« Il est pas né l’illuminé qui va me dire comment je dois m’occuper de mon champ alors si tu veux pas finir en engrais, je te recommande de dégager vite fait d’ici. »

Jack crache avec la grande classe que seuls les fermiers de naissance arrivent à maîtriser. Comme si le regard furieux qu’il pose sur son interlocuteur suffisait pas, sa dextre se resserre sur  le bois de son arbalète. Le pauvre gars qui doit déjà en train de regretter de pas encore avoir écrit son testament se tasse en se confondant en excuses avant de reculer prudemment.

« C’est ça, dégage ! Et que je te revoie plus dans le coin du con ! »

Pas de doute que Jack ait été un chien de garde dans une vie antérieure. Le torse bombé, le regard figé sur la silhouette de l’intrus s’éloignant au loin, l’homme est fier de lui. C’est pas demain la veille qu’il écoutera quelqu’un d’autre que lui-même pour s’occuper de ses terres. Et encore moins cet énergumène trop bien sapé pour avoir touché de la terre une seule fois dans sa misérable vie. Les représentants, Jack les déteste presque autant que cette grosse fée dont il rêve d’arracher les ailes.

« J’aime pas ces putains de représentants. Ils me prennent pour un con. » grogne-t-il. Jack n’a pas tellement tort. Mais, comme à chaque fois que l’un de ces gars ose franchir son portail, il revient bredouille. Encore heureux que l’agriculteur n'ait pas décidé de lâcher les chiens.

« Mais si on t’écoute Jack, t’aimes personne. »

Le principal concerné se retourne vers l’auteur de ses paroles. Il manque pas de culot celui-là. C’est Hank. Et s’il cause de cette façon à son patron c’est parce qu’il sait très bien que lui, au moins, il ne risque pas de se faire percer la peau par un carreau d’arbalète égaré.

« C’est pas faux, si ? »

Jack hausse les épaules avant de rétorquer qu’il s’agit d’un odieux mensonge. « Que dalle. J’aime bien… des gens. Mais pas ceux-là. M’emmerde pas, va. » Et sur ces mots, il disparaît en claquant la porte au fond de son terrier.

Jack n’est pas vexé. Jamais. Ou du moins il est persuadé que rien ne peut l’atteindre. Parce que c’t’un homme, un vrai, vous voyez le genre. Il se contente de grogner un peu en s’éloignant, il est pas d’humeur à partir dans un débat sur ses sentiments envers la race humaine. Il est rarement d’humeur pour les débats, il est vrai. Le meilleur moment doit sans doute être quand il se retrouve accroché au bar de la Sirène Amputée. Dans ces instants-là, tout le monde devient philosophe, notre Jack n’y coupe pas.  

La ferme où vivent Jack et sa mère depuis un peu plus d'une dizaine d'années est plutôt modeste. Rustique, même, tout comme son propriétaire. La taille de ses terres par contre, est bien plus honorable. Ceux qui ne connaissent guère l'historie du fermier sont bien étonnés de voir un gars comme lui posséder un tel bien - c'est même une affaire très mystérieuse. Tout ce que notre bonhomme a acquis, c'est grâce à Léopoldine, l'oie aux œufs d'or. Ne vous permettez pas de dire à Plantegraine qu'il n'a rien glandé pour obtenir ce qu'il a ; vous risquez de regretter vos paroles à la seconde même où elles écorcheront les tympans du monsieur. Parce que c'est complètement faux - parole de Plantegraine, c'est lui qui vous le dit. D'abord, il a failli crever pour cette oie et pas qu'un peu. Et depuis il s'en occupe très bien - et seul le ciel sait combien de fois on a voulu lui piquer la volaille, menaçant sa propre existence. Et puis il bosse toujours le Jack. Ca l'emmerde de rester cloîtré chez lui à se tourner les pouces ou à se prélasser en buvant du vin trop vieux comme tous ces nouveaux riches - rien de tel que la bière.

Jack retrouve ses petites aises, comme toujours. La routine, c'est pas ce qui lui plaît le plus mais ça fait parfois du bien d'avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Calé entre son oie et sa mère, il reconnaît sans mal le générique de Amour, Gloire et Royauté. Sa mère, Suzon, suit l'émission assidûment tout en tricotant à un rythme fabuleusement rapide.  Elle lui résume les derniers épisodes, s'embrouille un peu dans les diverses histoires s'entremêlant avant de se concentrer à nouveau sur le miroir magique.

