Ce jour-là, la boulangerie « Au Chat dans le four » était fermée, parce que Selivan était en pleine réflexion, ce qui lui arrivait pendant deux jours toutes les semaines. Oui, en général on appelle ça « week-end », mais chez Selivan, c'était de la réflexion. Il était assis sur son comptoir, les coudes plantés sur les genoux, et le visage dans les paumes de main, et il réfléchissait en regardant très fixement le sol, qu'il venait de récurer à fond, même si sur ces planchers anciens, il reste toujours des petites saloperies incrustées.
Le kot baïoun regrettait que ça ne soit pas un plancher en bois des forêts de Yasen, ce qui l'aurait aidé à se sentir chez lui, mais hé, comme le disait ce général de brigade de sa connaissance : « les étrangers, ça se saurait s'ils faisaient des trucs bien ». Selivan avait beau avoir pris le rôle de l'étranger en émigrant à Fort lointain, il n'en continuait pas moins à regarder tout le monde avec hauteur en se disant qu'ils n'étaient pas comme lui, et donc, un peu moins bien. (Il n'avait pas tout à fait tort, il était effectivement le seul exemplaire connu de chat cannibale conteur d'histoires géant, et franchement, c'était pas plus mal.)

Il attendait la visite d'un de ses compères chats, un bien curieux personnage de l'avis de Selivan, mais très intéressant néanmoins. Chess et Seli représentaient un peu les deux revers de la médaille féline ; l'un était domestiqué, l'autre parfaitement sauvage. Et les deux avaient un sérieux grain, et l'envie de déclencher le chaos autour d'eux parce que rien n'est plus amusant qu'une proie qui tente de s'échapper alors qu'elle n'a aucune chance.
Bon, chez Selivan, ça prenait un sens très littéral surtout lorsqu'il chassait pour une nouvelle fournée de tourtes – vous avez une idée du niveau d'effroi qu'on atteint lorsqu'un chat géant aux yeux fluorescents vous saute dessus en pleine nuit pour vous faire la peau ? Non ? Alors ne sortez pas les nuits où Seli chasse pour les tourtes, conseil d'ami, sinon vous allez le savoir.

Il sauta souplement du comptoir en passant dans l'arrière-salle, dérangeant quelques authentiques rameaux de pin des forêts de Yasen qu'il avait accroché là, et déplaçant la lourde tenture aux motifs tribaux originaires bah... du même pays hein, quitte à faire dans l'original, cherchant où il avait pu ranger le lait.
C'est malheureux mais c'est comme ça, certains clichés sont parfaitement vrais ; et Selivan n'aimait pas que la chair humaine au petit déjeuner, il aimait le lait.
Il se servit un verre, et tourna la tête juste avant que la cloche ne résonne dans sa boutique. Pour la petite histoire, le tintement de la clochette pouvait paraître joyeux, mais c'était en fait l'appel aux morts d'une des tribus nomades qui avait traversé le territoire du kot baïoun il y avait de ça pas mal de temps.
Comme ils n'avaient plus besoin de cloche pour s'appeler entre eux quand il en avait eu terminé avec eux, le chat-conteur leur avait volé leur clochette, et après moult aventures, elle était accrochée à l'entrée de sa boutique. Son verre en main, il se glissa de nouveau sous la tenture, et alla ouvrir la porte au très fameux chat du Cheshire.

« Hello. Ça va ? Entre j't'en prie. »

Depuis son règne dans la forêt, Selivan avait fait d'énormes progrès en relations sociales – d'un autre côté, il aurait pas pu faire pire.
Il posa son verre sur son comptoir, sortit deux tabourets qui était planqués dans une huche à pain – ne posez pas de question.

« Tiens assied-toi. J'te sers un truc ? »

Plus le temps passait, plus je rencontrais des gens intéressants…D’abord ce Mowgli, qui pouvait m’aider dans la destruction du bonheur de Kaa, car c’est bien de cela qu’il s’agissait, détruire son bonheur, afin de le détruire lui. Pourquoi ? Parce qu’il l’avait cherché pardi. Je pouvais être cruel, mais il me fallait en général une bonne raison pour vraiment chercher à détruire quelqu’un. Lui apporter des ennuis ? Lui faire la misère et le rendre à la limite de la folie en jouant de la mienne ? Ou simplement être une nuisance ? Tout cela je ne le faisais que pour le jeu, pour l’adrénaline qui montait en moi quand je le faisais, parce que c’était ça que les gens attendaient de moi, que je sois une nuisance, un mauvais présage, puisque que je suis le chat d’une sorcière noire. Ou étais plutôt, mais passons. Passons même mon monologue sur Kaa, sinon je sentais que j’allais finir par griffer le premier truc à ma portée, que ce truc soin humain, animal ou inanimé ne ferait aucune différence à mes yeux.

