- ALLEZ HOP, DEBOUT LA FEIGNASSE !
- AAAAAH MAIS JE QUOI TU NON.
Dans un ‘SPLASH’ sonore, Jeiran émergea brutalement du sommeil profond dans lequel il était plongé, et c’est trempé d’eau froide qu’il se redressa d’un coup sur sa couche. Les cheveux collés sur la figure, se débattant contre un ennemi invisible, il ressemblait à un chiot qui avait sauté dans une flaque et avait peur de ne pas savoir nager. Il cracha l’eau qu’il avait malencontreusement avalée. Ah bah c’est malin tiens. Lui qui s’était lavé la veille, il était à nouveau tout mouillé. Maître Norouz était un bon maître, mais il avait des méthodes un peu discutables parfois. Comme par exemple, réveiller son unique et préféré élève avec un seau d’eau si celui-ci avait le malheur de traîner un peu trop longtemps au lit. Froide, l’eau, évidemment. Encore à moitié endormi, Jeiran se passa les mains sur le visage qu’il avait encore imberbe du haut de ses quinze ans, et lança un regard endormi à son maître bien aimé, pour ne distinguer qu’une longue barbe blanche sur une face burinée par le soleil, dominée par deux yeux d’un bleu étonnamment éclatant. Hm. Il n’avait pas l’air de bonne humeur le maître. C’était jamais bon signe, surtout de bon matin.
- Tu as deux minutes pour sortir de ce lit et me rejoindre à l’atelier. Sinon, tu es de corvée de balayage pour le reste de la semaine.
Et il disparut en traînant dignement derrière lui les pans de son vêtement, et Jeiran resta tout seul comme un idiot dans son lit trempé. Ha, ce maître quand même, qu’est-ce qu’il pouvait être dur quand il s’y mettait. Surtout tôt le matin. Ce qui n’arrangeait pas beaucoup Jeiran, qui était plutôt un oiseau de nuit. Il n’aimait pas trop faire la fête, mais travailler sur ses projets jusqu’à trois heures du matin alors que Norouz venait le chercher à six heures, ça, il savait faire. Le jeune homme s’extirpa des draps et alla jusqu’à la fenêtre ouverte, les bras étirés au-dessus de sa tête pour détendre ses muscles encore engourdis. Par l’ouverture, les doux rayons du soleil venaient chatouiller son visage juvénile et son torse alors qu’en contrebas s’étendaient les toits roses de la ville de Mar-à-Calèche.
- JEIRAAAAAAAAAAAAAAAAAAAN.
Aaaah quel impatient, ce maître Nouroz. Jeiran sourit et lui répondit qu’il arrivait tout de suite. Quelques minutes plus tard, il était habillé, ses cheveux bruns toujours en désordre, et passait comme promis le balais dans la boutique de son maître. Au milieu des armes et des armures, il paraissait bien frêle et hors sujet. Il le savait bien, et le contraste l’amusait lui-même. En même temps, ce n’était pas comme si il avait à vocation de devenir soldat. Jeiran était un rêveur, un penseur. Pas du genre à chercher la bagarre ni à aimer se dépenser. Et ça avait toujours été comme ça. Il fallait dire qu’il n’avait pas eu une enfance tout à fait conventionnelle, le petit Jeiran. Carrément aberrante même, s’était exclamé son maître lorsqu’il lui avait raconté son histoire. Jeiran n’y avait jamais réfléchi. C’est vrai que son enfance n’avait pas été facile, mais malheureuse ? En voilà une notion subjective. Enfin, c’était son humble avis. Bon d’accord, on pouvait sûrement trouver plus joyeux qu’un fils non-désiré né d’une union entre une prostituée et un client. Et grandir dans une maison close au milieu des autres prostituées, des clients, les passes et parfois la violence. Et la pauvreté et la misère. Boah. Dans son malheur, il avait eu de la chance quand même. Il n’avait pas vraiment eu le choix, c’était voir les choses de cette manière ou sombrer dès son plus jeune âge… et il fallait croire qu’il y avait, quelque part en lui, un réflexe de survie qui lui avait permis de garder la tête hors de l’eau. Il avait beau être un ‘accident’, il avait tout de même eu une mère. Kimia. Une prostituée comme les autres, ni plus jolie, ni plus maternelle, ni plus douce. Mais elle avait été une mère quand même. Une telle mère qu’elle avait réussi à lui offrir un semblant d’éducation, en particulier grâce au concours de quelques autres prostituées de la maison close, dont une était une ancienne préceptrice qui avait été virée pour avoir eu une relation avec son patron. Elle s’appelait Tania, et pour Jeiran, elle avait été comme une deuxième mère. Au total, il devait en avoir eu une dizaine, des mères. Il n’y avait pas beaucoup de mômes dans cette maison close, alors forcément, ce bout de chou aux grands yeux bruns s’était vite retrouvé la coqueluche de ces dames, même s’il fallait le cacher et trouver des combines quand les clients passaient. Mais comme Jeiran était un petit garçon sage et obéissant, ça n’avait jamais posé trop de problème.
