Réveillée depuis des heures, l'adolescente trépignait sur place. Le grand jour était enfin arrivé :
elle allait enfin pouvoir monter à la surface. Quinze ans, c'était là l'âge qu'elle venait d'avoir, l'âge qu'elle devait avoir afin d'obtenir la permission de nager jusqu'à la surface et émerger de l'océan, voir le monde d'en haut, découvrir cet univers si fascinant et merveilleux dont elle rêvait jours et nuits. Ce jour tant attendu, était enfin arrivé. Fixant inlassablement le remous des vagues au-dessus de sa tête, la rouquine s'agitait sous l'impatience qui l'assaillait. Ses sœurs étaient toutes aussi excitées que leur cadette, bavardant allègrement et riant aux éclats. Toute l'attention était portée sur leur petite sœur, mais elles avaient beau lui parler et la féliciter, celle-ci n'écoutait pas, pendue à la fenêtre de leur chambre, incapable de penser à autre chose que ce qui l'attendait là-haut. «
Allons, allons, jeunes filles ! Est-ce là une attitude digne de vôtre rang ? Ariel, approche donc, que je puisse te préparer correctement. » Leur grand-mère, mère du souverain des mers, leur père, avait toujours été calme et élégante, un exemple de dignité et de sagesse. Elle avait vu bien des choses et s'était beaucoup aventurée dans le monde des humains. C'était elle qui s'était toujours occupée de l'éducation de ses petites-filles, leur contant nombres d'histoires sur les hommes et la terre qu'ils habitent. Cependant elle avait toujours été avare de ses histoires, préférant ne pas trop encourager ses précieuses princesses, souhaitant simplement les protéger. Bien entendu, ce n'eut pas l'effet escompté. Les jeunes filles étaient toutes émerveillées par cet univers étrange qui prenait vie au-dessus des mers. Mais la plus curieuse de toutes, c'était la cadette,
Ariel. Si ses sœurs avaient arrangé leur jardin personnel en forme de baleine ou de sirène, Ariel avait préféré former un soleil de fleurs rouges. Et ce qu'elle adorait pardessus tout, hormis les histoires du monde d'en haut, c'était se prélasser sous le grand arbre au pied duquel elle avait déposé une statuette représentant un jeune garçon humain, objet précieux tombé de la surface. Ariel était bien plus silencieuse et réfléchie que ses sœurs ; on la trouvait bizarre, à se contenter d'imaginer explorer le monde des hommes, plutôt que de s'amuser à visiter les épaves étendues au fond de l'océan. Pourtant, la voilà toute guillerette et joyeuse, pressée de découvrir les mystères qui perduraient juste au-dessus de sa tête. Déposant une couronne de lis blancs sur les cheveux de la jeune fille, son aînée fit ensuite attacher huit grandes huîtres nacrées à la queue de celle-ci. Ainsi elle pouvait prouver son appartenance à la famille D'Aiguemarine, et affirmer son rang élevé. «
Qu'est-ce qu'elles sont lourdes ! » Sa grand-mère lui donna une pichenette sur le nez avec un léger sourire. Elle la fit tourner sur elle-même et l'observa de haut-en-bas, réalisant à quel point l'enfant qui la suppliait de continuer ses histoires avait grandi. «
Si l'on veut être présentable, il faut bien souffrir un peu ! Aller, va, il est l'heure. » Embrassant sa grand-mère, Ariel se dirigea vers ses sœurs pour les embrasser à leur tour, avant de s'élancer sans plus attendre vers la surface de l'eau. Jamais elle n'avait nagé aussi vite, et jamais son cœur n'avait battu aussi fort dans sa poitrine. Un sourire trahissant sa joie profonde était ancré sur son visage. Arrivée à quelques mètres à peine, la sirène se sentait euphorique. Approchant lentement de la surface calme de la mer, elle finit par sortir de l'eau, pour finalement contempler le spectacle du soleil couchant qui s'offrait sous ses yeux. Jamais elle n'avait été plus heureuse qu'à ce moment-là. Jusqu'à ce qu'elle aperçoive ce navire, non loin d'elle. Jusqu'à ce qu'elle contemple les feux d'artifices qui s'en échappaient. Jusqu'à ce qu'elle soit envoûtée par la musique et les rires de ceux qui s'y trouvaient. Jusqu'à ce qu'elle le voit,
lui. Celui qui allait bouleverser sa vie à jamais. Celui pour qui elle allait tout sacrifier, tout endurer, et finalement,
tout perdre.
