« Morgan ! Kilian ! Erwan ! Juan ! Lorcan ! A la salle à manger, tout de suite ! »

Morgan, Kilian, Erwan, Juan et Lorcan, aussi connus sous le nom des frères Piedmarin, relevèrent la tête et échangèrent un regard inquiet. Quand leur bien-aimée mère se donnait la peine d’énumérer tous leurs prénoms dans l’ordre chronologique de naissance pour les convoquer quelque part, c’était que quelque chose se tramait. Se levant précipitamment, les cinq frères dévalèrent en courant les escaliers et accoururent devant leur génitrice en se bousculant les uns les autres, avant de s’aligner spontanément en une jolie brochette. Cinq garçons, cinq frères au teint pâle, aux beaux yeux bleus, et dotés de crinières plus blondes que blondes. Cinq garçons qui se ressemblaient tellement que ça en devenait comique. Ah ça, Lorcan s’en souvenait, des engueulades de maman, pendant que les cinq mouflets n’osaient souffler mot, les yeux rivés sur leurs souliers, eux qui étaient si grandes gueules d’habitude. C’est qu’il y avait du caractère dans la famille. Son père Anton était constructeur de navires, un métier qu’il avait pratiquement appris tout seul, sur le tas, en forçant la main aux armateurs sur les chantiers pour l’embaucher dès l’âge de treize ans ; à la force de ses bras et de sa tête, il avait fini par connaître le métier mieux que personne, et avait réussi à en faire sa vie actuelle. Et il entendait bien enseigner à ses marmots toutes les qualités requises pour se faire une place dans ce monde sans pitié, à savoir : des principes solides, une intégrité sans faille, et un foutu caractère. Le moins qu’on puisse dire, c’était que ça n’avait pas loupé. Lilian, la mère Piedmarin, avait fort à faire dans cette maison modeste, mais confortable, où régnait toujours une certaine agitation et une certaine pagaille. Lorcan conservait un souvenir très tendre de sa mère : ses boucles blondes dont ils avaient tous hérités (Anton était plutôt châtain), sa poigne ferme lorsqu’elle séparait ses fils en train de se battre dans la cour, sa voix tantôt autoritaire, tantôt douce, mais toujours sûre et inflexible, curieusement c’était ces impressions éphémères qui lui revenaient le plus souvent, plus que des souvenirs précis, lorsqu’il songeait à sa mère aujourd’hui.

Ah, la famille Piedmarin. Outre les chamailleries régulières, c’était ce qu’on appelait une famille soudée, et Lorcan s’était toujours senti très heureux dans cette famille d’agités du bulbe. Il était le petit dernier, le plus jeune, le bébé, le bizut, et à ce titre se faisait souvent malmener par ses aînés, en particulier les deux plus vieux Morgan et Kilian, qui avaient respectivement dix et sept ans de plus que lui. Toujours partant pour les bêtises, toujours en compétition, les frères Piedmarin étaient toujours fourrés ensemble dans quelque aventure qui finissait souvent en bagarre dans la poussière avant d’échanger une poignée de mains virile et reprendre leurs péripéties. Et Lorcan, malgré sa position de benjamin, n’avait aucune intention d’être laissé pour compte. Dès qu’il sut marcher, on put le voir tituber pour suivre ses frangins et s’agripper à leurs vêtements si par malheur ils songeaient à le laisser derrière. En grandissant, il s’était avéré que Lorcan était même le plus dynamique, le plus facétieux, et le plus caractériel de la fratrie. Une vraie boule d’énergie, de cette énergie solaire qui redonne le sourire aux gens au lieu de les agacer comme cela aurait pourtant dû se passer. Cette énergie solaire qui, encore aujourd’hui, faisait de lui un compagnon si précieux dans les temps sombres. Lorcan avait oublié s’il avait un jour remercié ses frères et ses parents de l’avoir forgé si tôt dans un moule aussi solide. Il était à peu près sûr que non, à vrai dire. Quel dommage, en y repensant. Au fond, ils lui avaient tout appris : c’était même Morgan qui lui avait appris à manier l’épée dès qu’il avait eu l’âge d’en tenir une sans la mettre spontanément dans sa bouche.

