20 ans.Lorsqu’il ressortit de la salle du trône, Davy Jones rayonnait d’allégresse. Le pas de ses bottes résonnait contre le marbre du palais royal de Yasen, le forçant à se souvenir que courir dans les couloirs aurait fait très mauvais genre et qu’il devait se tenir encore quelques minutes avant de laisser exploser sa joie. Ca y était, cette fois, enfin ! Un immense sourire illuminait son visage et il dévala les marches jusqu’au fiacre pour bondir dedans, manquant de s’écrouler sur Léonard qui grelottait emmitouflé dans sa fourrure en l’attendant. Le pauvre garçon, qui avait quelques années de moins que lui et le suivait partout depuis qu’il lui avait sauvé la peau contre des voyous près de l’Institut, remit en place ses lunettes et se pencha vers son aîné, au moins aussi excité que lui.
« Alors Davy ? Qu’a dit le régent ? »« Alors ? Alors on part en mer, triple buse ! Ca y est ! J’ai l’autorisation du gouvernement, la licence de navigation, tout ! » s’exclama Jones, hilare de bonheur.
« Il ne nous manque donc qu’un bateau, c’est vrai que c’est un détail. » remarqua Léonard en haussant un sourcil.
« Mon père a fait la promesse de m’en prêter un si le régent acceptait de me confier cette mission. Voilà qui est fait, il ne peut plus se dédire maintenant ! »« Mais tu te sens capable de faire naviguer un vaisseau ? Je veux dire, c’est une chose de conduire notre petit voilier, mais une caravelle… »« Léonard. » l’interrompit Davy d’un ton sec.
« Je vis pratiquement sur un bateau depuis que j’ai onze ans. S’il y a bien une personne dans cette foutue ville qui soit capable de mener cette expédition, c’est moi, quoi qu’en disent les autres vieux grincheux jaloux de l’Institut. »Léonard se tut, bien conscient malgré lui que Davy avait raison. Son ami avait une fâcheuse tendance à l’emportement et à la vantardise, mais quand il se vantait, ce n’était pas pour rien. Il l’avait déjà vu à l’œuvre après tout, sur ce voilier qu’ils avaient construit comme sur le bateau de son corsaire de père. Il ne le connaissait que depuis un an, mais le discret Léonard avait bien eu le temps de cerner le personnage. Fils unique d’un des plus grands corsaires du pays, Henry Jones, Davy était bien le fils de son père. Il n’était pas né sur un bateau, mais c’était tout comme : l’imposante maison familiale était tout près du port et c’était sur ces pavés que le jeune homme avait fait ses premiers pas, dans ce sable glacé qu’il avait attrapé ses premiers rhumes alors que la neige tombait sur la mer et recouvrait le pont des bateaux. Poussé par un père aussi passionné qu’exigeant, il avait suivi une éducation aussi stricte que conventionnelle jusqu’à ses onze ans, avant qu’on ne se rende compte qu’il avait de sérieux problèmes avec l’autorité et n’en faisait qu’à sa tête. Après qu’il ait essayé de s’enfuir par la fenêtre pendant une leçon d’algèbre, son père avait décidé que le grand large lui ferait du bien, et il l’avait embarqué comme mousse sur son bateau, la Fulgurante. Pour Davy, c’avait immédiatement été le coup de foudre. Il paraîtrait même que pendant sa première bataille, il était parmi ceux qui rugissaient le plus fort – du haut de ses onze ans ! Léonard avait secoué la tête en soupirant quand il avait entendu cette histoire pour la première fois, persuadé que son ami lui racontait des histoires pour l’impressionner, puis son père avait confirmé l’anecdote. Depuis, Léonard était convaincu que Davy était une brute née et que la mer était tout bêtement son élément naturel. Un état de fait qui ne s’était jamais démenti depuis ; il partait en mer dès qu’il en avait l’occasion, et depuis son premier voyage partageait sa vie entre ses études et les excursions dans l’équipage de son père, profitant de la présence d’un précepteur à bord pour ne pas perdre le fil de son éducation. Il avait pour ainsi grandi sur un de ces impressionnants rafiots qu’on voyait au port arborer fièrement le drapeau de Yasen. Davy avait toujours été extrêmement fier de ce train de vie d’aventurier. Vivre sur terre une vie de routine n’était pas pour lui : les deux choses qui l’intéressaient, c’était la mer et l’Histoire. Et encore, les dates ne l’intéressaient pas, et il s’empressait de les oublier dès qu’il les apprenait : c’était les personnages, les grands destins du passé, et leur héritage qui le passionnait. Surtout leur héritage, en fait. Comme son père, Davy avait très vite développé un grand intérêt pour les trésors cachés et leur étude. Et c’était précisément ça qui l’avait amené, ce jour-là, à vingt ans à peine, devant le régent de Yasen.
« Archéologue royal. » murmura Davy, rêveur et fier, alors que le fiacre se mettait en branle.
« Avec pour première mission, mettre la main sur les reliques du temple de Neige-au-loin. Il va falloir que je constitue mon équipage. Tu seras de la partie, évidemment ? »« Moi ? » s’exclama Léonard, pris au dépourvu.
« Mais Davy, tu sais bien que je n’y connais rien en archéologie, et… » « Et je me fiche pas mal de ça, c’est moi l’archéologue. Mais qu’est-ce que je ferais sans mon étudiant de médecine préféré, hein ? Allez, ça te fera du bien de prendre l’air de la mer, tu t’empâtes ! » rétorqua Davy en lui donnant une tape sur le ventre avant d’éclater de rire devant la tête déconfite de son ami.