Ce n'était pas une bonne idée,
elle le savait. Pourtant, c'était bien là la seule solution qui s'offrait à elle. Elle ne pouvait plus reculer. Elle venait de traverser un champ de tourbillons pour arriver jusqu'ici, et son cœur ne supporterait pas de souffrir plus longtemps. Face à l'allée de polypes qui s'étendait devant-elle, la petite sirène prit peur. Ces immondes créatures mi-animales mi-plantes avaient la sale manie d'attraper tout ce qui passait à portée de leurs multiples doigts, pour ne plus jamais le relâcher. Ayant attaché sa chevelure de feu et croisé ses bras sur sa poitrine, l'inconsciente fila à toute allure, évitant soigneusement de se faire prendre. Elle put apercevoir les prises des polypes, tels des squelettes de marins malchanceux ou des rames, et comble de l'horreur : une jeune sirène prise au piège, étouffée. Passé cette épreuve, la rouquine arriva à la maison de la sorcière. Cette vieille femme qu'elle avait toujours eu en horreur était devenu son seul espoir. S'approchant de la demeure faite d'os de naufragés, elle n'eut pas le temps de dire quoique ce soit, que la sorcière lui annonça qu'elle savait parfaitement ce pourquoi elle était venue, et que c'était de la folie. «
Cependant je veux bien t'aider. Parce que je sais pertinemment que ce choix ne t'apportera que du malheur. » A cet aveu, Ariel se contenta de froncer les sourcils, plus déterminée que jamais. Elle était tombée amoureuse, voilà bien le seul malheur qui lui était arrivé. Le mal d'amour qui l'assaillait avait été lancé par un jeune prince, celui-là même qu'elle vit sur ce fameux bateau. Lui qu'elle avait sauvé de la noyade alors que c'était formellement interdit. Lui même qui hantait ses pensées depuis des mois, sans trouver de répit. «
Je vais te donner l'élixir dont tu as besoin pour ta quête désespérée. Tu te rendras à la surface avant le lever du soleil. Tu t’assiéras sur la côte et tu le boiras. Ta queue rétrécira et fera place à ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais je te préviens : cela te fera souffrir comme si une lame te transperçait. » Cette idée lui fit froid dans le dos. Fixant la sorcière dans les yeux, la petite sirène prit une profonde inspiration afin de reprendre de la contenance. «
La souffrance ne me fait pas peur, je le ferai. » La vieille femme eut un sourire qui glaça le sang de la rouquine. «
Vraiment ? J'ajoute que même si tu conserveras une démarche légère et élégante, chacun de tes pas te fera souffrir comme si tu marchais sur des têtes d'épingles. Si tu n'as toujours pas peur, nous pourrons continuer. » Ariel s'imagina les souffrances qui l'attendaient si elle acceptait. Bien sûr qu'elle avait peur, elle était terrifiée. Mais elle avait déjà mal en cet instant même. Son cœur se serrait à chaque pensée dirigée vers le prince. Elle ne pouvait supporter d'endurer cela plus longtemps. Quitte à partir pour ne plus revenir, elle le ferait. Quitte à ne plus revoir sa famille ni sa maison, elle le ferait. Quitte à souffrir le martyr et risquer sa vie, elle le ferait. «
Je supportais tout cela, je n'ai pas peur. » La suite ne l'enchanta pas plus. La sorcière lui annonça qu'elle devait impérativement rendre le prince fou amoureux d'elle, qu'il en oublie même sa mère et son père. Auquel cas, s'il venait à aimer une autre femme, son cœur se briserait et elle finirait en écume dans la mer. A ce moment, Ariel était pire que terrifiée à l'idée d'échouer, mais sa détermination serrait infaillible. Elle accepta toutes les conditions, jusqu'au paiement de la sorcière, qui fut sa voix. Si la jeune fille hésita du fait qu'elle ignorait comment charmer son prince, si ce n'est avec sa voix d'or, elle finit par accepter