« Tiens-toi plus droit, Lorcan ! Les genoux fléchis, on dirait un balais… Allez, en garde ! »

Neuf ans, trois ans de pratique déjà derrière lui, et il continuait à recevoir des leçons ? Lorcan se renfrogna et contracta ses muscles, prêt à bondir sur son grand frère et lui montrer un peu qui était le chef, dans l’histoire. Soufflant un coup pour dégager une mèche de cheveux blonds de son visage parsemé de taches de rousseur, il planta son regard déterminé dans celui, plus amusé, de son aîné qui se mit en garde à son tour. Lorsque ce dernier donna le coup d’envoi, Lorcan bondit immédiatement à l’assaut, se fendant en avant pour tenter d’atteindre Morgan au flanc. Manque de chance, ce dernier sembla lire dans son mouvement et le para avec aisance, avant de répliquer avec une attaque que Lorcan contra en grimaçant. Morgan était fort, très fort. Mais il n’allait pas se laisser faire ! Hélas pour lui, malgré toute sa fureur de se battre, Morgan n’eut presque aucun mal à repousser tous ses assauts et finit par le désarmer avec une feinte habile.

« Haha, dommage petit lionceau, mais c’était bien joué ! Tu deviens rapide dis donc, je vais bientôt passer pour un escargot à côté de toi… Mais tu y vas trop fort, espèce de petite brute ! »
« C’est toi qui n’as pas assez de force, limace ! » répliqua le jeune Lorcan, vexé comme un pou par cette énième défaite en ramassant son épée. Mais au fond, il savait que son grand frère avait raison. Morgan avait toujours raison. C’était probablement cliché dit comme ça, mais Morgan était la voix de la raison, la bienveillance incarnée envers ses cadets, en particulier le plus jeune. Lorcan avait un profond respect pour lui, et même s’il le défiait souvent, jamais il ne lui serait venu à l’idée de lui désobéir ou de ne pas l’écouter. Du haut de ses dix-neuf ans, il travaillait depuis quatre ans chez un armurier et s’était rapidement taillé une réputation de travailleur sérieux et compétent. Et surtout, il avait promis à Lorcan que le jour où il le battrait, il lui offrirait une épée, une vraie, qu’il aurait forgée lui-même. Forcément, ça motivait, et Lorcan passait la majeure partie de son temps à s’entraîner avec l’aide de Juan… lorsqu’il n’était pas occupé à traîner sur les quais ou à aider son père sur les chantiers.

« Juan ! Dépêche-toi, on va être en retard ! »
« Ca va, j’arrive ! Arrête d’être aussi pressé, Lorcan ! »

Ignorant royalement les protestations de Juan, Lorcan se mit à courir en direction du port, suivit de près par son frère qui pestait encore tout en essayant de tenir le rythme. Lorsque les deux mômes arrivèrent au port, ils grimpèrent sur d’énormes caisses en bois, leur permettant de surplomber la foule et assister de haut au spectacle merveilleux qui se déroulait sous leurs yeux : la mise à l’eau d’un bateau sur lequel leur père travaillait depuis quatre ans.

« Regarde Juan, regarde ! »
« Ca va, je regarde, arrête de trépigner comme ça, tu vas nous faire tomber ! »

Les yeux remplis d’étoiles, Lorcan ne quittait pas le bateau des yeux alors qu’il voyait au loin son père jeter la traditionnelle bouteille contre le bateau ; et les acclamations de joie qui suivirent le bruit des débris lui firent battre le cœur à cent à l’heure. Sur le navire, l’équipage hissait les voiles, le capitaine criait ses premiers ordres, et quelques marins faisaient des signes à la foule tout en entamant des chants marins pour se donner du baume au cœur.