- Hé, petit. Tu as écrit à ta mère comme tu l’avais prévu ?
- Oui maître. La lettre est partie hier par le dernier courrier.
- C’est bien. C’était l’anniversaire de la mort de ton père, non ?
Jeiran hocha la tête sans la relever de son balai. Taher Septmers était mort il y avait deux ans presque jour pour jour. Bon, ce serait mentir que de dire qu’il lui manquait. Mais ce serait mentir aussi de dire qu’il ne lui manquait pas. En fait, il lui avait manqué depuis le jour de sa naissance. Disons que Taher Septmers n’avait pas été le plus présent des pères, rien de surprenant à ça venant d’un client d’une maison close qui avait mis sa prostituée en cloque sans le vouloir. En grandissant, il avait toujours eu ce vide au cœur, comme un petit trou, un petit trou de rien du tout mais qu’il sentait en permanence, comme une démangeaison. Il avait aimé son père, au moins au début. Il l’avait aimé du mieux qu’il avait pu dans ce bourbier, dans cette enfance bancale au milieu de ces femmes atypiques, parfois brisées en deux par la vie, sans réel modèle masculin. Il s’était construit comme il avait pu. Et en toute modestie, il pensait ne pas s’être trop mal débrouillé. Au moins, il avait très tôt été conscient de ses privilèges en tant qu’homme, ainsi que de l’injustice de la vie qui aimait frapper au hasard.
***
- Jeiran ? Allez, viens te coucher…
Trop concentré sur ce qu’il se passait sur son bureau, Jeiran entendit à peine la voix d’Aqila qui l’attendait, allongée dans le lit et passable dévêtue. Voyant que son cher et tendre ne réagissait pas, la jeune femme d’une vingtaine d’année soupira et se redressa avec une expression contrariée sur le visage. D’accord, les inventeurs, ça avait du charme, mais quand c’était concentré sur une invention, c’était insupportable ! Lorsque Jeiran vit volte-face, un sourire radieux sur le visage, elle crut un instant qu’enfin il allait faire attention à elle, mais déchanta rapidement : il tenait dans ses main le réveil sur lequel il venait de passer trois heures ininterrompues et le lui montrait fièrement.
- Ca y est, c’est terminé ! C’est le maître qui va être content, lui qui n’arrivait pas à le réparer !
- Merveilleux, soupira-t-elle. Tu viens maintenant ? Je m’impatiente… tenta-t-elle encore.
Mais peine perdue. Jeiran se contenta de lui lancer un regard perplexe, comme s’il ne comprenait pas ce que faisait Aqila nue dans son lit, si bien qu’elle attrapa un oreiller et le lui jeta à la figure sans sommation avant de s’envelopper dans les draps d’un air furieux.
- Mais qu’est-ce que j’ai fait encore ? s’exclama-t-il, perdu.
- RIEN. JUSTEMENT.
Pour peu, Jeiran aurait pu entendre les mécanismes de son cerveau faire ‘tic tac tic tac… ding !’. Lorsqu’enfin il comprit pourquoi elle était fâchée, il la rejoignit sur le lit (sans pour autant lâcher le réveil).
- Tu boudes ? demanda-t-il en déposant un baiser sur une épaule qui dépassait et qu’elle s’empressa de couvrir.
- Tu es insupportable quand tu fais ça. Tu le sais, hein ? C’est pas comme si c’était la première fois que tu oubliais ma présence dans ta chambre à cause d’une de tes maudites machines ! siffla-t-elle
- Maiiiis tu me connais, tu sais que ça n’a rien à voir avec toi…
- Oh c’est surtout que je suis une idiote qui s’accroche à un fichu rêveur qui préfère ses réveils et ses engrenages à moi ! Tu ne sais vraiment pas t’y prendre avec les filles… Tu n’as jamais eu de grand frère pour t’apprendre comment traiter les dames, triple nouille ?
