Rose-Rouge et Taran

One more drink, please !

Ça fait un petit moment maintenant que je suis arrivé à Fort Fort Lointain, et je dois avouer que même si je suis à la base pour trouver un moyen de sortir Gurgi de sa prison, je me surprend parfois à aimer cette ville. Bien sûr, le sauvetage reste ma priorité, mais il m'arrive de temps à autre de vagabonder juste pour le plaisir, comme lorsque j'étais enfant, partant à l'aventure dans la forêt, me battant contre des ennemis issu tout droit de mon imaginaire.

Le jour où j'ai rencontré Rose-Rouge était l'un de ceux que je passais à vagabonder. Après les événements du bal, il était trop dur de chercher ds informations pour un possible plan d'évasion sans éveiller les soupçons des gardes, déjà bien à cran. Et comme c'était mon jour de repos, je me suis dit qu'il valait mieux faire se promener plutôt que de rester dans toute la tension qui subsistait dans la citée.

C'était la première fois que je me rendais dans les alentours, et ça avait l'air bien plus attrayant que ce que je pensais, surtout en ce moment. Me balader au hasard des chemins me rappela mon aventure en compagnie de Gurgi, après que le groupe se soit séparé. Sauf que Gurgi n'était pas là. Morose, je marchais la tête baissée, tapant de temps à autre dans un des cailloux qui parsemaient le sentier. Sans m'en rendre compte, je finis par arriver près d'un établissement bruyant, après une après-midi à vagabonder.

Je n'arrivais pas à lire ce qui était écrit sur l'enseigne, et je ne suis pas vraiment certain que j'en aurais été capable même si je sais lire, vu son état. Mais lors de mes différents voyages, j'ai fréquenté assez de tavernes pour en reconnaître une sans l'aide d'une pancarte !  Un peu revigoré par l'établissement que j'affectionnais bien, je me suis décidé à y entrer.

Un immense brouhaha y régnait, et il ne me fallut pas beaucoup de temps pour comprendre que deux ivrognes en étaient la cause. Habitué aux bagarres de ce genre, je m'approchais du bar sans y prêter attention, lorsqu'une jeune femme à l'air décidé se mit à leur hurler dessus. Toute la taverne se tut, et après un rapide silence, les éclats de rire fusèrent. Je m'y joignis, le cœur léger. Suivant la femme des yeux, je m'assis à un tabouret du bar.

Je ne pouvais me sortir cette jeune fille de la tête. Dans ma vie, je n'ai connu qu'une seule fille, Eilonwy, et elle n'était vraiment pas de la même trempe que celle-ci. En fait, je n'avais encore jamais vu quelqu'un comme elle, si franche et décidée.

Sans hésiter, je l'interpellai lorsqu'elle passa près de moi :

« Sacré coffre, que t'as là ! Ça t'arrive souvent de traîner dans des endroits comme ça et de crier sur les ivrognes ? »

Mon sourire était plus que bon enfant, et le simple fait de repenser à sa brimade ne fit que l'élargir.

Rose-Rouge et Taran

One more drink, please !

Oula, je ne suis pas bien sûr d'avoir compris ! Son travail ? Sérieusement ? Je ne suis pas du tout le genre de type pour qui les hommes sont faits pour faire telles choses et les femmes telles autres, loin de là ! Mais je ne sais pas pourquoi, savoir qu'une jeune femme comme elle, frêle et à l'air si délicate, travaille comme tenancière d'une auberge, ça me fait tout bizarre. Et pas n'importe quelle taverne ! La Pomme Empoisonnée ! Je ne suis jamais venu par ici, mais j'ai entendu beaucoup de choses sur cet endroit, et principalement que ce n'est pas vraiment par ici que traînent les gentils garçons...

Je m'apprête à répliquer lorsqu'un homme visiblement éméché me saisit par l'épaule et braille directement dans mon oreille, comme pour confirmer l'idée que je commence à me faire de la jeune femme, qu'elle est effectivement la tenancière et qu'en plus de ça, elle a un caractère à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Je hausse les sourcils, par surprise autant que par dégoût olfactif : si je suis habitué à ce genre d'individu des bas fonds de tavernes - croyez-moi, on ne passe pas la moitié de sa vie à Yasen sans y être confronté au moins une fois - celui-ci est particulièrement imbibé, et la forte odeur de bière qu'il dégage agresse mon odorat. Je secoue les épaules, de sorte que l'ivrogne enlève son bras, et le regarde s'éloigner en rigolant bêtement, avant d'aller m'asseoir au bar, sur l'invitation de la tenancière.

Je ne refuse jamais un bon verre d'alcool. En fait, je ne suis pas du tout difficile à ce sujet ! Il ne faut pas en abuser, et ça ne m'arrive pas souvent d'en boire, mais j'admets que je me suis quelques fois retrouvé dans un état avoisinant celui de l'autre type après une soirée un peu trop arrosée. Une fois de temps en temps, ça ne fait pas de mal ! D'autant que j'ai l'alcool joyeux et tendance à rire plus que d'habitué sous son emprise. Malgré tout ça, je n'ai jamais eu l'occasion de boire de vin. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs... J'imagine que je n'ai jamais tenté de le découvrir, m'en tenant à un bon godet de bière la plupart du temps.

Passé la surprise de la révélation de la jeune femme - vraiment, elle est totalement différente d'Eilonwy ! Jamais je n'aurais imaginé une femme produire son propre alcool... Mais au point où on en est, je suis persuadé que cette fille est pleine de surprise.