que la sorcière lui coupe la langue. Devenue muette, la petite sirène observa le sortilège prendre forme, avant de finir en un élixir qui allait lui donner forme humaine. Son destin tenant à présent dans une fiole, Ariel quitta rapidement le lieu maudit. S'arrêtant devant le palais de son père, elle fit des adieux silencieux à sa famille et sa maison. En cet instant, elle pensait ne plus jamais y revenir. En cet instant, elle était persuadée que le prince tomberait amoureux d'elle, et qu'elle serait humaine jusqu'à la fin de ses jours. Arrivée sur la berge peu avant le lever du soleil, la jeune fille but le contenu âpre de la fiole. Une douleur sourde se fit ressentir dans le bas de son corps, et elle crut fort qu'une lame la tranchait de part en part. Après un moment interminable, elle se retrouva avec deux jambes parfaitement humaines. Le pas léger et douloureux, la rouquine s'efforça de faire bonne figure face à l'apparition de son prince bien aimé. En cet instant, elle souhaitait simplement rester à ses côtés pour toujours. En cet instant, elle ignorait la douleur et souriait comme jamais. En cet instant, elle était persuadée que tout irait pour le mieux, et qu'
elle aurait droit à sa fin heureuse.
Comment en était-elle arrivée là ? Debout dans la cabine, face aux jeunes mariés profondément assoupis dans leur lit, Ariel les observait dormir d'un sommeil heureux. Son prince avait retrouvée celle qui l'avait sauvé, du moins, était-il persuadé que c'était elle. Mais c'était loin d'être le cas. La jeune sirène s'était préparée à mourir. Tout la soirée durant, elle avait dansé et rit, la mort dans l'âme. Elle savait que son heure était venue, au lever du soleil, elle se transformerait en écume et disparaîtrait à tout jamais. Ses mains se serrèrent sur le poignard qu'elle tenait. Ses sœurs lui étaient apparues, les cheveux coupés. Elles les avaient offerts à la sorcière en échange d'un moyen de sauver leur cadette. Et les voilà qui lui amènent cette arme qu'elle devait planter dans le cœur de celui qu'elle aimait pardessus tout. Elle n'avait pas beaucoup de temps, le soleil n'allait pas tarder à apparaître sur la ligne d'horizon. Comment cela avait-il pu arriver ? Collée contre la porte, Ariel ne savait plus quoi faire. Mourir dignement en sachant que son seul amour vivrait heureux, ou tuer ce même amour et retourner dans l'océan pour y vivre libre. La jeune sirène était totalement perdue. Elle avait tout sacrifié pour cet homme. Elle avait quitté sa famille et sa patrie. Elle avait donné sa voix pour acquérir des jambes qui la faisaient souffrir à chaque instant. Et lui ne savait pas. Lui n'avait pas compris. Comment aurait-il pu deviner ?
Au moins aurait-il pu essayer. Elle qui avait feint ses sourires, elle qui avait toujours été à ses côtés. Elle qui souhaitait vivre avec lui jusqu'à la fin, et l'aimer. Elle qui n'avait espéré qu'un regard, un geste, un espoir. La voilà à présent mourante et en proie à une détresse nouvelle et accablante. Elle aurait voulu hurler et crier à pleins poumons. S'exprimer, tout expliquer, dévoiler la vérité. Mais elle ne le pouvait pas. A l'image de la sorcière qui l'avait prévenue que ça se terminerait ainsi, un sourire amer se dessina sur son visage. Serait-ce donc tout ? Cela pouvait-il réellement se terminer comme ça ? Elle qui n'avait fait que rêver d'une vie extraordinaire sur la terre, elle qui n'avait souhaité qu'explorer ce monde qui l'émerveillait tant. La voilà qui se confrontait à la dureté de ce dernier. Le voile était tombé, les choses n'étaient plus aussi brillantes qu'auparavant. Ariel se sentit lâcher le poignard, prête à abandonner. Il suffit d'un regard sur le couple pour comprendre.