Davy sourit face aux faibles protestations de Léonard. Sacré lui. Il savait très bien qu’il était tétanisé de frayeur et d’excitation tout à la fois à l’idée de prendre la mer, mais c’était justement ce qui lui plaisait chez lui. Ce mélange imparfait de peur constante et de désir dévorant de vivre tellement plus que ce à quoi le monde s’attendait venant de lui. Tout le monde voyait Léonard comme ce jeune étudiant gauche et timide qui n’arriverait jamais à grand-chose dans la vie face aux requins qui figuraient parmi ses cohortes. Pas Davy. Davy, lui, avait bien compris qu’il suffisait de le pousser un peu pour que Léonard révèle un tout autre visage aux yeux du monde. Et c’était bien ça qui l’intéressait. Voir jusqu’où il pouvait pousser ce petit génie de la médecine aux connaissances encyclopédiques et à la parfaite maîtrise de ses dix doigts. Voir ce qu’il pouvait en faire aussi, et jusqu’où il pouvait le pousser à révéler son potentiel. Au fond, Léonard était autant son ami qu’une expérience : un pari sur lequel il misait pour voir si, effectivement, il avait le talent pour repérer les membres d’équipage prometteurs que tout capitaine devait avoir. Et Davy, comme toujours, ne doutait pas de sa réussite. Maintenant, il n’avait plus qu’à annoncer la nouvelle à son père et recruter le reste de son équipage. Satisfait, il se laissa aller contre le dossier du fiacre et regarda par la fenêtre défiler le port. Capitaine Davy Jones, chercheur de trésors… Ca sonnait bien quand même. Il n’avait que vingt ans, mais c’était un avenir radieux qui s’offrait à lui, plein de promesses, de batailles, de dangers et de succès…
22 ans Le poing du geôlier heurta la mâchoire de Davy qui sentit sa tête tourner violemment, manquant presque de lui rompre le cou. Un détestable goût métallique lui envahit la bouche – du sang, sans aucun doute – et il tourna lentement la tête vers son bourreau, un sourire délibérément provocateur sur le visage. Les mains nouées dans le dos, il sentait la corde s’enfoncer dans sa peau rougie par les frottements. Ses chevilles étaient attachées à la chaise, ses pieds nus sur la pierre froide lui rappelaient la cellule dans laquelle il se trouvait, quelque part dans les sous-sols du palais de Yasen. Et l’homme en face de lui, qui secouait son poing endolori en faisant semblant de rien, lui rappelait qu’il était sacrément dans la mouise. Et qu’il avait foutrement envie d’en découdre.
« Alors, Jones ? Toujours rien ? Crache le morceau enfoiré, où est le trésor ? » demanda son tortionnaire pour la millième fois, uniquement pour se récolter un nouveau rire sardonique du jeune capitaine.
« Pourquoi cette hâte ? Le régent a déjà vidé les caisses de l’état ? » rétorqua Davy, avant de se récolter une nouvelle droite qui faillit le faire tomber à la renverse. Il sentait ses muscles tendus à lui en faire mal, ses cheveux plaqués sur son front par le sang et la sueur. Paradoxalement, si proche de la mort, il n’avait jamais eu autant conscience de son propre corps.
« Fais pas le malin, Jones. On sait que t’as gardé une partie de la dernière expédition. Et tu sais bien que tout ce que tu trouves en voyage appartient à la couronne. Faut pas voler la couronne, p’tit gars. »« Va te faire foutre, et la couronne aussi. » lâcha Davy en crachant à ses pieds. BAM. Une nouvelle mandale. Des lumières blanches dansèrent devant les yeux du jeune homme, qui dut lutter pour ne pas tourner de l’œil. Une semaine qu’il était là. Une semaine qu’il n’avait pas dormi, presque pas mangé, presque pas bu. Il était épuisé. Epuisé et increvable, au grand désarroi de ceux qui voulaient le faire plier. Davy Jones était pire qu’un cafard : plus on lui tapait dessus, plus il durcissait sa carapace. Son geôlier tenta une nouvelle approche.
« Tu sais ce qui est arrivé à ton père, Jones ? A cause de toi, il a été arrêté lui aussi. Foutu en cellule, interrogé pendant des jours et des jours. »« Vous perdez votre temps, il ne sait rien. » siffla Davy, soudainement menaçant. Le geôlier sut qu’il avait tapé juste.
« On sait. Malheureusement on s’en est aperçus trop tard. Il venait de recracher son dernier souffle quand on a reçu l’ordre de le relâcher. Dommage hein… »Davy sentit son cœur couler à pic dans sa poitrine. Il mentait. Cet enfoiré mentait. Dans un accès de rage, il donna un coup d’épaule, se débattant furieusement, ses yeux gris lançant des éclairs si bien que l’homme recula d’un pas, craignant un instant qu’il ne se libère de ses liens et ne lui saute à la gorge. Bon sang, les rumeurs n’avaient pas complètement tort. Ce type-là était une vraie bête féroce quand il sortait de ses gonds. Mais pas assez féroce pour réussir à se libérer. Il esquissa un sourire triomphant, et agrippa la tête de Davy par les cheveux, tirant en arrière.
« TU MENS, enflure ! » cracha le jeune capitaine déchu.
« Ah bon ? Dans ce cas tu m’expliques comment j’ai eu ça ? » ricana l’autre en tirant de sa poche un morceau de tissu plein de sang, sur lequel Davy put distinguer les initiales bien connues de son père.
« Ca ne veut rien dire. » souffla-t-il encore alors que le doute s’insinuait de plus en plus dans son esprit.
« Si tu veux, je t’amène sa tête sur une pique, mais je suis pas sûr que ça te plaise… »Davy laissa échapper un rugissement de rage et donna un violent coup de tête à son tourmenteur, qui sous le choc valsa en arrière et s’écroula dans un râle de douleur. Cassé le nez. Davy ricana en voyant l’autre jurer dans sa barbe, le nez dégoulinant abondamment de sang. Il commençait à peine à se relever, menaçant déjà de l’achever, quand soudain, une explosion retentit dans le couloir. Les deux hommes se figèrent net. Le garde se releva maladroitement, dégaina son épée, et lentement, s’approcha de la porte… qui s’ouvrit brusquement sans lui laisser le temps de réagir. Davy lui-même n’eut que le temps de voir une épée traverser l’homme de part en part, avant qu’il ne s’écroule par terre, mort sur le coup. Stupéfait, il releva les yeux.
« Léonard ? » laissa échapper Davy, abasourdi de voir son vieil ami une arme à la main.