Mais on est rarement tranquille longtemps. Quand on frappe pour la première fois à la porte, Jack feint de ne rien entendre. Pas qu'il attende avec impatience de savoir comment Juliette va se remettre de la trahison du cousin du frère du petit ami de la boulangère mais plutôt parce que, vraiment, là, il a la flemme. C'est vrai quoi, la journée est terminée, il veut juste ne penser à rien, boire sa bière et grattouiller affectueusement la tête de l'oie couchée sur ses genoux. Mais ça recommence - la personne derrière cette porte est vraiment obstinée. Jack jure, maudit et grommelle, se jurant que si c'est de nouveau ce représentant, cette fois-ci, il tâtera de son arbalète. Prenant celle-ci en main avant d'ouvrir la cloison le séparant du toqueur infernal, le fermier tire la gueule de celui qu'il voudrait mieux pas trop emmerder plus longtemps. Mais ses traits tendus laissent rapidement place à l'étonnement.

« Oscar ? Mais qu'est-s'tu glandes ici ? »

Oscar, c'est le dernier des gars qu'il a engagé, il y a même pas plus deux semaines. Un jeune freluquet, du genre grande perche qui sait pas où foutre les pieds sans s'attirer des ennuis. Si ça ne tenait qu'à Jack, il l'aurait jamais pris avec lui, ah ça non. Mais c'était sa mère qui avait insisté « Tu sais, poussin, Marie-Paul a huit enfants et Oscar est le petit dernier, il a du mal à trouver du travail, mais c'est un bon petit, tu devrais le prendre avec toi, ... » Jack avait fini par craquer au cours du  troisième jour de rabattage d'oreilles.

« C'est euh... » Le gamin fait pâle figure devant les larges épaules de son employeur - et le regard tranchant de ce dernier posé sur sa frêle silhouette n'arrange pas grand-chose. « On est pas venu me chercher et j'ai voulu retourner à pied mais... » Il reste un instant la bouche grande ouverte avant de continuer brusquement. « J'suis tombé dans l'étang et maintenant il pleut comme vache qui pisse et... »

« C'est bon, j'ai compris puceau. Y a pas intérêt à que tu me dises que tu fais des heures supp'. Rentre et fais attention où tu fous tes godasses. »

Ca, c'est la légendaire générosité de Jack. Quand il le faut vraiment, il aide son prochain. Il refourgue au piétot une assiette de soupe et lui dit de se tenir tranquille jusqu'à ce quelqu'un de sa famille daigne se souvenir qu'il existe. Mais forcément, une fois la soupe engloutie, le gamin ne se tient plus vraiment tranquille.

« C'est quoi comme race votre oie ? »

L'homme fait semblant de ne pas avoir répondu. Il jette un œil à sa mère qui est entrain d'émettre des pronostics à propos de Qui veut épouser mon dragon ? Son attention se reporte sur le jeune garçon dont il attrape l'oreille et le tire vers lui.

« Ramène ta face par ici, faut pas embêter m'man quand elle regarde son émission, guignole. »

Et sans ménagement, Jack traîne le pauvre petit gars jusqu'à la cuisine. Léopoldine, un peu vexée de ne plus pouvoir se blottir contre les genoux de son maître, l'a suivi uniquement pour pouvoir lui pincer la jambe avant de repartir s'installer confortablement au fond du fauteuil.

« C'est juste une oie. T'as un problème avec ça ? »

« Mais ses plumes, elles sont dorées, elle... est pas... ordinaire. »

Jack a la terrible impression que le monde entier veut lui voler la bête. Et il n'a pas complètement tort.

« J'te préviens mon gars, tu touches à une seule de ses plumes, je t'explose, je te broie, je te transforme en graines pour oiseaux. Tu comprends ce que je te dis ? »

Oscar se tasse sur la chaise sur laquelle le fermier l'a balancé. Il voulait juste lancer une discussion. Pour sûr qu'il aurait du choisir un autre sujet. Il observe du coin de l'oeil Jack qui vide la moitié de son verre de bière en une gorgée. Tentant le tout pour le tout, Oscar essaye de rattraper le coup.

« Oh vous inquiétez pas pour ça, c'est juste que, j'en avais jamais vu des oies pareilles, je me demandais juste... d'où elle venait... tout ça... »

Oscar regrette déjà ses paroles en croisant le regard assassin qui lui lance son employeur. C'est bon, il peut dire adieu à la vie, il se prépare mentalement à mourir. Mais Jack ne semble pas être plus hostile que cela ; il s'étend tranquillement avant de poser les deux coudes sur la table. Du doigt, il désigne son interlocuteur avant de prendre la parole.

