Madame la Duchesse était assise mollement sur l'exubérant fauteuil en soie rouge du salon. Son chat noir, Hadès, ronronnait à ses pieds tandis qu'elle feuilletait distraitement un magazine de meuble de luxe. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour se lasser de cette lecture. Elle jeta alors son ouvrage d'un mouvement contrarié, qu'une de ses servantes s’empressa de ramasser. Comme elle aurait aimé vivre dans l’aristocratie, parmi les comtesses et les comtes dans des châteaux somptueux avec à son service des cohortes de domestiques. Mais, au lieu de cela, elle devait se contenter de... -Madame, madame ! Les chatons, ils sont nés ! La Duchesse fût brusquement sortit de sa rêverie par l'entrée fracassante de l'une de ses bonnes dans la pièce. Elle lança un regard plein de courroux à cette dernière puis se leva d'un mouvement raide pour la suivre jusque dans la cuisine. Là se tenait une jolie chatte aux poils blancs, soyeux, le regard vague et l'air comblée. Elle était couchée sur le flanc en compagnie de ses trois nouveaux-nées, blottis contre ses flans. -Qu'il est laid, s'exclama-t-elle en pointant du doigt l'un bébé, le corps rayé de rose et de violet. On dirait une sorte de... Petit rat. Mais les autres me semblent convenables. Nous pourrons sûrement les vendre un bon prix. Parlent-ils ? -C'est trrrop tôt pour le dire, nous le saurons dans quelques temps. J'voulais vous causer du petit derrrnier : il a une drrrôle de couleur. Faut dire qu'il est sorrrtit avec le cordon ombilical autourrr du cou. M'étonne qu'il soit en vie d'ailleurs. Serrrais d'avis de le noyer, il ne fera pas long feu de toute façon. -Suffit, la coupa sèchement la Duchesse. S'il peut parler, il vaut peut-être le coup d'être gardé... Nous verrons bien. Elle fit alors demi-tour, décidé à trouver quelqu'un d'autre à asticoter.

-Qu'il est repoussant, s'exclamait la duchesse à chaque fois qu'elle croisait Cheshire dans un couloir ou au jardin. Qu'il est étrange. Qu'il est maigre. Le chaton était habitué à ces remontrances permanentes. Durant les premiers mois, il avait bien essayé de se défendre, de se justifier, d'argumenter... Mais il était le seul des chats qu'elle n'avait pas réussi à vendre et cela la mettait hors d'elle. Cet équilibre précaire à fini par basculer un jour pluvieux d'automne. Madame était en train de siroter une tasse de thé dans son fauteuil lorsqu'elle aperçut Chess dormant sous un meuble. Personne ne sait précisément ce qui motiva cette décision : c'était peut-être les côtes saillantes du chaton, ses couleurs déroutantes ou bien son sourire pacha... Ce qui ne change finalement en rien le reste du déroulement de l'histoire. Madame se redressa donc subitement, lâchant sa tasse par la même occasion. -Rosa ! Rosaaaaaaaaaa ! S'écria-t-elle tout en attrapant le jeune chat par la peau du cou. Celui-ci couina faiblement tandis que sa maitresse le tendait avec dédain à sa domestique. -Dépêchez-vous ! Bon sang, Rosa ! Je n'en peux plus de voir cette chose déambuler dans la maison. Allez donc le noyer dans la rivière. L'animal se débâtit fortement à coup de griffes, de morsures... Mais la servante le tenait fermement. Elle l'enferma dans un sac et le jeta dans la rivière la plus proche. Le reste se déroula dans une sorte de brouillard confus. Cheshire se souvient de ses cris, comme de ceux d'un autre. Non, non, non ! Je ne peux pas mourir, à l'aide. La suffocation, l'insinuation sournoise de l'eau dans ses poumons tandis qu'il tentait vainement de prendre une dernière bouffée d'oxygène. La peur qui le paralysait. Et puis plus rien, il perdit connaissance. À son réveil, il se tenait dans une sorte d'étrange forêt. Un homme en haut de forme et un lapin se tenaient à quelques pas de lui, buvant du thé. Le chaton se releva, s'ébroua puis rejoints silencieusement les deux buveurs. -Un joyeux non-anniversaire ! S'exclama l'homme en se tournant vers lui, comme s'il l'avait senti arriver. Chess sursauta avant de courir se cacher derrière un buisson. -Je t'avais dit que ce n'était pas une bonne idée de le sauver ! S'écria le lapin en se réfugiant derrière son compagnon. C'est un chat ! Un chat chat chat chat. Il va vouloir me transformer en knaki ! Mais le haut-de-forme ne l'écoutait pas. Il regardait Chess en souriant. Celui-ci sortit de cachette, fit quelques pas vers les inconnus puis posa ses petites fesses par terre. -Où sommes-nous ? Leur demandant-ils, les fixant de ses grands yeux bleus. -Il serait sûrement plus facile de répondre à la question où ne sommes-nous pas. Nous ne sommes pas dans un château, ni dans une mangrove. Pour le reste, le doute est permis. Cheshire hocha la tête avant de se rapprocher du feu de camp. Puis il grimpa sur les genoux de son sauveur et s'endormit dans un ronronnement sonore. Il lui semblait le connaitre depuis une éternité.