« Pas le temps de discuter. On s’en va ! » s’exclama le médecin en détachant les liens de son ami et capitaine. Il voulut l’aider à se lever, mais Davy se débrouilla tout seul et traîna la patte jusqu’à son bourreau, pour donner un coup de pied d’une force insoupçonnée dans son cadavre. Puis il alla jusqu’à la porte, suivi par Léonard qui n’avait plus le temps de se poser de questions.
« Pas par là, de l’autre côté ! J’ai fait sauter les portes, les gardes iront par là pendant qu’on ira faire péter un mur. On n’aura plus qu’à sauter dans la mer pour regagner la Fulgurante et se tirer pour de bon ! »« La Fulgurante ? Mais c’est le bateau de mon père. Il est là ? » demanda Davy, à moitié plein d’espoir. Un espoir qui acheva aussitôt de mourir, dès qu’il croisa le regard de son ami. Aussitôt, le visage de Davy se ferma. Léonard se mordit la lèvre inférieure. Mais ils n’avaient pas le temps d’en discuter. Il fallait partir, et vite. Autrement, eux aussi, finiraient par y passer. Les deux hommes dévalèrent les escaliers en colimaçon, prirent le chemin à la dérobée à gauche alors qu’ils entendaient les soldats se presser à droite, et arrivèrent devant un cul de sac où les attendaient un autre homme. Davy reconnut Guillaume, l’un des membres de son équipe. Guillaume ne put dissimuler son soulagement de les voir arriver.
« Capitaine ! Léonard ! Dépêchons-nous, avant qu’ils ne repèrent les autres et ne les canardent ! Reculez ! »Obéissant, les deux hommes reculèrent de quelques pas pendant que Guillaume allumait la charge. Quelques secondes plus tard, ils se baissèrent dans un même mouvement pour se protéger des éclats de pierre alors que le mur volait en éclat, leur offrant la voie libre sur la falaise et sur la mer en contre-bas, à près de dix mètres de hauteur. Davy échangea un regard avec ses hommes, et n’hésitant plus une seconde, les suivit et courut pour prendre son élan, avant de s’élancer dans le vide. Le choc à la surface de l’eau lui coupa le souffle, et il sentit l’eau salée lui entrer dans les poumons, avant de réussir à remonter à la surface.
« Pouah ! »« Capitaine ! Par là ! La Fulgurante ! »Plissant les yeux, il repéra Léonard et Guillaume et nagea dans leur direction, et dans la direction du bateau qui les attendait à quelques nœuds de là. Epuisé par sa semaine d’emprisonnement, il crut bien se noyer à plusieurs reprises, mais parvint par il ne savait quel miracle à rejoindre ses camarades et à se faire hisser sur l’échelle de corde et rouler sur le pont. Il s’écroula sur le plancher, à moitié évanoui, pendant qu’un autre de ses hommes s’écriait de mettre les voiles avant que les renforts ne rappliquent. Quelqu’un d’autre cria de lever l’ancre, et l’équipage se mit en branle. Quelqu’un prit la nuque du capitaine dans sa main et le força à se redresser pour lui faire boire une rasade de rhum, qui eut au moins le mérite de lui donner un coup de fouet et de lui permettre de se relever pour s’appuyer sur la balustrade et regarder la prison, maintenant trouée, et les troupes courir aux barques et au port pour les pourchasser.
« Capitaine. » La voix brisée de Léonard attira son attention.
« Il faut partir. Vous avez été déclaré hors-la-loi par le régent lui-même, toutes les forces de Yasen vous pourchassent. On ne peut pas rester ici. »« Et les hommes ? » demanda Davy, devinant confusément l’urgence de la situation.
« Qu’ils restent à terre. L’avis de recherche ne concerne que moi, mais quiconque restera à mes côtés sera… »« Ils savent, capitaine. Mais pour être honnêtes, entre être persona-non-grata pour toujours ici, ou parcourir les océans avec vous… pour beaucoup d’entre nous le choix a été vite fait, même si ce n’était pas le plus facile. » l’interrompit le médecin-artificier avec un sourire amer.
Davy garda le silence, incapable de savoir quoi répondre. Il jeta un regard aux côtes, à la ville, à sa maison qu’il ne reverrait sans doute jamais. Puis il se retourna, pour découvrir ses hommes rassemblés sur le pont, attendant visiblement un mot de sa part. Mais Davy ne savait pas quoi dire. Il avait vingt-deux ans, et en quelques semaines à peine, avait tout perdu. Son statut, son métier, son bateau qui lui avait été confisqué, sa maison, sa liberté, son père. Et voilà qu’il était là, sur ce vieux rafiot qui avait tant bourlingué, avec une bande d’archéologues qui savaient à peine se battre et se proposaient de le suivre dans son exil. Parce que, comme lui, ils n’avaient plus rien, ou n’avaient jamais rien eu, de braves gars qui n’avaient pas grand-chose d’autre que leur amour de l’Histoire et que Davy Jones avait sortis de leur ennui pour les embarquer dans de folles aventures de chasse au trésor. De pauvres hères qui savaient à peine tenir une épée et qui, maintenant, étaient prêts à défendre leur liberté à coups de dents s’il le fallait. La gorge de Davy se noua. Il n’y avait pas besoin de discuter. Ils s’étaient déjà tous compromis en embarquant sur ce bateau aujourd’hui. Ils n’avaient plus le choix maintenant. Davy le savait. Et eux le savaient aussi. C’était à lui maintenant de faire en sorte que ce sacrifice ait un sens. Lorsque le capitaine ouvrit la bouche, c’est une voix changée, grave et autoritaire, qui déclara :
« On vire de bord. Cap à l’est, on prendra le vent plus facilement et on pourra semer les imbéciles qui essayeront de nous pourchasser. On les enverra se perdre sur les récifs à la sortie du golfe. Exécution ! »Aussitôt l’équipage se mit en mouvement, et le bateau entama sa folle course contre la mort. Une course dont chacun savait qu’elle n’en finirait jamais. Et dont chacun savait aussi que Davy Jones était le seul capable de la gagner. De toute façon, ils n’avaient plus le choix maintenant. Toute leur foi reposait sur les épaules de ce jeune homme qui, sans broncher, accepta de la porter, et l’accepterait encore pour les vingt prochaines années, parce que jamais, au grand jamais, il ne devrait oublier ce jour funeste où le destin lui avait appris en qui ne pas avoir confiance, et en quoi il devait croire.