« Bah toi alors, toi, tu manques pas de culot. Je pensais que t'avais rien dans le froc mais on dirait presque que je me suis gouré. » Il renifle avec grâce avant de continuer. « Elle vient du Royaume des Nuages. » Il lâche ça tout naturellement, acquiesçant vivement du chef. « Je l'ai piquée à un ogre géant.
- Un ogre géant ?
- Bah ouais, un ogre géant. Qui habitait dans un château dans le Royaume des Nuages mon gars.
- C'était plutôt un géant ou plutôt un ogre ?
- C'était un putain d'ogre, mec. Mais bien mastard. Un ogre. Géant. Je t'en pose moi des questions ?»

Oscar préfère ne plus insister, écartant soudainement les mains, en signe de soumission. Mais comme tout gamin, le bonhomme est curieux et ne peut s'empêcher de reprendre la parole.

« Mais... comment vous avez fait... pour le Royaume au ciel ou...
- Le Royaume des Nuages. Avec un haricot magique, mon gars. Je  le jure sur la tête de ma mère. T'sais, elle m'avait envoyé vendre c'te pauvre vache, Blanchette, elle allait finir chez le boucher et nous aussi parce que, bon, on avait vraiment plus rien. Comme j'étais qu'un gamin et que, comme tous les gamins, j'étais con, bah j'ai échangé la tête de bétail contre un pauvre haricot. L'vioc qui me l'a vendu m'a dit qu'il était magique, t'sais. Ma mère elle y a pas cru une seconde. Je l'ai balancé et le lendemain mon vieux, y avait un de ses plants ! Il montait droit jusqu'au ciel.  » Jamais Oscar n'avait vu le regard de Jack briller à ce point. A croire qu'il revivait toute son enfance à l'instant même. « J'suis monté tout là-haut. Y avait une dame géante, elle m'a caché parce que y avait son mari qui voulait me bouffer, tu sais, l'ogre géant. Avant de redescendre, je leur ai chauré un sac d'or. Et quand y a plus eu d'or, je suis remonté. C'est là que j'ai trouvé Léopoldine. La femme était plutôt fâchée que je les avais volés mais elle m'a quand même caché de son  ogre de mari. » Et Jack a l'air de trouver cela plutôt marrant vu le sourire qu'il arbore à l'instant. « Léopoldine, tu sais ce que c'est comme oie, non ? Tu te fous de ma gueule quand tu te demandes de quelle race elle est, pas vrai ? »

Toute joie a disparu du visage de Jack, complètement balayée par la méfiance qui s'y lit désormais.

« C'est... une oie dorée... une oie aux œufs d'or. »

En lâchant le morceau, Oscar a cru qu'il signait son propre arrêt de mort. La main de son employeur s'abattant soudainement sur la table semble le lui confirmer. Mais non. Jack rigole de bon cœur.

« Tu te fiches bien de moi toi ! T'avises pas de la toucher, t'as bien compris ça ? » A croire que notre homme est bipolaire, son regard étant à nouveau plus froid que les contrées les plus profondes de Yasen. Oscar jurant sur sa propre tête qu'il ne touchera jamais une seule des jolies plumes de l'oie, écoute la suite du récit avant toute l'attention du monde. « Après ça, j'y suis retourné encore une fois. T'sais, quand t'es gamin, tu sais pas quand il faut s'arrêter. On avait ce qu'il fallait mais je m'emmerdais un peu. Je suis reparti à l'aventure comme on dit. L'ogre et sa donzelle ont pas trop apprécié mes derniers coups, du coup je m'étais bien caché dans leur cuisine. Les cons, ils se sont endormis en écoutant leur harpe magique jouer. Je leur ai piqué aussi ! Mais ça s'est compliqué parce que l'ogre s'est réveillé, il m'a poursuivi et j'ai failli y rester. Mais il m'a pas eu, éh, j'étais trop fort pour lui ! J'ai coupé le haricot et le bestiaux est mort écrasé sous le poids du plan. » Vidant d'une traite ce qu'il reste de sa pinte, Jack semble plutôt fier de lui. Cette histoire, quasiment tout son entourage la connaît. Et ses divers périples des années suivantes, également. Jack a vadrouillé longuement, en quête d'aventure avant de se poser dans le coin, il y a une dizaine d'années. C'est que sa mère se faisait vieille et qu'en plus, il en avait marre de croiser des bandits voulant lui piquer son oie. « Allez mon gars, à la tienne. » Se resservant une bonne pinte, Jack en file une également au gamin. Et c'est ainsi qu'Oscar subit sa première cuite.