« Regarde ça, Juan. Qu’est-ce que ça doit être chouette, d’être marin. Aller sur les mers, découvrir de nouveaux endroits, l’aventure, et tout ça ! »
« Tu délires encore, p’tit frère, c’est dangereux la vie de marin tu sais. Si t’aimes tant les bateaux, reste travailler avec papa, tu sais bien qu’il ne rêve que de ça ! »

Lorcan ne répondit pas, sachant très bien que Juan avait raison. Si Morgan était la voix de la sagesse de la fratrie, Juan était celui qui était le plus pragmatique malgré son jeune âge, et disait toujours des choses justes avec beaucoup de jugement. Le plus timide et deuxième plus jeune des cinq frères, c’était celui qui contrebalançait le mieux l’énergie débordante de Lorcan, et ce dernier l’aimait beaucoup pour ça, même s’il aurait préféré se mordre la langue plutôt que de le reconnaître. Lui aussi taquinait beaucoup son petit frère quand il était petit, mais les années passant, la tendance commençait à s’inverser, même si Juan était loin de se laisser marcher sur les pieds. C’était un Piedmarin après tout, il avait une réputation à tenir, et Lorcan savait parfaitement que sous les dehors timides et un peu gauches se cachait un vrai caractère d’acier. Et c’est probablement grâce à ce remarquable équilibre que les deux cadets s’entendaient si bien. Juan tempérait Lorcan, mais en même temps, savait se mesurer à lui quand il le fallait.

Ah, la mer… Lorcan avait rapidement compris qu’il était le seul de la famille à s’y intéresser à part son père qui préférait rester à quai, aussi ne parlait-il jamais vraiment à personne de ses rêves de grand air. Personne à part Erwan, le troisième frère, la bonne oreille, l’optimiste de la famille, celui qui encourageait toujours tout le monde à donner le meilleur de soi et toujours prêt à donner un coup de main quand il le fallait. Erwan était le frère préféré de Lorcan, parce que c’était le seul à l’écouter inlassablement parler de la mer et des histoires qu’il entendait. Mieux que ça, Erwan était même celui qui emmenait Lorcan à la taverne ou au port en cachette des parents pour écouter les récits des marins en escale. Erwan lui-même ne s’y intéressait pas, il se destinait aux études et à la médecine, son grand rêve, mais son petit frère en avait fait sa passion, et ça lui suffisait pour l’accompagner et le soutenir malgré tout. Pour son onzième anniversaire, il avait offert à son cadet un atlas maritime que Lorcan s’était mis en tête d’apprendre par cœur – sans grand succès, mais l’ouvrage ne l’avait jamais quitté depuis. Au grand dam de son père…

« Dis papa, pourquoi tu ne veux pas que j’aille en mer ? » demanda un jour Lorcan à son père alors qu’il l’aidait sur un chantier naval. Âge de seize ans, c’était désormais un jeune homme en pleine croissance, dont la voix grave et puissante impressionnait les autres travailleurs du port de Fort Fort Lointain, et dont la force physique remarquable en faisait un atout de taille sur tout chantier. De plus, c’était un bosseur qui ne comptait pas ses heures et était toujours prêt à payer de sa personne et exécuter les tâches les plus ingrates. Une perle. Certains équipages avaient déjà essayé de le débaucher et de l’engager sur leur bateau, mais son père avait toujours refusé. Et jusqu’à ce jour, Lorcan s’était toujours plié à la volonté d’Anton, refourguant ses rêves de voyage dans un coin de sa tête… Mais le soir dans son lit, c’était bien d’océans, d’inconnu et d’îles lointaines qu’il rêvait, pendant que ses frères dormaient à poings fermés. Lorcan aimait Fort Fort Lointain, mais c’était petit, si petit comparé au monde ! Et les années passaient, calmes et paisibles, rythmées par les rires et les chantiers, par des rêves lointains et le bonheur du quotidien…