25 ans.« Ils vont nous suivre longtemps comme ça ?! » s’écria Léonard en se penchant sur la balustrade pour regarder, impuissant, la corvette afshinienne qui s’était lancée à leur poursuite sitôt qu’ils étaient revenus sur la Fulgurante les bras chargés de coffres d’or et de pierreries.
« Il faut croire qu’ils y tenaient à leurs trésors, après tout. » répliqua Davy en faisant tourner la barre pour empanner. Ils étaient mal, très mal, malgré l’assurance affichée du capitaine. Le bateau poursuivant était plus rapide que le leur, et le vent était à son avantage. A ce rythme, ils allaient vite se faire rattraper, et la bataille serait inévitable.
« Il faut les distraire. Dans quelques minutes ils seront à notre hauteur, et nous n’avons plus assez de réserves pour tenir longtemps, à moins d’un miracle… » marmonna-t-il, l’air morne.
Hélas, les prédictions du capitaine s’avérèrent juste, une fois de plus. A peine dix minutes plus tard, la corvette les avait pratiquement rattrapés, et ils pouvaient entendre les cris de l’équipage adverse qui se préparait au massacre. Davy sentit une sueur froide dans son dos. Ils étaient mal, très mal. Il se mordit la lèvre inférieure, puis s’écria :
« Aux armes ! Puisqu’ils cherchent des ennuis, on va leur en donner… »« Capitaine ! Regardez ! »Interpellé par la voix étranglée de Guillaume, Davy le regarda, puis leva les yeux vers le ciel… et faillit oublier de respirer. Contre le soleil brûlant d’Afshin se détachait la silhouette d’un oiseau gigantesque, qui vola au-dessus d’eux quelques instants avant de piquer à une allure folle sur le bateau ennemi. Rapidement, les cris guerriers se transformèrent en exclamations de surprise et de frayeur. Un éclair de compréhension passa dans le regard de Jones alors que son visage s’illuminait d’un trop rare sourire de triomphe.
« Toutes voiles dehors ! Le Saïmour nous est venu en aide ! » s’exclama-t-il en réprimant une envie d’éclater de rire de soulagement et de bonheur. Brave, brave Saïmour, oiseau de légende que lui, Léonard et Guillaume avaient délivré de sa cage quelques heures plus tôt, alors que la sublime bête était enfermée, victime de la jalousie et de la rancœur des Hommes. Ils n’avaient pas soupçonné une seconde qu’en descendant dans ce tombeau afshinien, ils tomberaient sur cette créature magique, privée de sa liberté sans que personne au-dehors ne s’en doutent. Ils ne soupçonnaient pas non plus qu’en la libérant, ils s’assureraient un allié aussi inattendu et formidable. Les pirates n’ont pas pour habitude de recevoir l’aide des créatures magiques… bien au contraire.
« Capitaine ! Capitaine j’ai une idée pour gagner la bataille ! » s’écria Léonard en le rejoignant, une caisse dans les bras. Essoufflé, le jeune homme se laissa pratiquement tomber à terre sous le regard de Davy. Reprenant sa respiration, le médecin-artificier débita à toute allure :
« J’ai retrouvé de la vieille poudre dans la cale, ce n’est pas de la poudre à canon, c’est… pff… laissez-moi faire, je sais exactement comment flanquer une bonne frayeur à ces barbares ! »Davy dévisagea Léonard un moment, hésitant entre lui dire qu’il avait perdu la boule et lui faire confiance. Finalement, c’est pour cette dernière option qu’il opta : il connaissait suffisamment son vieil ami pour savoir qu’il n’affirmait jamais rien à la légère et qu’il ne prendrait jamais le risque de mettre en danger l’équipage pour rien. Sans compter qu’il ne prendrait probablement jamais d’initiative lui-même s’il n’était pas sûr à cent pour cent du succès de son entreprise. Davy hocha donc la tête, et le regard de Léonard s’illumina alors qu’il se relevait pour galoper à nouveau sur le pont, rassemblant divers barils de poudres différentes dont le capitaine ignorait même qu’elles avaient été en leur possession. Perplexe, le capitaine l’observa les mélanger avec une précision presque hypnotique.
« Capitaine ! Le Saïmour les retient encore, mais ils vont finir par arriver à notre hauteur ! » s’exclama Guillaume.
« C’est prêt ! C’est prêt ! » répondit Léonard en bondissant sur ses pieds, réunissant les différents barils de poudres mélangées au centre du navire. D’un bond, il rejoignit Davy près de la barre et sortit une boîte d’allumettes de sa poche.
« Si ça marche, nous sommes sauvés… » dit le jeune homme en en grattant une.
« Et si ça rate ? » demanda Davy en lui jetant un regard perplexe.
« … ce ne sera pas plus sanglant que de se faire tailler en pièces. »Davy ne répondit, profondément dubitatif. Mais il choisit à nouveau de faire confiance à son matelot, et lui donna son aval d’un mouvement du menton. Léonard inspira, puis jeta l’allumette dans un baril, puis une autre dans un autre baril, puis une autre… et rapidement, sous le regard médusé de l’équipage, une fumée épaisse et noire comme la mort se mit à flotter et dégouliner et rouler sur le pont, les inondant rapidement pour s’élever jusqu’à leur taille et envahir littéralement tout le bateau et s’échapper par les écoutilles et les bords du vaisseau. Une vision très impressionnante… et absolument terrifiante. Qu’est-ce que c’était que cette sorcellerie ? La fumée gonfla encore, roula, vomie par les barils et par le bateau, comme si toute la noirceur du monde venait d’émerger pour s’emparer du navire. Davy, sourcils froncés, allait demander à Léonard ce qu’il se passait, quand des hurlements de terreur se firent entendre sur l’autre bateau.
