en observant les prunelles du loup, et il avait cru voir une larme goutter dans sa fourrure claire. « Arrêtez ! Ne le tuez pas ! Pourquoi ne pas le mettre dans un refuge où il serait apprivoisé ? » Grand-père avait pressé son épaule et le tirait vers la porte. La calèche s’éloignait tandis que Pierre se débattait. Il ne voulait pas abandonner. Un gosse, c’était rien qu’un gosse et il n’écoutait pas ce qu’on lui disait. Alors il se dégagea de l’emprise de grand-père et se mit à courir, en sachant que ça le mènerait quelque part. Ses petites jambes frêles prirent de l’allure et atteignirent la charrette. Il sauta dedans et se mit face au loup. Leurs regards usèrent plus de mots qu’il n’en fallait pour regretter. Pierre prit un des fusils sur les planches de la charrette et frappa, frappa de toutes ses forces en hurlant. Le cadenas se brisa et la porte s’ouvrit dans la foulée. Le loup aurait pu égorger Pierre, mais il se contenta de le regarder, immobile comme la pierre. Il sauta et s’enfuit dans la forêt. « Qu’as tu fait imbécile ? Ce monstre va recommencer à tuer ! » L’enfant était resté muet, et s’en était allé. Mais quelques nuits plus tard, le loup était revenu. Pas pour tuer. Il s’était posté devant le portail du jardin de Pierre et regardait de ses rétines luisantes à travers les planches de métal. Pierre s’était réveillé sans raison aucune cette nuit-là, mais il avait senti qu’il était observé. Il s’était rendu dans le jardin et avait aperçu cette paire d’yeux, immortelle dans la pénombre. Pierre s’était agenouillé face à lui, et l’avait contemplé, durant des heures. Dans un silence profond, ils s’écoutaient. Puis il s’était relevé pour aller chercher de la viande dans la chaumière, et était revenu pour la déposer dans le jardin. Il déverrouilla la porte et ouvrit. Le loup ne bougea pas dans l’instant, scrutant seulement la nourriture et le petit garçon. Puis il était entré, une patte lentement après l’une. Il s’était mis à manger, puis lorsqu’il eut fini, il s’agenouilla, pas encore décidé à partir. Pierre n’avait pas peur, en réalité, il se sentait étrangement en sécurité. Il avait tendu sa main, et doucement l’avait posée sur le front de l’animal, qui ferma les paupières, en signe de pardon. « Kirill. » À partir de ce jour, ce n’était plus juste le gosse. C’était Pierre et le loup.

Tout le monde connait cette histoire, mais personne ne sait ce qu’il s’est passé ensuite. Pierre grandit, dans sa petite partie de la forêt auprès de grand-père et du loup. À eux trois, ils formaient une famille, un foyer. Il fallut un peu de temps à grand-père pour se faire à la présence de Kirill et gagner sa confiance. Ce n’était pas un animal de compagnie comme les autres, il était de nature féroce et ne négligeait pas sa soif de chaire. Grand-père travaillait dur, il chassait pour nourrir l’animal et il surveillait, au chevet de Pierre, que la bête ne commette rien de grave durant la nuit. Mais souvent, c’était grand-père qui s’endormait sur son vieux fauteuil et Kirill qui veillait sur eux. Comme un ange gardien. Les années passaient et Pierre devenait bien plus grand, le loup devait lever le museau pour le toiser. Ils étaient inséparables. Mais, plus que respectés, ils étaient craints. Personne dans les alentours n’osait s’approcher de Pierre et de son loup. On disait de lui qu’il était un sorcier, un mage mauvais. Personne n’osait regarder au-delà, de ce qu’ils voyaient, et se laissaient tromper par les apparences. Pierre était toujours ce gosse au coeur débordant de rêves et d’amour. Il pleurait pour chaque vie enlevée, il pansait les plaies des bêtes et parlait aux plantes malades. S’il devait être un sorcier, il n’était rien de plus qu’un chaman, un druide. Pourtant aucune magie ne sommeillait en lui, seulement un coeur bon qui écoutait et protégeait tout ce qui l’entourait. Il rêvait toujours de partir, voyager et explorer le monde. Mais Pierre restait au chevet de grand-père, très malade et affaibli par la vieillesse. Il veillait sur lui et sur son confort. Lorsque le vieil homme partit pour toujours, Pierre sentit quelque chose se briser en lui, pour la première fois de sa vie. Kirill hurla toute la nuit contre la pleine lune, comme pour la supplier de bien prendre soin de lui. Pierre avait dix-sept ans, il était prêt à s’ouvrir au monde. La chaumière fut abandonnée, et c’est avec quelques sacs de denrées et d’objets précieux qu’il partit. Un regard en arrière, et il fit son deuil. Pierre et le loup voyagèrent à travers le pays des jours, des semaines, des mois, découvrant de villages en villages ce monde qui n’était pas si terrible, malgré ce que grand-père disait. Il avait prédit, que Pierre, fragile comme il était, se ferait manger par les autres. Mais Kirill à ses côtés, Pierre n’avait peur de rien ni personne. Pierre était ce genre de personne qui voyait le bon en quiconque, et regardait au-delà des apparences. C’est dans un village qu’il rencontra Rohesia, une sorcière blanche fascinante. Celle-ci se prit d’affection pour le garçon, et l’emmena avec elle à la capitale, où, disait-elle, tous les rêves devenaient réalité.