« Lorcan, viens avec moi. On a une commande un peu spéciale aujourd’hui ! »

Frémissant d’enthousiasme au mot ‘spéciale’, Lorcan bondit de son hamac et suivit son père sur le chantier fraîchement terminé de L’Intrépide. Du haut de ses vingt-et-un-ans, c’était maintenant l’un des ouvriers les plus respectés du dock, et pratiquement le bras droit de son père. Le métier de constructeur n’avait plus aucun secret pour lui, et il n’était pas rare que son père le laisse aux commandes sur certains chantiers ou requiert son aide sur d’autres plus délicats. Il semblait bien qu’aujourd’hui soit un jour comme celui-là. Arrivant devant l’Intrépide, Lorcan remarqua deux hommes qui détaillaient le bateau avec intérêt. L’un était grand, brun au teint mat, tout d’orange et de jaune vêtu, dégageant une élégance et un charisme que le jeune homme apprécia tout de suite ; le deuxième avait les cheveux plus longs, et dégageait quelque chose de plus brut, plus magnétique. Plus sombre, aussi. Dès qu’il croisa son regard, Lorcan se dit que celui-là avait dû en voir des belles dans sa vie avant d’arriver sur ce chantier. Anton interrompit les réflexions de son fils, lui tendant ce qui ressemblait à des plans de bateau. Lorcan s’ne saisit et commença à les inspecter, sourcils froncés, l’un après l’autre.

« Ces messieurs ont perdu leur bateau et voudraient le reconstruire, aussi fidèlement que possible, d’après les plans que tu vois là. Qu’en penses-tu fils ? C’est un gros boulot, il va nous manquer des éléments, mais… »
« Vous avez perdu un bateau ? » demanda Lorcan en coupant son père, apostrophant directement les deux marins avec un étonnement qu’il ne cherchait même pas à dissimuler. « Vous avez dû essuyer un sacré pépin dites donc. Il ne reste rien du tout du navire ? »
« Hélas non, nous n’avons rien pu sauver qui puisse vous être utile, j’en ai peur. » répondit le plus grand des deux, celui qui avait frappé Lorcan par sa distinction naturelle. « Mais c’est très important pour nous de repartir sur ce bateau… »
« L’Ecorchée, hein ? Accrocheur. Bon, je vous cache pas que vos plans sont un peu légers pour la construction d’un bateau, mais… »
« Vous pensez que vous pouvez y arriver ? » intervint le second, dont les yeux brillaient d’un éclat sombre alors qu’ils se posaient sur Lorcan. Le fils Piedmarin considéra un instant son interlocuteur, avant de replier les plans et de les glisser dans sa poche.
« A cœur vaillant rien d’impossible, mon brave ! » s’exclama Lorcan avec un grand sourire sur le visage. « Il vous le faut pour quand ? »
« Vous pensez pouvoir finir quand ? »
« Oh, j’en sais trop rien… Donnez-moi quatre-cinq ans pour un chantier pareil, avec des plans aussi approximatifs… Mais faites-moi confiance, elle est entre de bonnes mains votre Ecorchée, vous la retrouverez aussi neuve et encore plus solide qu’avant, cette brave fille ! »

Les deux hommes échangèrent un regard, puis se tournèrent à nouveau vers lui. Le plus grand souriait, malicieux, d’un air de dire ‘je le savais’, même si Lorcan n’aurait pas su dire ce qu’il savait exactement. Quant à l’autre, il lui tendit la main, un mince sourire aux lèvres.