Glissant sournoisement de branches en branches, d'arbres en arbres, Chess observait sa cible, invisible. Cela faisait des heures qu'une blondinette se promenait dans sa forêt, son territoire ! Perdue qu'elle était. Le plan qu'elle tenait dans sa main indiquait une ville du nom de Fort Fort Lointain. Elle est bien loin de chez elle, remarqua le chat, mi-amusé, mi-curieux de la regarder se perdre un peu plus à chaque pas. Finalement, lassé de ce petit jeu, il finit par se décider d'intervenir. La demoiselle sursauta en l'apercevant perché sur un arbre. Il lui fallut quelque temps pour reprendre ses esprits, il avait surgi là, comme par magie. Du visible à l'invisible -Pouvez-vous me dire, s'il vous plait, quel chemin je dois prendre pour quitter cet endroit ? Lui demanda-t-elle, l'air soucieux. -Cela dépend largement de là où vous voulez aller, répondit l'animal impertinent en souriant malicieusement. -Peu m'importe, dit Alice. -Alors, le chemin que vous aller prendre n'a pas d'importance, lui répondit le chat du Cheshire. En quatre phrases, leurs destinées enchâssées s'étaient liées à jamais. Il hésita quelques instants avant de reprendre : -A votre place, je prendrais le chemin de gauche pour rejoindre Fort Fort Lointain. La jeune fille le regarda, surprise. -Mais... Et... Le chemin de gauche dites-vous ? Il me ramènera chez moi ? Le sourire de Chess s'élargit encore un peu plus tandis qu'il calait le creux de sa mâchoire entre ses patounes roses velus. -Chez vous ? Mais de quoi parlez-vous ? -Vous m'avez dit à l'instant que si je prenais le chemin de gauche, je pourrais rentrer chez moi ! -Je n'ai jamais dit cela. Il s'amusait autant qu'un enfant le jour de noël à lui emberlificoter la tête ainsi. -Le chapelier toqué pourra peut-être t'aider. Il se volatilisa alors, ne laissant comme seule trace de sa présence qu'une patte indiquant le chemin de droite.

-Chapelier ? Chapelier ? Cheshire fit quelques mètres dans la clairière parfumée de thé dans laquelle s'était établit son ami. Cela faisait près d'un an qu'ils ne s'étaient pas vu maintenant. Depuis l'incendie qui avait brûlé une bonne partie de la forêt dans laquelle ils habitaient tous deux pour être plus précis. Celui-ci avait achevé d'emporter avec lui les derniers restes de raison du chapelier. Laisser une théière bouillir sans surveillance n'est jamais une bonne idée. -Un joyeux non-anniversaire à toi Chess' ! Sous son air enjoué, le Chapelier avait l'air profondément mal à l'aise. Peut-être parce qu'il se sentait coupable des frisottis qui ornaient encore le pelage gauche du matou. -As-tu vus passer l'humaine ? Lui demanda-t-il, souriant malicieusement. La réponse, il la connaissait bien évidement. -Alice ? Oui, peut-être bien. C'était hier, ou pourquoi pas demain. Connais-tu le point commun entre un corbeau et un bureau ? C'est très peu probable, mais il est envisageable dans l'hypothèse ou ta réponse corrobore la pensée de l'idée que je me fis de [...]. Chess tapota plusieurs fois des patounes pour attirer l'attention de son ami qui semblait avoir décrochez la conversation. Il y était habitué mais, contrairement à d'habitude, il n'était pas venu philosopher. Au contraire, il devait l'entretenir de choses sérieuses. -Elle a égaré... Quelque chose, dans la forêt. Un silence pesant s'abattît sur la forêt tandis qu'ils se scrutaient, perturbés tout deux par la folie de l'air. -Il serait sûrement convenable de lui rapporter, répondit le chapelier. -J'allais justement te le suggérer. -Mais... Chess', sommes-nous des gens convenables. -Voilà un autre mystère à élucider.

Le voyage vers Fort Fort Lointain se révéla long, extrêmement long, et particulièrement éprouvant. Tout le monde ne pouvait pas avoir à sa disposition un oignon-calèche. Mais ils étaient heureux, malgré tout, de ce prétexte qui s'offrait à eux de découvrir la grande ville. Mais, une fois sur place (et le Charnel n°5 en poche), la démesure d'une telle ville leur fit perdre de vue la raison de leur présence ici. Un des inconvénients majeurs de la grande ville consiste en leurs tarifs exorbitants. Après avoir passé quarante-huit heures en prison pour consommation abusive dans un bar à thé sans moyen de paiement, ils se décidèrent à trouver du travail en attendant de trouver l'objet de leurs recherches. Ouvrir une boutique de chapeau leur paru, par conséquent, la chose la plus insensée à faire. Et puis, dealer un peu d'herbe à chat à gauche à droite ne fait de mal à personne non ? Dites non