« Capitaine ! Ils virent de bord ! »Faisant volte-face, Davy constata qu’effectivement, le Saïmour avait abandonné l’assaut pour voler au-dessus d’eux, et l’autre bateau s’éloignait. Victoire ! Les hommes lancèrent des exclamations de triomphe, scandant le nom du Saïmour et de Léonard, décidément les deux héros du jour. Fier et heureux de cette tournure inattendue, Davy ne dit rien mais gratifia son ami d’une tape dans le dos et d’un sourire qui signifiait bien tout le bien qu’il pensait de sa trouvaille géniale. Bon, se débarrasser de cette purée de pois fut plus difficile que prévu, mais au bout de quelques jours, il n’en restait plus rien. Rien qu’un oiseau majestueux qui avait élu domicile sur le poste de vigie sans rien dire, et une rumeur des plus déconcertantes, comme quoi le célèbre et funeste Hollandais Volant avant été aperçu près des côtes d’Afshin, avec son aura de mort et une créature mythique l’accompagnant…
28 ans.Six longues années s’étaient écoulées depuis que Jones et son équipage de chercheurs avaient quitté Yasen en catastrophe, poursuivis par ils n’avaient jamais su combien de navires de la flotte, et jamais rattrapés grâce à la rapidité de la Fulgurante – ou plutôt, du Hollandais, comme ils l’appelaient maintenant depuis qu’ils avaient pris l’habitude de faire usage de l’astuce de Léonard pour effrayer leurs ennemis. Une astuce qui leur avait permis tout d’abord de se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas, à savoir des pirates maudits et invincibles, ce qui leur avait permis de gagner du temps pour tout faire et se mettre à la hauteur de leur réputation. Six années durant lesquelles cette équipe d’archéologues, de chercheurs, de professeurs, de marins sans histoire, avaient appris à se métamorphoser en ce qu’on attendait d’eux, et en ce qu’il était nécessaire qu’ils soient pour leur survie. De passionnés d’histoire en mal de découvertes, ils étaient malgré eux devenus des criminels en mal de trésors, et la transition s’était faite naturellement, sans qu’aucun d’entre eux n’en ait réellement conscience, s’adaptant à la situation sans se plaindre, ayant renoncé à poser des questions auxquelles ils n’auraient jamais de réponse. Dans les ports, on chuchotait de plus en plus de rumeurs sur le Hollandais Volant, et sur son redoutable et maudit capitaine, Davy Jones. Une réputation usurpée pour le Hollandais, mais pas pour son équipage. Davy était fier de ses hommes, ce qu’ils avaient réussi à devenir ; pour la plupart d’entre eux le suivre avait été un pari suicidaire. Quitter leur confortable vie d’académicien pour celle de forban… parfois, il s’étonnait encore de la force que chacun d’entre eux avait montrée pour y parvenir. Et c’était bien pour fêter ce succès aussi inattendu que mérité qu’ils avaient fait escale pour la première fois sur l’île de Libertalia, véritable repaire de pirates et autres criminels fondé par un illuminé du nom de Misson, mort en défendant l’île prise d’assaut par les autorités. Misson y était passé, les forces marines n’y étaient jamais revenues, et depuis, les pirates avaient colonisé l’île et y vivaient dans une paix toute relative. Pour l’équipage du Hollandais aussi, cette île était devenue comme une nouvelle maison, malgré les guerres entre équipages qui y sévissaient perpétuellement et faisaient régulièrement des victimes. Des considérations qui restaient bien loin des pensées de Davy Jones alors qu’il se penchait pour la première fois sur le berceau de son fils.
Jamais la vie n’avait été aussi paisible depuis leur départ de Yasen. Plus besoin de craindre l’armada de Lerat, ils étaient enfin à la hauteur de leurs rivaux, et Libertalia était toujours là pour les accueillir quand ils étaient fatigués de la mer et de la chasse aux trésors. L’avenir s’annonçait sous les meilleurs auspices pour l’équipage du Hollandais, et s’ils en avaient eu la possibilité, c’est sûrement sans hésiter qu’ils auraient arrêté le temps pour vivre éternellement dans cette allégresse semi-illusionnée et la paix joyeuse et relative de Libertalia. Relative. Parce que l’île n’était pas occupée par des pirates pour rien, et qu’entre les différents équipages, la poudre était toujours prête à tout faire sauter d’un moment à l’autre, emportant tout sur son passage…
***
C’était un matin froid d’automne, un peu plus d’un an après la naissance d’Antoine. L’équipage du Hollandais était au port, même si tous avaient passé la nuit sur le bateau pour se préparer à un départ matinal le lendemain. En lieu et place du coq ou du capitaine, c’était les canonnades qui les avaient réveillés en sursaut ; ils s’étaient précipités sur le pont pour voir, stupéfaits, Libertalia sous l’assaut de trois galions qu’ils identifièrent comme faisant partie de la flotte du capitaine Lemaudit, l’un des plus puissants pirates de l’île, dont tout le monde savait qu’il était entré en conflit avec certains de ses coreligionnaires. Par contre, personne ne s’était attendu à ce que, par esprit de revanche, il décide effectivement de s’attaquer à l’île, préférant tout raser plutôt que d’admettre sa défaite. Davy se sentit blêmir en voyant les premières flammes commencer à s’élever, et les premiers cris d’horreur et de désespoir s’élever dans les airs en chants funèbres.
« Tout le monde sur le pont, déployez-moi ces foutues voiles et faites donner l’alerte aux autres équipages ! S’il croit s’en sortir comme ça, il se fourre le doigt dans l’œil. » siffla Davy en enfilant son manteau avant de grimper sur l’échelle de corde, prêt à sauter à terre.