Il l'avait détruite. Depuis le jour où elle l'avait rencontré, il n'avait fait que l'anéantir. Le pas lourd et plus douloureux que jamais, l'âme en peine, l'enfant délaissée s'approcha du lit où reposait l'objet de tous ses malheurs. S'agenouillant auprès du prince qui dormait sur ses deux oreilles, Ariel leva la lame au-dessus du cœur de ce dernier. Dans un geste mêlant colère et détresse infinie, Ariel abattit le poignard en un sanglot silencieux. Réveillé sur le coup, le prince ouvrit les yeux pour poser son regard incompréhensif sur la rouquine. En larmes pour la première fois de sa vie, celle-ci s'effondra totalement, les mains toujours jointes sur l'arme plantée dans le cœur de celui qui fut tout pour elle. Un silence lourd pesa sur la pièce, pas un son ne s'échappa du pauvre erre qui n'avait pas été capable de se sauver tout seul d'un naufrage. Poussant son dernier soupir, le sang du prince vint à s'écouler sur les jambes nues de cette pauvre âme désespérée. La sensation de la magie qui opérait la fit réagir. Emportant le poignard avec elle, Ariel sortit en trombe de la cabine. D'abord éblouie par le soleil qui se levait, la jeune meurtrière se jeta pardessus bord et plongea dans les profondeurs obscures de l'océan. Un cri horrifié retentit sur le navire, la jeune mariée se retrouvait veuve. A présent redevenue sirène, Ariel se mit à nager aussi vite et fort qu'elle le put. Elle ne retourna pas au palais de son père, elle ne rejoignit pas ses sœurs, et elle ne s'arrêta pas de nager avant d'être totalement et absolument épuisée. Ses larmes se mêlèrent à l'eau salée, et la petite sirène fut forcée de grandir d'un seul coup. Même si elle n'était pas devenue écume,
son cœur était brisé, et elle n'était pas sûre qu'il puisse remarcher un jour.
Cela faisait un moment qu'elle l'observait, quelques jours pour être plus précis. Il était âgé et semblait ne plus avoir toute sa tête, mais il lui inspirait étrangement confiance. Il vivait seul, comme reclus de la société, et il passait son temps à parler aux animaux et aux plantes, câlinant les arbres et fumant des herbes dont elle ignorait alors le nom. Cachée dans le seul bassin auquel elle avait réussi à accéder, elle l'avait guetté. Elle l'avait vu faire déjà, c'était un magicien, un sorcier. Bien que cette idée l'ait d'abord effrayée - sûrement à cause de sa mauvaise aventure - elle avait rapidement compris qu'il était différent de la sorcière qu'elle avait connu. Il semblait bien plus avenant et généreux que cette vieille anguille, il suffisait de le voir s'occuper des pauvres bêtes blessées pour le comprendre. S'étant approchée plus que d'ordinaire, Ariel ne cessait de fixer le vieux sage.