« Marché conclu alors. Ton nom, bâtisseur ? »
« Lorcan Piedmarin, chef. Et vous êtes ? »
« Sindad Septmers. Et voici mon second, Kale Lemiraculé. »
« Bien, messieurs Septmers et Lemiraculé, c’est pas pour vous chasser, mais j’ai du pain sur la planche. J’ai un bateau à construire ! » s’enthousiasma Lorcan en leur serrant joyeusement la main, inconscient alors encore que ce chantier bouleverserait sa vie une fois terminé, à peine trois ans plus tard…

Trois ans à peine. C’était en ce temps record que Lorcan, son père, et leur équipe avaient réussi à compléter les travaux nécessaires à la remise sur pied de l’Ecorchée. Un record probablement dû à leur savoir-faire sans aucun doute, mais aussi à la motivation de Lorcan qui laissait libre cours à son imagination et ne donnait aucun repos à ses hommes, restant souvent lui-même plus de vingt-quatre heures d’affilé pour travailler sur le chantier. C’était la première fois qu’on lui donnait un tel défi à relever, et la première fois qu’il était en charge de véritablement construire un bateau de bout en bout, et il prenait sa tâche très au sérieux. Du matin au soir on pouvait voir le charpentier blond au chantier, travaillant sur la quille, la coque, le mât de misaine, ou encore autre chose, suspendu à des cordes et restant là toute la journée sans s’arrêter. Sa mère ou ses frères lui amenaient ses repas et se demandaient régulièrement si leur fils et frère n’allait pas, à force, finir par fusionner avec le bateau. Mais malgré leurs demandes répétées, impossible de détacher Lorcan de son bateau. Lorcan était un foutu bosseur et un perfectionniste, et peu importait le temps ou l’énergie qu’il y dépenserait : l’Ecorchée serait prête dans les temps, il en avait fait la promesse à Sinbad et Kale, et il tiendrait parole.

Les deux pirates passaient d’ailleurs régulièrement sur le chantier, observant les progrès et améliorations proposés par Lorcan, lui qui semblait n’avoir aucune limite et toujours trouver une solution à tout problème. Lorcan pouvait passer des heures à leur proposer de nouvelles idées, leur expliquer pourquoi cette forme ou celle-ci pour la coque serait plus adaptée en cas de tempête, leur donner des astuces pour garder le bateau en bonne forme plus longtemps, et  en retour, le blondinet prenait plaisir à se trouver en leur compagnie, appréciant leurs caractères de loups de mer même si Sinbad avait ce trait-là bien plus prononcé que Kale, qui n’avait pas grand-chose du roublard ! Plus les mois passaient, plus Lorcan se prenait se sympathie pour le sombre capitaine qui ne renonçait pas à la mer malgré toutes ses mésaventures, ce gars qui semblait avoir vu toutes les beautés et les horreurs du monde, et tenait malgré tout à continuer la route… Sinbad était un type qui forçait le respect, et pour un Piedmarin, c’était un véritable tour de force.

« Dis donc, tu n’arrêtes pas d’en parler de ce Sinbad et de son Ecorchée. Tu es tombé amoureux ou quoi ? » le taquina un jour Cordelia, une fille du port dont il s’était à l’époque plus ou moins amouraché, alors qu’ils étaient à la taverne en train de célébrer l’anniversaire de Kilian.
« Du bateau, certainement ! » rit Lorcan de sa voix sonore habituelle. « Tu la verrais, ma Cordelia, toi aussi tu tomberais sous son charme ! Deux ans que je travaille dessus sans relâche, ça sera le meilleur bateau de tout Fort Fort Lointain ! Quand je pense à son potentiel, aux aventures qu’elle va vivre sous les commandes du capitaine Septmers… »
« Tu sonnes comme quelqu’un qui a drôlement envie de le suivre, ce Septmers. »

Un éclat presque douloureux passa très brièvement dans le regard bleu du charpentier.