« Capitaine ! Où vous allez comme ça ? »« Chercher Caroline et Antoine ! Obéissez à Guillaume et au Saïmour, je vous rejoindrai ! »Personne n’eut même le temps de discuter les ordres du capitaine ou de protester ; Davy était déjà terre et courait à toutes jambes, le cœur affolé qui tambourinait dans sa poitrine, en direction du centre-ville. Ignorant les appels désespérés des mourants qui commençaient à s’écrouler sur le pavé, dont les voix brisées parvenaient à peine à son cerveau tant la scène semblait surréaliste, il remonta la rue principale et fit irruption, essoufflé, dans le bordel en faisant claquer les deux battants de la porte. Tirant son propre sabre de son fourreau, la mâchoire crispée et la gorge nouée, Davy grimpa quatre à quatre les escaliers qui menaient à la chambre de Caroline, croisa deux autres marins sur son passage qu’il embrocha l’un après l’autre après quelques minutes de passes et de coups dans la mâchoire et dans l’abdomen. Une arcade sourcilière sanguinolente et une lèvre explosée, Davy ouvrit la porte d’un coup de pied furieux, seulement pour découvrir le dernier spectacle auquel il aurait aimé assister.
Il n’entendit même pas le cri qui sortit de sa propre gorge alors que le dernier homme de Lemaudit passait celle de Caroline au fil de son épée. Avait-elle-même seulement réalisé qu’il était venu pour la tirer de là et qu’il venait d’échouer ? Il lui semblait que ses yeux étaient déjà morts lorsque son corps s’affaissa au sol, sans vie, poupée de chiffon sacrifiée sur l’autel de la cruauté. Ce qui arriva après, Davy n’en conserva pas un souvenir exact. Il se rappellerait juste de la douleur, insupportable, ingérable, de son cœur qu’on avait lui aussi transpercé et saigné à blanc alors qu’une rage indescriptible le submergeait et que dans un hurlement inhumain il plantait son sabre dans le tueur, avec une violence telle qu’en la retirant il ouvrit pratiquement en deux sa coupable victime. Sa voix avait dû attirer l’attention : à peine eut-il fini d’éventrer le meurtrier de sa bien-aimée et que deux autres arrivèrent par derrière. Ils eurent à peine le temps de tirer son épée : Jones était dans un tel état de rage et de démence qu’il s’avança vers eux sans se soucier de leurs armes et en attrapa un par la nuque avant de lui enfoncer sa lame dans le visage, puis d’utiliser le cadavre comme bouclier contre l’autre qui tomba aussi bientôt sous la fureur du capitaine. Débarrassé des intrus, couvert d’un sang qui n’était majoritairement pas le sien, Davy, sabre dégoulinant de sang en main, se laissa tomber à genoux à côté du corps sans de Caroline. Alors qu’il effleurait ses cheveux devenus poisseux à cause du sang, il remarqua à peine que ses mains tremblaient de manière complètement incontrôlée. Davy Jones était perdu. Davy Jones avait perdu.
C’était le cri d’un nourrisson, les pleurs d’un enfant qui s’élevaient dans la pièce. Brusquement, Jones se sentit retomber sur terre. Stupéfait, il leva les yeux pour voir, debout dans son berceau, Antoine du haut de ses un an et quelques mois, toujours en vie… Le cœur de Davy fit un bond dans sa poitrine, ranimé après avoir arrêté de battre quelques minutes. En un clin d’œil, sa décision fut prise. Sans réfléchir le capitaine prit l’enfant dans ses bras et sortit en trombe de la pièce, fuyant la scène d’horreur, fuyant l’inadmissible. Il n’était plus lui-même. Le monde s’était écroulé autour de lui, continuait de le faire alors que les canons de Lemaudit continuaient de tout détruire avec un acharnement incompréhensible pendant que les autres équipages, impuissants, avaient déjà pris la fuite. Il avait presque atteint la plage, serrant Antoine contre sa poitrine, quand des cris derrière lui le forcèrent à se retourner : quatre hommes de Lemaudit s’étaient lancés à sa poursuite, et il était incapable de se défendre avec un bébé dans les bras. Pourtant, il était déjà prêt à défendre son fils quitte à mourir avec lui, quand un cri strident se fit entendre au-dessus de leurs têtes : et avant qu’ils n’aient le temps de réagir, le Saïmour piquait du bec sur eux et, toutes serres dehors, taillait dans le tas en se souciant bien peu de leurs hurlements de douleur. L’oiseau feulait et lançait des cris stridents et furieux, lacérant ses proies pendant que Davy reprenait sa course et atteignait bientôt le bateau qui, malgré ses instructions, l’avait attendu. Ses hommes l’aidèrent à se hisser sur le pont, stupéfaits de le voir revenir les bras chargés…
« Capitaine ! Que s’est-il passé, vous êtes plein de sang ! Et Caroline ? » demanda Guillaume qui n’y comprenait plus rien.
« Il n’y a plus… » tenta d’articuler le capitaine, mais sa voix trop étranglée l’empêcha de continuer. Serrant son fils contre lui comme un naufragé s’accrochant à une planche à la dérive, Davy Jones cherchait encore à se raccrocher à ce minuscule corps contre lui, dernier lien entre lui et sa raison, ultime motivation pour rester debout et repartir à l’assaut.
Des battements d’ailes se firent entendre dans son dos, et quelques secondes plus tard, il sentit l’aile gigantesque du Saïmour entourer ses épaules, comme une cape lourde qui le rendrait invisible aux yeux du monde. Lorsqu’il sentit des mains s’emparer du bébé, il tressaillit et darda des yeux meurtriers sur le coupable… pour passer à l’incompréhension et la tristesse en reconnaissant Léonard.
« On s’en occupe, Davy. Plus personne ne mourra aujourd’hui. » promit calmement l’artificier en prenant l’enfant dans ses bras. Le capitaine se retrouva seul contre le Saïmour, les bras ballants, pendant que Guillaume prenait la relève au commandement et que Léonard l’aidait à se relever pour aller mettre Antoine à l’abri à la cale. Le monde avait changé. Davy Jones aussi. Et lorsqu’il releva les yeux vers la mer qui semblait en feu, ses prunelles claires flamboyaient elles aussi.