Peut-être pouvait-il l'aider ? Elle ne savait pas trop comment s'y prendre, d'autant plus qu'elle était incapable de parler, raison pour laquelle elle souhaitait son aide d'ailleurs. Plantée sous la surface de l'eau claire, la jeune sirène cherchait un moyen d'aborder le magicien, quand celui-ci vint recueillir de l'eau au creux d'un récipient en terre cuite. Autant le dire tout de suite : il fut plus que surpris de constater qu'une jeune fille à la chevelure de feu l'épiait, plongée au fond de l'eau. Poussant un cri et tombant à la renverse, le vieux magicien en fit tomber son bol dans le bassin. Pour ce qui était de l'aborder en douceur, c'était raté. Récupérant le récipient, Ariel émergea de l'eau et tendit son bien au vieil homme. Ce dernier mit quelques secondes à réagir, observant tour-à-tour le bol pour la sirène qui venait d'apparaître sous ses yeux. Se raclant la gorge, il fit en sorte de retrouver un peu de contenance avant d'attraper le récipient rempli d'eau. «
Eh bien, voilà une entrée en scène surprenante, merci jeune fille. » Ariel se contenta de sourire, gênée. Sourire auquel le magicien ne manqua pas de répondre, il avait l'air d'un grand-père sage et attentionné. «
Mais que fait une sirène comme toi ici ? » Il avait raison de se poser la question. Après tout, ce bassin avait été assez difficile d'accès pour elle, et il est plus habituel de rencontrer une sirène dans le grand large, et non sur la côte. Comment lui expliquer ? Comment lui dire qu'elle avait fait l'erreur de conclure un marché avec une sorcière ? Comment lui avouer qu'elle avait échangé sa voix contre une idylle brisée ? Un air triste se peint doucement sur le visage de la jeune femme. Cela faisait cinq ans maintenant que cette histoire s'était déroulée, pourtant la plaie était toujours à vif, refusant de cicatriser comme elle le devrait. Respirant profondément, Ariel fit en sorte de se concentrer sur ce qui l'amenait auprès du magicien. Tapotant son cou, elle tenta de lui faire comprendre qu'elle était incapable de parler. Autant vous le dire tout de suite, ce jeu des devinettes avait duré au moins quinze bonnes minutes. En passant de "mais ta tête n'a pas été tranchée voyons !" à "tu as faim, c'est ça ?", Ariel crut que le sorcier étant plus stupide qu'il n'en avait l'air. Heureusement pour elle, il finit par comprendre - à peu près - ce qu'elle voulait dire lorsqu'elle ouvrit la bouche et lui montra sa langue coupée. «
AH ! Je vois, je vois ! Attends ici, j'ai ce qu'il te faut. » Après un quart d'heure d'attente, la rouquine vit le vieux mage revenir avec tout un bric-à-brac fourré dans les mains. Même en ayant déjà vu une sorcière l'œuvre, les rituels de magie impressionnait toujours la curieuse. Le voyant allumer des bougies et brûler des feuilles étranges à l'odeur envoûtante - il avait appelé ça de la sauge - elle l'écouta proférer des incantations et s'agiter au-dessus du même récipient qu'elle avait récupéré dans l'eau quelques instants plus tôt. Elle le vit y ajouter quelques poudres qui se diluèrent, et elle s'inquiéta un peu en le voyant plonger un gros cristal dans le bol. Elle n'allait quand même pas devoir avaler ce truc-là, n'est-ce pas ? Légèrement inquiète, Ariel ne broncha pas, continuant de fixer le vieil homme qui semblait sûr de lui. «
Voilà, c'est prêt. Techniquement, ça devrait marcher ... Aller ! Cul sec ! » Son "techniquement" ne la rassura pas plus, mais elle s'exécuta. Elle crut qu'elle allait s'étouffer, et un étrange goût métallique envahit son palet. Mais après quelques secondes à tousser, Ariel sentit sa voix revenir. Sa langue avait repoussé. Testant sa voix à coup de "un, deux, un, deux" et de "les poissons-chats sont tous chez Sacha", Ariel finit par afficher un gigantesque sourire avant de sauter au cou du magicien, le remerciant encore et encore. Finalement, tout deux purent enfin se présenter convenablement. Il s'appelait Merlin, ex-professeur de magie en quête de son "Moi profond". S'il souhaita savoir comment une charmante demoiselle comme elle avait pu se retrouver avec la langue coupée, la concernée resta plutôt évasive sur le sujet. «
Disons que j'ai commis la plus grosse erreur de ma vie. » Devant l'air abattu de la jeune fille, le vieux sage se sentit désolé et lui donna une légère pichenette sur le nez,
comme sa grand-mère. Il lui dit alors une chose qu'elle retiendrait jusqu'à la fin de ses jours. «
Tout le monde commet des erreurs ma chère, moi le premier. Nous naissons tous imparfaits - même si certains se persuadent du contraire - et nous avançons tous au fil de nos erreurs. Tous ce que nous avons à faire, c'est les accepter et apprendre d'elles. Il prit une profonde inspiration avant de continuer,
nous naissons, et sommes tels que nous devons l'être, et nous ne pouvons changer cela, juste ... L'admettre et vivre avec. » Ce jour-là, Ariel ne retrouva pas seulement sa voix, elle comprit également une chose très importante ; elle devait accepter ce qu'elle était depuis toujours : le mythe d'une créature sans cœur et sans âme, un fléau égoïste qui vit dans les profondeurs sombres et glaciales de l'océan. Elle était née comme ça,
alors autant s'y faire ... C'était un bateau comme les autres, avec à son bord, des marins comme les autres. Ariel les avaient attirés vers le récif, où les attendaient en traitres quelques rochers mortels, comme à chaque fois. Depuis quelques années déjà, la rouquine avait rejoint un groupe de sirènes vivant au large d'une contrée lointaine. Si elles avaient accepté Ariel au sein de leur clan, elles n'avaient cependant pas le même régime alimentaire que leur nouvelle camarade.