J'accepte donc le verre qu'elle me tend, et hésite un instant avant de prendre une gorgée. Je ne sais pas si elle remarque les yeux ronds que je tire, mais bon sang, encore une surprise ! Je ne sais pas si tous les vins ont le même goût, mais c'est absolument fabuleux !

"Eh bin ! Il est sacrément bon, ton vin ! C'est quoi ton secret ? Enfin, non, ne dis rien ! C'est la première fois que j'en goûte, mais je suis sûr que le tien à quelque chose de spécial ! J'arrive pas à mettre le doigt dessus..." Je la regarde et me mets soudain à rire. Elle doit penser que l'alcool me monte à la tête, mais je viens tout juste de réaliser qu'avec tout ça je ne me suis pas encore présenté. "Au fait, moi c'est Taran ! Et est-ce que je peux connaître le nom de la mystérieuse tenancière productrice de vin à la gueulante facile ?"

Et voilà, une fois de plus, j'affiche un sourire niais, trop fier de mon humour douteux.

Rose-Rouge et Taran

One more drink, please !

Pendant quelques instants, je suis persuadé que la jeune femme ne plaisante pas, et qu'elle ne tient vraiment pas à me révéler ce qui fait le goût unique – et très bon, d'ailleurs – de son vin. Il faut dire qu'avec ce que j'ai pu voir jusque là, elle ne se laisse pas marcher sur les pieds, et je pourrais comprendre qu'elle ne veuille pas faire part de ses ingrédients secrets, mais je me raidis tout de même devant ce refus. Elle n'a pas le temps de s'en apercevoir, puisque je me détends aussitôt que je comprends qu'elle plaisante.

Mes yeux s'écarquillent en entendant sa révélation : du vin aux fleurs, c'est pas banal ! Je fixe mon verre à moitié vide, et tente d'y déceler des résidus qui auraient pu m'aider à arriver à cette conclusion, mais sans succès. Je hausse les épaules, et bois le reste de la préparation. Je fixe ensuite mon regard sur la jeune fille désormais accoudée au bar, et ne peux retenir une moue impressionnée : c'est pour ça que j'aime autant rencontrer des gens, on se rend toujours compte des possibilités incroyables qu'offre la vie. Heureusement que le genre humain – enfin humain, le genre d'aujourd'hui, avec toute cette histoire de Charnel, je m'y perds complètement, moi – est si diversifié, parce que si tout le monde était comme moi, jamais on aurait eu de vin aromatisé aux fleurs, je n'ai ni la patience ni la créativité requises pour arriver à de tels résultats. Je me demande à quoi ressemblerait un monde peuplé uniquement de Tarans ! A une tribu de guerriers au sang chaud dans des huttes, probablement...

Je me perds dans mes pensées, mais suis ramené à la réalité par le discours de la tenancière. Elle me dit son prénom, Rose-Rouge, et m'explique les différentes manières qu'ont les gens de l'appeler. J'ai donc le choix entre son prénom complet, un des deux prénoms qui le compose ou simplement ses initiales. Cette dernière est la proposition qui m'enchante le moins, aussi je la raye de mes possibilités. Le dilemme, maintenant c'est de savoir lequel des deux prénoms je vais choisir. Je ne connais personne ayant l'un ou l'autre des prénoms, ce qui ne m'aide pas à trouver... Mais comme je ne suis pas le genre de garçon à se prendre la tête pendant une demie-heure sur des petits soucis, je fais appel à ce qui compose la base même de ma personnalité : mon instinct. C'est merveilleux, l'instinct, c'est comme de débrancher son cerveau et se laisser guider par des pulsions, sans réfléchir. Bon, d'accord, c'est merveilleux et un peu dangereux, parce que je me suis déjà retrouvé dans des situations assez douloureuses à cause de ce même instinct, mais là le risque de me retrouver dans un duel à mort avec Rose me semble minime. Ah tiens, Rose ! Bin voilà, finalement c'était pas si dur, il suffisait de pas y réfléchir !

Le contentement d'avoir résolu mon dilemme s'évanouit en même temps que ma nouvelle connaissance pose sa question suivante. Elle va penser que je suis complètement lunatique, à passer du sourire à la mine renfermée en un quart de seconde, mais elle vient de toucher un point sensible sans faire exprès : ce que je fais dans ces contrées... Je cherche un ami, un ami qui a des ennuis, et pourtant me voilà assis dans une taverne à m'amuser, alors qu'il est seul et probablement terrifié à l'heure qu'il est. La culpabilité mêlée à la tristesse me font me lever de mon tabouret. Je regarde la jeune femme et lui donne un sourire triste, tentant de dissimuler mes soucis. Avant de partir, je laisse un pourboire, pour le vin qu'elle m'a fait goûter, et sa compagnie. Je m'éloigne du bar après lui avoir dit :

« Disons juste que je suis ici pour sortir un ami du pétrin, et il faudrait que je m'y remette, parce qu'il a besoin de moi et que je ne peux pas... Enfin, je ferais mieux de partir. Je suis tout de même ravi de t'avoir rencontré, Rouge, et je repasserai goûter de ton vin à l'occasion. »

Je traverse la salle sans un mot et une fois dehors, je reprends le chemin vers Ragtown, morose. Ma dernière pensée reste cependant à la taverne : je l'ai appelée Rouge en partant, alors que je m'étais décidé pour Rose. Il faut croire que cette fois, mon instinct n'a pas fonctionné comme il le devrait...