« Trouvez-moi Lemaudit. Maintenant. »And they lived happily ever after...Lemaudit avait été trouvé. Lemaudit y était resté. En tuant le pirate qui avait rasé Libertalia, Davy Jones avait achevé d’asseoir sa réputation de pirate redoutable et meurtrier, une tempête que rien n’arrête, pas même les plus terribles des catastrophes. Le Hollandais avait repris la mer après avoir détruit la flotte de Lemaudit et n’avait jamais fait demi-tour, tournant la page d’un livre qu’ils ne rouvriraient jamais. Le temps de l’insouciance était terminé. Jamais le Hollandais ne retourna à Libertalia, jamais le Hollandais ne se posa durablement nulle part ailleurs. Depuis ce jour, l’équipage de Jones était réellement devenu un équipage nomade. De vrais pirates comme le voulait la légende. Ils n’avaient plus trop le choix, maintenant. Ce qui les différenciait des autres équipages, c’était la légende qui entourait leur prétendu bateau fantôme, le légendaire Saïmour qui se tenait toujours perché sur la vigie, son plumage de feu rayonnant au soleil, et le bébé qui grandissait petit à petit, année après année, faisant ses premiers pas sur le pont du bateau le moins recommandé du monde pour n’importe quel enfant. Le Hollandais écumait les mers, écrasait ses ennemis grâce à sa puissance de feu et l’ingéniosité de son équipage, jamais en manque d’idées pour améliorer leur équipement et toujours à la recherche des plus fabuleux trésors qui peuplaient ce monde. C’était bien la seule chose qui valait encore la peine de vivre après la perte de Caroline – ça et son fils Antoine, qui grandissait à une vitesse folle et devenait chaque jour un peu plus un pirate miniature. A deux ans il galopait déjà partout sans paraître affecté par le roulis des vagues, à cinq il apprenait autant à lire et compter qu’à faire des nœuds marins et reconnaître les vents sous l’œil sévère du Saïmour, fier de son père, et attendri de Léonard, auto-proclamé oncle et baby-sitter. Une drôle de famille recomposée dont Davy était l’impitoyable mais juste patriarche. Il n’était certes pas facile à vivre, s’étant plus fermé et endurci que jamais depuis la mort de sa bien-aimée, mais son équipage faisait avec. Après tout, ça faisait dix ans qu’ils voguaient avec lui. Ils avaient eu le temps de s’habituer et d’apprendre à respecter les qualités des défauts de leur capitaine.
Pendant dix ans encore, le Hollandais avait vogué au gré du vent et de leurs folles aventures, enchaînant entre trésors, caves secrètes, tombeaux maudits, sirènes, cyclopes, et autres créatures mythiques. Certains des hommes étaient tombés au combat, mais la plupart avait survécu à leurs mésaventures. Plusieurs fois ils avaient bien cru perdre le bateau, pris dans une gigantesque tempête ou dans un tourbillon, ou attaqués par des harpies que le Saïmour repoussait avec fureur. Ils recrutaient alors de nouveaux moussaillons, et dès qu’il fut en âge de se débrouiller, Antoine lui-même devint le plus jeune mousse du navire. Il avait hérité de la pugnacité et du foutu caractère de son père, et seul le contact bénéfique du Saïmour et de Léonard l’avaient empêché d’oublier toute notion de sagesse et de devenir un vrai forban, peut-être plus pirate encore que le reste de l’équipage. Après tout, contrairement à eux tous, il n’avait jamais connu que la dureté et l’injustice de la vie en mer, et n’avait aucun moyen de se raccrocher à autre chose – si ce n’était les souvenirs de sa famille de substitution. C’était un sacré petit gars, un dur à cuire qui ne reculait devant rien, pas même à dix ans à peine, et lors des abordages, il rugissait plus fort que tous les autres. La fierté de son père était évidente.
Dix ans de voyages interminables et passionnants, dix ans à se construire une réputation qui frisait au mythe, dix ans à terrifier d’autres équipages. Dix ans à en rencontrer d’autres au potentiel exceptionnel, aussi. Sinbad Septmers n’avait beau être qu’un jeunot aux yeux de Davy lors de leur rencontre, ça n’avait pas empêché le capitaine du Hollandais de le déclarer son plus grand rival après quelques rencontres musclées et quelques cicatrices qui les avaient tous deux marqués à vie, comme autant de promesses de se retrouver pour enfin en finir. D’autant qu’ils n’y arrivaient jamais : le plus mal en point des deux trouvait toujours un moyen de s’en sortir et jurait de revenir étriper l’autre, et ce petit jeu commençait à s’éterniser, si bien que pour Davy, c’en était clairement devenu une affaire personnelle. Septmers le narguait, Septmers empiétait sur son territoire, Septmers avait du potentiel, Septmers était un grand capitaine, ou pouvait le devenir, Septmers l’insupportait – c’était lui, et personne d’autre, qui lui trancherait la gorge. D’ailleurs, il se ferait un plaisir de tuer quiconque essayerait de lui voler cette satisfaction. Comme ce jour où le Saïmour, en pleine mer avec sa vue perçante, avait aperçu l’Ecorchée aux prises avec un galion ; lequel galion n’était plus qu’un tas de bois en ruines après le passage du Hollandais, qui avait mis un point d’honneur à rappeler qui était le rival de l’Ecorchée. Davy avait poussé le vice jusqu’à demander à Léonard et Guillaume de soigner les blessés et Septmers. Il ne manquerait plus qu’il lui claque entre les doigts sans un duel digne de ce nom, celui-là. Septmers avait-il jamais su qui avait sauvé son équipage ce jour-là, ou était-il resté inconscient tout du long à cause de ses blessures ? Davy l’ignorait et n’en avait cure. Au moins Septmers était-il toujours là-dehors, prêt à passer au fil de son épée.