Les vampires des mers, c'était elles. Leur mode de vie ne changeait pas tant de ce qu'avait connu la jeune sirène jusque-là, si ce n'était les chasses à l'homme qu'elles organisaient. Se nourrissant de leur âme, ses sirènes impitoyables se rapprochaient bien plus de l'image qu'Ariel avait d'elle-même que le faisait sa famille. Raison pour laquelle elle n'était pas retournée chez elle.
Non. Elle n'avait plus sa place là-bas, elle n'avait plus de maison, plus rien, si ce n'était ce maudit poignard qui s'entêtait à transpercer sa conscience. Sa voix enchanteresse était incroyablement puissante pour ce qui était d'envoûter les pauvres marins qui avaient le malheur de l'entendre, et c'était sûrement la principale raison qui avait poussé ces vampires marins à la garder près d'elles. Les hommes l'avaient surnommée le
Feu Marin, dévastateur et imprévisible. Au fil du temps, Ariel s'était de plus en plus enfoncée dans les ténèbres de son âme, se construisant une muraille impénétrable, se forgeant un cœur de pierre, insensible. Du moins, pensait-elle l'avoir fait. Plongeant un énième bateau dans le chaos et l'eau glaciale de l'océan, la jeune femme observait d'un œil sombre les marins emportés par ses consœurs, tandis que d'autres se noyaient, attendant leur fin, terrifiés jusqu'aux os. Qui sait pourquoi elle s'attarda sur cet amas de cordes emmêlées, et qui d'autre saurait pourquoi elle se força alors à regarder de plus près, attirée par des mouvements suspects.
Un homme était pris au piège. L'espace de quelques secondes, incrédule, elle l'observa se débattre, tentant en vain de se défaire de cet immense sac de nœuds. Qui sait encore comment il fit pour la voir et lui planter son regard dans le sien. Leur échange silencieux sembla lui durer une éternité, ou plutôt, elle crut que le temps même s'était arrêté, figé. Autour d'eux, le carnage continuait sans prendre de pause, et sans même porter une quelle conque attention sur eux. Encore aujourd'hui, Ariel ignore pourquoi elle utilisa son poignard pour couper les cordes et sortir cet homme de ce piège mortel. Elle ne sait pas pourquoi elle l'attrapa et le mena loin de ses compatriotes, à l'abri, vers le rivage, sur une plage isolée. Sans parler du fait qu'elle resta à ses côtés le temps qu'il reprenne ses esprits. Il semblait avoir le même âge qu'elle à ce moment-là, environs vingt-cinq ans, et il portait une alliance à son doigt. Pourquoi elle nota ce détail en particulier ? On pourrait se dire que c'était une conséquence de ses aventures passées, mais ce serait faire une analyse psychologique plutôt archaïque. Aucun mot ne sortit de sa bouche tandis qu'il reprenait son souffle, la main sur le cœur. «
Merci. » Récupérant ses esprits, le marin trempé avait de nouveau planté ses yeux dans ceux d'Ariel.