« Si tu savais, ma jolie, si tu savais… »

« Tu ne peux pas faire ça, Lorcan ! »

Lorcan s’attendait à cette réponse, mais elle lui faisait toujours aussi mal. Debout face à ses parents, ses quatre frères assis un peu en retrait, il avait la désagréable impression de passer devant un tribunal. Et il avait comme le sentiment que le jury n’était pas tout à fait de son côté, s’il en jugeait par les regards désapprobateurs rivés sur lui. Il le savait, qu’ils n’approuveraient jamais sa décision. Il le savait, mais il n’avait pas l’intention de céder. Il avait vingt-quatre ans, il venait de terminer l’Ecorchée, et  en trois ans, il avait largement eu le temps de mûrir sa décision. Et lorsque Lorcan prenait une décision, sa résolution était aussi inébranlable qu’une montagne. Et c’était bien ce qui faisait peur à sa famille.

« Tu sais à quel point les voyages en mer sont dangereux, tu as écouté bien assez d’histoires de marins au port pour le savoir ! Et nous alors, tu penses à nous ? Ta famille ? A ta mère qui est malade ? Tu veux vraiment nous abandonner comme ça, Lorcan ? »

Fusillant son père du regard pour oser lui faire ce chantage affectif, Lorcan ne broncha pas, répondant simplement que sa décision était prise et qu’il ne changerait pas d’avis. De toute façon Sinbad avait déjà accepté de le prendre à bord, et c’était une chance qui ne se représenterait pas. Il rêvait de l’océan depuis qu’il avait l’âge de savoir ce qu’était la mer. Il avait attendu bien assez longtemps. Le bateau partirait dans deux jours, et il serait à son bord. Dans un premier temps comme matelot, pour apprendre le métier et aider de temps en temps s’il y avait des pépins avec le navire. Puis, selon comment les choses se passeraient, ils verraient bien. Mais rien, pas même les larmes ou les supplications de sa famille, ne pourraient le faire changer d’avis. Et de fait, ni les larmes ni les supplications ne parvinrent à le retenir. Deux jours plus tard, Lorcan tournait le dos à Fort Fort Lointain, faisant au revoir de la main à sa mère, Morgan, Erwan, Kilian et Juan. Son père avait refusé de venir lui dire adieu. Tant pis, songea le jeune marin en se dirigeant vers les cordages. Il avait une nouvelle vie à affronter, et ça, c’était bien plus important que tout le reste.


« TERRE ! TERRE EN VUUUUUE ! PREPAREZ LES VOILES ! »

Un HOURRAH général accueillit les paroles de la vigie. Terre ! Le sourire aux lèvres, Lorcan à la barre voyait les côtes de Fort Fort Lointain se rapprocher. Six ans. Six ans en mer, à aller et venir à Fort Fort Lointain, restant quelques semaines pour repartir dès que possible à la quête de nouvelles aventures. Six ans qu’il voguait sur les flots aux côtés de Sinbad Septmers, au gré de leurs aventures et mésaventures. Le jeune homme de vingt-quatre ans était devenu un adulte qui entamait la trentaine avec sérénité, sans nostalgie pour le passé et brûlant d’impatience quant à l’avenir. Ces six ans en mer avaient été mouvementés, mais Lorcan n’en regrettait pas une seule seconde. De matelot, il avait fini par passer charpentier en chef le jour où il s’était attaché à ses cordes au mât de misaine pour descendre sur l’extérieur du bateau réparer la coque en pleine tempête. Un acte de bravoure qui lui avait valu la reconnaissance de l’équipage et du capitaine, qui depuis le considérait lui aussi comme un membre à part entière de l’Ecorchée. Et Lorcan ne décevait pas les espoirs qu’on avait placés en lui : véritable marin né, il connaissait le bateau comme sa poche, avait appris à le diriger en un rien de temps, et n’était jamais plus dans son élément que lorsque l’équipage était en mer. Il s’était rapidement fait une place de choix dans ce nouvel équipage, sa bonne humeur constante et son optimisme se communiquant aux autres matelots pendant les temps difficiles, ayant toujours le bon mot à dire ou la bonne chansonnette à pousser, suffisamment travailleur pour tenir le bateau en parfait état tout en n’hésitant pas à soulager un camarade malade ou épuisé de ses tâches en le remplaçant temporairement. Lorcan était le gai luron de la bande, et le type vers qui on se tournait quand on avait besoin de baume au cœur. Des qualités très appréciées de l’équipage, qui voyaient en lui un véritable pilier au même titre que le capitaine ou son second. Quant à Lorcan, il était heureux comme un pape, à son aise comme un poisson dans l’eau. Et aujourd’hui, il était temps de rentrer à la maison.