Et puis le passé les avait rattrapés. Il les avait attrapés par la peau du cou, onze ans après la disparition de Caroline, sous la forme d’une armada de navires en provenance de Yasen, qui n’avait jamais cessé de rechercher son traître qui la narguait si bien du haut de sa légende. Après une rencontre catastrophique avec des sirènes qui lui avait déjà coûté une partie de son équipage, Davy s’était levé un matin à l’aube, alerté par les cris du Saïmour, pour découvrir une dizaine de bateau arborant le drapeau à licorne de Yasen. Lerat n’avait jamais cessé de les pourchasser. Et ce jour-là, il les avait rattrapés. Même avec toute leur puissance de feu, tout leur savoir-faire et tout leur courage, l’équipage du Hollandais n’avait rien pu faire face à la fureur des dix corvettes armées jusqu’aux dents. Le carnage avait été total. Par un quelconque miracle, un coup de pouce du vent peut-être, le Hollandais avait réussi à s’échapper, pratiquement en ruines, et à jeter l’ancre dans une crique hors de portée de la flotte qui les cherchait encore. La quasi-totalité de l’équipage avait été décimée. Seule une vingtaine d’hommes, incluant Léonard, le Saïmour, Antoine et Davy lui-même, avait survécu. Même Guillaume, l’indispensable, l’irremplaçable Guillaume s’était fait faucher par un boulet de canon. C’était le coup fatal. Il fallait être réaliste. Sauver encore ce qui le pouvait être. Davy avait serré les poings et la mâchoire, et avait pris la décision la plus difficile de sa vie.
« Tout le monde se sépare. Si nous restons ensemble, ils nous repéreront et c’en sera fini de nous tous. Léonard, pars vers l’Est, tu y seras à l’abri de leur vue grâce aux montagnes. Saïmour, prends Antoine avec toi et partez en direction du Sud, vers Afshin. Vous serez à l’abri là-bas. Quant à moi, je pars vers le Nord pour essayer de détourner leur attention. » Puis, ignorant les protestations de ses hommes qui voulaient rester soudés, il s’était exclamé, furieux et les yeux flamboyants de colère :
« Bande d’idiots ! Vous ne comprenez pas qu’en restant ensemble nous sommes des hommes morts ? En nous séparant nous avons tous une chance, même infime, de survivre. En nous séparant, nous avons une chance de nous reconstruire… et peut-être, un jour, de nous retrouver. Partez, sauvez-vous, refaites vos vies. Et si, vraiment, vous voulez reformer l’équipage… alors nous réussirons à nous retrouver. »C’était un serment, au nom de leurs camarades morts au combat, au nom d’une vengeance encore inaccessible. Mais, alors qu’il regardait ses hommes s’éloigner, et son fils de onze ans à peine disparaître avec le Saïmour, Davy sentait brûler au fond de lui une flamme dévorante, douloureuse et pleine de rage. La flamme du Hollandais, qu’il abandonnait en se jurant de le retrouver un jour. Puis il avait tourné les talons, abandonnant son bateau, son plus fidèle ami, sans se retourner.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis le naufrage et la dissolution de l’équipage du Hollandais Volant. Davy Jones avait voyagé, vu du pays, Saay d’abord, Fort Fort Lointain ensuite, au bout d’un an de déambulations. Personne ne viendrait le chercher à Fort Fort Lointain, il le savait ; et il était grand temps d’essayer de vivre à nouveau. Seul, il avait changé de nom pour éviter les autorités, avait utilisé ses économies pour racheter une librairie tombée en désuétude et lui avait redonné un peu d’âme, se plongeant dans le travail et les livres pour ne pas laisser les fantômes du passé le hanter trop souvent. Oh, le quartier s’était bien étonné au début de voir ce grand costaud, un inconnu qui plus est, rebâtir une librairie abandonnée à lui tout seul et en prendre la direction sans rien demander à personne. Il intriguait, il impressionnait dans le voisinage. Puis on s’était habitué à sa présence, à l’idée qu’il avait sûrement l’air menaçant mais qu’il ne mordait pas, dans le fond. Davy Jones restait bien caché derrière la façade imposante, mais vivable de David Leféroce. En trois ans de vie à Fort Fort Lointain, il faisait plus ou moins partie du paysage, même si l’aura de mystère qui l’entourait ne manquait jamais de soulever des interrogations et des rumeurs plus farfelues les unes que les autres. Jamais aussi farfelues que la vérité, cependant. Et, quand le passé lui revenait trop fort en pleine face, il allait se défouler dans des combats de rue ou vidait des bouteilles de vodka (ou de rhum lorsqu’il n’avait vraiment pas le choix). Trois ans d’une vie qui n’avait pas plus de sens que la disparition de Caroline. Trois ans d’une routine qui l’usait de l’intérieur. Trois ans. Jusqu’à ce qu’un jour, une jeune femme vêtue comme un homme, coiffée d’un chapeau à large bord, et aux longs cheveux d’un roux si profond qu’ils en paraissaient rouge feu, ne passe la porte de sa boutique. Il avait relevé les yeux, croisé son regard. Un regard qu’il n’aurait jamais oublié, qu’il n’aurait jamais pu confondre avec un autre.
Le Saïmour avait tenu sa promesse. Pendant ces quatre ans de séparation, il avait veillé sur Antoine, l’avait mené à Afshin et laissé aux bons soins d’une famille sélectionnée sur le volet pour poursuivre l’éducation du jeune homme. Et l’oiseau était reparti, à la recherche de tous les survivants du naufrage. Il les avait repérés, l’un après l’autre, avait repéré Davy à Fort Fort Lointain. Puis avait attendu le bon moment. La création du Charnel et la promulgation de la loi, ainsi que la création des Lames de Cendres, avait été le déclencheur. Sous forme humaine, le Saïmour était une femme, et allait sous le nom de Philomène. Et malgré son apparence, Davy l’aurait reconnue n’importe où. Sous son impulsion, Davy rejoignit à son tour les Lames de Cendres, et Antoine les rejoignit également, du haut de ses seize ans, plus que jamais le portrait craché de son père et désireux de se lancer dans la bataille. Un par un, ils revenaient. Un par un, le Hollandais renaissait de ses cendres. Pour, à cause de, et malgré Fort Fort Lointain, Marraine, et les rebelles…