Pourquoi étaient-ils si captivant, ces yeux-là ? «
Mille fois merci ... » La sirène fronça les sourcils. Elle qui se voulait impitoyable, la voilà qui sauve ce marin de la noyade. Pourquoi diable avait-elle fait ça ? «
Pars ... Avant que je ne change d'avis. » Ariel se prépara alors à replonger dans la mer, mais un filet lui atterrit sur la tête, l'empêchant de bouger. Jetant un regard d'incompréhension en direction du jeune homme, elle ne put qu’apercevoir un air désolé sur son visage. «
En voilà une bonne prise mes chers amis ! » C'est alors qu'elle les vit : une petite troupe d'hommes qui la cernaient de toutes parts, impossible de s'échapper seule, prise au piège. Elle tenta de se débattre et de hurler afin d'étourdir ses ravisseurs et de rallier les autres sirènes à sa cause, mais fut prise de court et bâillonnée par le pseudo capitaine du groupe. «
Héla ! Une vraie anguille celle-là ! Bien joué gamin, t'as eu du bol sur ce coup-là, haha ! » En cet instant, la rouquine souhaitaient qu'ils se fassent attrapés, et que leur âme leur soit arrachée, noyés et broyés par cette mer qu'ils prétendaient maîtriser, mais elle ne pouvait absolument rien faire. Elle dût les écouter discuter du prix qu'allaient leur rapporter ses écailles, et comment ils allaient partager le gâteau. Serrant son arme dans les mains, elle la cacha du mieux qu'elle put, se contentant de brûler du regard ce "gamin" pour qui elle allait être vendue en pièces détachées. Ce dernier était pire que mal-à-l'aise, il était
mal, tout court. La nuit tombant, la troupe d'hommes fit un campement sur la plage même, abandonnant leur prise sur le sable, ligotée et désespérée. Elle pouvait toujours rêver d'être retrouvée par les autres, jamais elles ne devineraient qu'elle se trouvait sur cette plage. Elle crut bien que son heure était arrivée, pour la deuxième fois de sa vie, elle s'était préparée à mourir. Jusqu'à ce qu'il vienne discrètement.
Un enfant face à un tigre en cage. S'il la libérait, il n'était pas dit qu'elle ne prenne pas sa revanche sur lui, changeant d'avis et l'emportant avec elle au fond de l'eau. Elle lut le doute qui l'assaillait dans ses yeux. Pourtant ... Pourtant il lui ôta son bâillon. Pourtant il coupa ses liens. Pourtant, il la porta jusqu'à l'eau. Sans savoir pourquoi, elle l'attrapa et l'immergea complètement, le maintenant sous l'eau de force, les mains sur sa gorge. Elle aurait pu le noyer cette fois-ci, ou le ramener à ses nouvelles sœurs. Mais non. Elle l'abandonna là, filant à toute vitesse, loin des côtes. Elle ignorait ce qui allait bien pouvoir arriver à cet homme, et elle ne voulait pas le savoir. Deux fois qu'elle sauvait un homme de la noyade, deux fois qu'elle manquait de mourir pour celui-ci.
C'était décidé, on ne l'y reprendrait plus. Déposant une dernière fleur de lotus sur la surface de l'étang artificiel, Ariel put enfin admirer son travail. Sortant précautionneusement de l'eau, elle prit soin d'arranger quelques roseaux, avant de s'avouer satisfaite et d'afficher un léger sourire. Cela allait bientôt faire quatre mois qu'elle était jardinière au château, et on pouvait dire qu'elle faisait un travail remarquable, surtout avec les plantes aquatiques. En même temps, étant donné son lieu de naissance, ce n'était pas vraiment étonnant. On pourrait la croire heureuse, à la voir comme ça, au milieu des plantes, presque joyeuse. Mais ça ne restait qu'une façade. Ariel était une sirène, avec ou sans Charnel, et que ça plaise ou non, elle le serait toujours. Qu'on la force à se faire passer pour ce qu'elle n'est pas, ça la mettait hors d'elle. Quelle ne fut pas sa rage quand on lui apprit que le port du Charnel était obligatoire pour les sirènes. Nom d'une palourde ! Qu'est-ce que cette fée pouvait bien leur reprocher ? Elles ne lui avaient rien fait qu'elle sache ! Non, vraiment.