« Alors Hansel, content de retrouver le rivage ? On va aller fêter ça à la taverne pour célébrer ta première traversée tiens, c’est moi qui offre ! Pour te faire oublier ton mal de mer ! » s’exclama joyeusement le Piedmarin en donnant une bonne tape dans le dos de son nouvel ami. Il l’aimait bien, ce Denougatine, chasseur de sorcières ou il ne savait quoi encore, c’était un drôle de type avec qui il ne manquait jamais une occasion de bien se marrer. Il se souvenait encore de leur première rencontre, alors qu’Hansel rendait son dîner dans la cale : Lorcan n’avait pas pu s’empêcher d’éclater d’un rire tonitruant avant d’aider son infortuné camarade, lui donnant deux-trois astuces pour éviter de se sentir malade à l’avenir, l’assurant qu’il finirait de toute façon par s’habituer. Telle une mère-poule, le marin s’était mis en tête d’aider Hansel dans ses premiers pas sur l’Ecorchée, et ses efforts commençaient à payer. Hansel commençait à pouvoir marcher sur le bateau en pleine tempête sans automatiquement tourner de l’œil, il se débrouillait à l’épée, commençait à apprendre à tirer à l’arbalète – Lorcan le taquinait régulièrement en lui disant que lui mettre une arbalète entre les mains était la pire idée du monde – et retenait les bases du métier. Il y avait encore beaucoup de progrès à faire, mais foi de Piedmarin, il lui ferait rentrer le métier dans le crâne, de gré ou de force ! L’inséparable duo fait désormais office de mascotte sur le navire, même si beaucoup aimeraient qu’ils soient moins bruyants, au moins ils ont le mérite de mettre l’ambiance – et de toute façon, qui mieux que Lorcan pour réparer leurs bêtises ? Tel un grand frère bienveillant et un petit démon sur son épaule, Lorcan entraîne Hansel dans toutes les âneries possibles sans aucun scrupule, et à son plus grand bonheur Hansel n’est jamais le dernier pour le suivre, prenant lui-même la tête du duo maintenant qu’il était plus à l’aise sur le bateau. Bref, une belle bande de trublions. Et bien qu’il ne le dise pas à voix haute, Lorcan était ravi de l’arrivée d’Hansel sur le bateau. Sinbad était à la longue devenu un bon ami qu’il se permettait de tutoyer, mais Hansel avait été comme un déclic, comme deux amis qui se cherchaient depuis longtemps sans jamais se trouver. Bref, Lorcan n’aurait pas pu être plus heureux, maintenant qu’il avait l’Ecorchée, l’équipage, et son nouvel ami. Hélas, ainsi que l’océan lui avait appris, les ennuis ne sont jamais bien loin pour des marins.

« Mère est morte. Elle a succombé à la maladie quatre ans après ton départ. »