Je préférais me concentrer sur l’endroit où je me dirigeais. Une boulangerie. Ce n’était pas tous les jours qu’on me voyait aller dans une boulangerie, tout simplement parce que je ne mangeais que peu de douceurs de cet ordre (même si je ne dis jamais non à un bon bout de brioche mais ceci est une autre histoire). Sauf que cette boulangerie-là, elle est particulière. Elle abrite un autre chat : Selivan. Un chat sauvage, tout droit venu de Yasen. Ah la première rencontre, c’était quelque chose. Sauf que j’ai beau être domestiqué, ma folie personnelle a aidé à ce que le chat sauvage ne me prenne en amitié assez vite et j’ai fait de même. Nous avons tous les deux une vision du monde…disons particulière. Une vision qui induisait chaos, immanquablement. On en discutait souvent, simplement pour se dire que c’était possible, mais on ne le mettait pas forcément en pratique, pour diverses raisons. Oh, et je lui donnais quelques cours de savoir-vivre dans une société comme la nôtre. Il est sauvage, certes, mais il apprend vite.

J’atteignis rapidement la boutique qui m’intéressait, et je sonnais. Normalement, la boutique est fermée, mais on se donne toujours rendez-vous dans sa boutique, parce que c’est grand, tranquille et surtout, il y a toujours du lait à proximité. Ce qui ne m’a, bien évidemment, pas échappé. Le lait et moi, c’était une grande histoire d’amour. Une fois qu’il m’ouvrit, je lui offris mon grand sourire, celui qui me caractérisait si bien et que certains trouvaient perturbant…mais pas Selivan. Une raison de plus de l’apprécier cet homme. J’entrais donc, le suivait jusqu’au comptoir où je pris place sur un des tabourets.

"Oh, comme d’habitude, du lait, du lait et encore du lait." On avait beau ressembler à des humains grâce à Marraine, on ne pouvait pas nier ses instincts et les miens réclamaient du lait quand j’arrivais ici. "Alors Selivan…Quoi de beau à me raconter depuis la dernière fois ?"

Effectivement, le grand sourire lunaire de Chess ne dérangeait absolument pas le chat-conteur, qui lui adressa un signe de tête et un léger sourire en réponse. Il aimait bien ce félin-là, assez différent de lui pour ne pas le concurrencer sur son propre terrain, et assez proche pour juste, le comprendre, et ne pas s'étonner de ses comportements parfois un peu … Pas assez humains.
Prenant l'autre félin au mot, Selivan lui servit trois verres de lait, et les poussa vers lui d'un geste ample, sautant et se perchant avec habileté sur l'un des tabourets qu'il avait sorti de la huche à pain.

« De la nouveauté ? Hm … Je crois que l'une des voisines de la boulangerie est morte. Elle venait tous les jours me casser les pattes avec ses baguettes pas trop cuites et son bavardage inepte et là ça fait une semaine que je l'ai pas vue. En plus elle commençait à arriver à l'âge où même les enfants se rendent compte que la soi disant sagesse des vieux, c'est juste de la sénilité, donc je suppose qu'elle est morte.
Sinon eh bien écoute rien de bien fou.
Les affaires tournent pas si mal, je me débrouille, et je n'ai pas eu de souci avec la garde depuis au moins deux jours. »

En effet, le chat-conteur avait affaire à la garde assez souvent, à cause de sa manie de se déplacer par les toits, ce qu'ils n'appréciaient que très peu, sans parler de la détestable habitude qu'il avait de leur surgir dans le dos en silence en leur foutant une trouille de tous les diables.
Selivan avait énormément de mal à ne pas agir comme un prédateur de taille géante – parce que c'était ce qu'il était – et il fallait bien avouer qu'il s'amusait beaucoup à faire peur à la brave soldatesque. C'était plus fort que lui.

« Et toi ? Toujours dans tes plans démoniaques pour faire souffrir le bas peuple ? 

Forcément, c'était là que résidait tout l'intérêt de Selivan. Il aimait à faire souffrir le bas-peuple, il l'avait prouvé tout au long de la période où il s'était auto-proclamé « roi du dixième royaume » à Yasen.
En fait de roi, c'était surtout un affreux tyran à l'appétit insatiable qui dévorait tous ceux qui osaient entrer sur son territoire ; enfin sauf le Démuni, bien sûr.
Le souvenir lui fit plisser les yeux.

« Tu sais que je peux te filer un coup de patte si jamais t'as besoin hmmm ? »

Le plus étonnant avec Chess, en fait, c'était qu'il avait réussi à s'attirer les amitiés d'un animal aussi solitaire que l'était le kot baïoun. Selivan lui-même n'en revenait pas, pour ainsi dire.