Cette situation la révoltait. Mais que pouvait-elle bien y faire ? Les anciens souverains n'étaient plus là, et cette mégère volante était trop puissante pour avoir ne serait-ce que l'idée d'une chance. Alors Ariel serrait les dents et faisait comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, même si c'était faut. Elle avait trouvé cet emploi au château, se sentant bien plus à l'aise avec les plantes qu'avec ces humains qui grouillaient de partout. Heureusement qu'il y avait ses sœurs. Ce devait bien être le seul point positif de cette situation. En effet, grâce à cette nouvelle précaution mise en place, la jeune femme avait pu retrouver sa famille. Épargnons-nous les retrouvailles émouvantes et les reproches vieux de quelques années, voulez-vous ? Ses cinq sœurs se trouvaient elles aussi à Fort Fort Lointain, et chacune s'était reconvertie d'une façon différente : styliste, coiffeuse, journaliste, pâtissière et bijoutière, autant dire que dans cette famille, on aimait la diversité. Après avoir été séparées pendant de longues années, les six filles ne passaient plus une journée sans se voir, tout du moins, Ariel n'avait pas vraiment le choix. Bien sûr qu'elle était heureuse de les avoir retrouvées, mais elle avait changée, et si la concernée s'y était fait, ses aînées entendaient bien la faire redevenir comme avant ! Un effort touchant de leur part, mais qui risquait fort de la fatiguer à force du temps qui allait passer. «
Tu sais qu’Isaiah m'a encore suppliée de te convaincre de devenir son modèle ? Sans parler de Sora qui n'arrête pas de répéter que tu ferais une mannequin parfaite pour Leroyal ! Ces ceux-là ne lâchent j'te jure, ils ne lâche jamais le morceau ! »
Soupir. Entre le collègue de sa sœur aînée qui lui sautait dessus dès qu'il la voyait, et sa deuxième sœur qui la harcelait jour et nuit pour qu'elle travaille avec elle, Ariel ne savait plus comment leur faire comprendre que ça ne l'intéressait pas. Elle était déjà assez connue pour ses mésaventures passées, ce n'était pas la peine d'en rajouter une couche. Qui plus est, elle assumait parfaitement son surnom de
Feumarin, et c'était amplement suffisant selon elle. Mais ils étaient plus têtus qu'un troupeau de requin-marteau à eux seuls ! Alors Ariel se contentait d'opiner de la tête et de balayer le sujet d'un revers de la main, prétextant une affaire urgent afin de s'échapper en toute élégance. En général, sa prétendue
affaire urgente finissait toujours de la même manière. Discrètement, en prenant soin de ne pas se faire suivre, la jeune femme filait comme une anguille vers le port et se mettait à longer le bord de mer. Se baladant l'air de rien, elle finissait par disparaître du haut d'une petite falaise, pour finalement réapparaître au pied de celle-ci, sortant tout juste d'une grotte cachée aux yeux des promeneurs. Ayant pris soin de laisser ses vêtements au sec et à l'abri des regards, la jeune imprudente ôte finalement son Charnel qu'elle enfouit précieusement dans le sable, redevenant ainsi ce qu'elle avait toujours été,
sirène. Qui conque doté de raison lui dirait qu'il n'est pas sage de prendre de tel risque juste pour une promenade sous-marine comme au bon vieux temps, mais la rouquine restait plus aventureuse qu'elle ne le semblait. La mer lui manquait chaque seconde qu'elle passait hors de l'eau. Sa vie d'avant lui manquait. Énormément.
Trop. Mais que pouvait-elle y faire ? Rien, absolument rien. Alors autant profiter de ses escapades illégales et secrètes, qui sait combien de temps cela pourra-t-il encore durer ...