La nouvelle était tombée comme un coup de massue sur la tête de Lorcan. C’était les premiers mots de son frère Morgan, le premier membre de sa famille qu’il revoyait après toutes ces années, les premiers mots d’accueil, les premiers mots de deuil. Après avoir accosté et organisé l’escale, Lorcan était parti à l’armurerie trouver son frère aîné, pas vraiment désireux de tout de suite affronter son père. Et voilà, la nouvelle était tombée. Tout au fond de lui, Lorcan sentit quelque chose se briser. Il avait déjà perdu des compagnons en mer bien sûr, il était loin d’être étranger à la mort, mais là… Il ne s’y était pas attendu. Sa mère, sa propre mère. Cette figure tant chérie, qui malgré la maladie lui avait toujours semblé indestructible. Décidément, on était bien peu de chose dans ce monde. Ce soir-là, Lorcan avait été moins bavard que d’habitude, même s’il faisait toujours ses plaisanteries habituelles, il avait bu plus que d’habitude aussi, mais n’avait soufflé mot à personne de ce qui venait d’arriver. Après tout, ça ne regardait que lui, et ça n’intéressait sans doute personne. Serre les dents et avance, Piedmarin. C’est la vie de toute façon, tu ne peux pas y faire grand-chose. Si seulement il n’avait pas évité la maison, les autres fois où ils étaient revenus à Fort Fort Lointain… Mais il était trop tard pour les remords. Et Lorcan était trop pragmatique pour s’y attarder. Tant pis, il vivrait avec ses regrets – quelque chose auquel tout marin était de toute façon habitué. C’est comme ça.

De plus, autre chose l’inquiétait fortement ces derniers temps : les réformes de Marraine la Bonne Fée. Lorcan ne s’intéressait guère à la politique locale, mais ce Charnel n°5 et les lois qui l’accompagnaient le mettaient hors de lui. Lui qui avait grandi en fréquentant des hybrides, des fées, des animaux parlant, des ogres et autres bestioles et êtres improbables, qu’on décide de leur retirer leur spécificité le rendait furieux. Indigné, en rage quand il rencontrait de vieux amis obligés de se grimer avec ce foutu parfum, le marin brûlait de faire quelque chose. Mais quoi ? Et quid de l’Ecorchée ? Tiraillé entre ses principes et son amour de la mer, Lorcan ne fait pas encore partie de ceux qui agissent, mais il sent son impatience grandir, et s’il trouvait un moyen de faire quelque chose tout en étant sûr de pouvoir reprendre la mer… Qui savait ce dont ce lion tranquille pouvait être capable ?

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis leur retour, et visiblement le capitaine et Hansel s’étaient fourrés dans de beaux ennuis, qui avaient résulté en une belle catastrophe. Lorcan n’était pas au courant de tous les détails, mais il savait le capitaine en suffisamment sale état pour laisser Kale à la barre, et Hansel avait disparu de la circulation, visiblement resté à Fort Fort Lointain pendant que le second du capitaine emmenait l’Ecorchée voguer quelques jours. Une sombre histoire de vol et d’attaque de pirates, d’après ce qu’il avait compris. Ayant renoncé à interroger Kale, Lorcan s’était contenté de suivre ses ordres et de réparer le bateau, se promettant de faire subir un interrogatoire en règle à Hansel dès qu’il lui mettrait la main dessus. Ce qui ne saurait tarder, maintenant qu’ils étaient de retour au port et que Lorcan n’avait plus qu’à remettre le bateau en état, en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Et puis, si retrouver Hansel signifiait aussi croiser à nouveau cette demoiselle aux yeux d’acier, cette blondinette qu’on appelait le Chaperon Rouge et qui lui faisait si forte impression dès qu’il avait le malheur –ou le bonheur, il ne savait plus trop, son cerveau avait tendance à se débrancher dans ces cas-là – de croiser son regard, il ne disait pas non. Lorcan ne savait rien d’elle, si ce n’était qu’il avait entendu son histoire de nombreuses fois – et continuait de se demander pourquoi on blâmait la petite au lieu de blâmer le loup – et qu’elle était une amie d’Hansel, et qu’elle était la plus jolie et la plus intrigante des femmes de Fort Fort Lointain. Et qu’elle avait la mauvaise habitude de réussir à lui faire perdre ses moyens dès qu’ils se croisaient, mais ça, c’était inutile de le mentionner, n’est-ce pas Hansel ?

A nouveau à quai, de nombreux soucis en tête, mais le cœur toujours en bandoulière, Dieu seul savait ce que le destin réservait maintenant à l’équipage de l’Ecorchée, et à son bienheureux charpentier…