Dracula & Rosalie

I spend my night dancing with my own shadow

Le sol du manoir est froid sous mes pieds nus. Comme à l'accoutumée, je n'ai pas mis de chaussures. Pour quoi faire ? Ce n'est pas comme si j'allais sortir d'ici de toute façon... Il est trop tard pour s'aventurer dehors et puis, encore une fois, pour quoi faire ? Je n'ai nul part où aller. Personne à voir. Rien d'important qui m'attend. Roncefolle, bien sûr, mais pourquoi y retourner quand je sais que je ne pourrais pas le supporter ?

Alors je reste ici, dans ce manoir trop grand qui n'est habité que par deux êtres qui ne se parle jamais. Parce que c'est finalement ici que je me sens en sécurité. C'est étrange, pourtant, parce qu'une fille de la haute société ne devrait pas se sentir ici comme chez elle : certes, les meubles sont très beaux, mais l'ambiance est lourde. Les couloirs sont à peine éclairés, et toutes les fenêtres sont fermées pour ne pas que Dracula ait à souffrir de la lumière du jour. Mais il ne risque rien, parce que je ne veux pas ouvrir les fenêtres non plus. Pour me protéger d'une tout autre menace. Et puis, il fait nuit maintenant, alors il ne risque vraiment rien.

Je ne le connais pas trop, Dracula. On se croise, de temps en temps, lorsque j'ère pieds nus dans le manoir et qu'il fait ce qu'il fait. Je ne sais pas vraiment ce qu'il fait, d'ailleurs. Je sais qu'il se cache, lui aussi, mais je ne suis pas certaine que ce soit de la lumière du jour. Peut-être qu'il est comme moi, traqué par un passé bien trop présent...

J'ai froid aux pieds. Je serre doucement les pans de ma robes trop longue pour ne pas trébucher, et je continue de marcher. Je ne sais pas où je vais, ni ce que je vais y faire. C'est ma façon de vivre une existence intéressante. Aller sans savoir et découvrir ce manoir qui est mon monde. Il m'arrive de trouver des pièces que je n'ai jamais explorées avant, que personne n'a explorées depuis bien longtemps, sans doute. D'autres fois, je me surprends à regarder les peintures et sculptures qui parsèment les couloirs. Et aujourd'hui, je décide de tourner à gauche, vers le couloir qui mène à la bibliothèque. Je sais ce que je vais faire. Je vais jouer de la magnifique harpe qui trône dans un coin et que moi seul utilise. Peut-être que ce soir, je trouverais enfin les bonnes notes, celles qui m'ont hantée durant mon sommeil, et que j'entends parfois même éveillée.

Je pousse la porte. Il fait bon, dans la pièce. Je peux voir la harpe avant même que la porte soit entièrement ouverte. Elle brille, parce que les flammes du feu de cheminée dansent sur son armature en or. Ce soir, je vais jouer longtemps. Je m'avance, mes pieds s'adaptant à la température plus douce du sol, avant de l'apercevoir du coin de l'oeil. Il est là, Dracula, celui qui a brisé ma malédiction et qui m'a recueillie. Mon unique sauveur, en quelques sortes. La pièce n'a plus l'air si chaleureuse désormais. Je sais pourquoi. C'est parce qu'il m'intimide. Je ne sais pas s'il m'apprécie ou ne fait que tolérer ma présence. Je ne sais jamais quoi lui dire, alors ce soir, je me contente d'un "Désolée..." avant de rebrousser chemin vers la porte. Peut-être que je vais admirer les sculptures, finalement...