Pensif, Jeiran préféra ne pas répondre. Pas sûr qu’Aqila était vraiment d’humeur à discuter de son frère. Surtout que la question était sûrement rhétorique et qu’elle ne s’attendait pas à l’entendre disserter sur Sinbad. Oh il l’avait le grand frère, c’était pas le problème. Enfin, le demi-grand frère. Il l’avait toujours su, qu’il n’était pas le seul enfant de Taher Septmers. Par contre, il n’avait jamais vraiment eu le droit de l’approcher, l’Autre. Il avait essayé hein, quand il avait quoi… onze, douze ans ? A l’époque où il courait les rues de Port-Aurore, sans cesse à la recherche de trucs et machins à ramener à la maison pour bricoler dans sa chambre. Il connaissait Sinbad de vue, il l’avait même abordé une fois. Ca n’avait pas duré longtemps, Sinbad étant apparemment trop occupé avec son ami Kale pour se préoccuper de ce môme balbutiant incapable d’aligner deux mots. Mais comme il était têtu, en plus d’être timide, le tout s’était transformé en une opération espionnage de haute volée. Tous les jours, Jeiran guettait Sinbad dans les rues, et le moment opportun pour lui parlait. Il s’imaginait déjà dans sa tête toujours pleine de rêves, ces moments qu’il passerait avec son grand frère qu’il admirait déjà, qui avait l’air tellement débrouillard et intelligent. Puis son père, leur père, avait découvert le petit manège de Jeiran. Il n’avait pas tellement apprécié. Et puis il lui avait interdit de recommencer, interdit de chercher à rencontrer Sinbad, qui ignorait tout de son existence. Jeiran avait encaissé, mais du haut de ses douze ans, il avait bien compris qu’il valait mieux qu’il se taise. Il avait ravalé sa tristesse, l’avait rangée dans boule dans un coin, et laissée là…
- Tu sais, quand on a grandi dans une maison close, on reçoit un apprentissage assez particulier des relations homme-femme. Se contenta-t-il de répondre au lieu de parler de Sinbad. Sinbad était parti à l’aventure cinq ans auparavant, il n’y avait plus lieu de se faire du mouron pour lui. Jeiran avait maintenant vingt ans. Il fallait qu’il passe à autre chose.
- Donc je devrais m’estimer heureuse que tu ne me traites pas comme une cliente, c’est ça que tu essayes de me dire ? CRETIN ! s’écria-t-elle en le jetant du lit, avant de nouer les draps autour d’elle, d’attraper ses vêtements, et de sortir en trombe de la chambre.
Etalé au sol, Jeiran grimaça en se redressant. A peine Aqila dehors, le maître rentra, visiblement amusé.
- Toi, il va vraiment falloir que je t’explique une chose ou deux à propos des femmes… C’est la troisième fois ce mois-ci qu’elle te largue.
- Je crois que c’est peine perdue maître. Je ne comprendrai jamais les femmes.
***
- Suis-moi, voyageur. Le roi accepte de te recevoir.
Papoum, papoum. Jeiran tenta d’ignorer son cœur qui dansait la samba dans sa poitrine, et sans dire un mot, suivit le conseiller du roi en tirant derrière lui la planche à roulettes sur laquelle reposait un objet imposant recouvert d’un drap. Introduit dans une salle immense aux murs d’une clarté majestueuse, les murs et les sols couverts de tentures et de tapis aux couleurs chatoyantes, l’esprit de Jeiran se trouva momentanément émerveillé par le luxe de l’endroit, et il fallut que le conseiller le rappelle discrètement à l’ordre pour qu’il se souvienne qu’il était scruté par toute la cour, et surtout le roi lui-même. Par sa barbe, c’est qu’il était impressionnant, le souverain. Jeiran fut tout de suite charmé par l’air de majesté, d’intelligence inquisitrice et d’autorité naturelle qui se dégageait de lui. Il avait trois fois plus envie de l’impressionner avec son invention. Dans son dos, il pouvait presque entendre les mécanismes de la machine frémir d’impatience, eux aussi.
- Sois le bienvenu dans mon palais, voyageur. Quel est ton nom, et qu’est-ce qui t’amène en ces lieux ?
- Ô Shahrnar, mon nom est Jeiran Aurorefauve, disciple de Maître Norouz de Mar-à-Calèche. Je suis un modeste armurier, mais aussi un inventeur, et voilà un mois, une inspiration soudaine m’a poussé à fabriquer un objet… d’un genre nouveau.
Ah ça, pour être novateur, elle l’était, son invention. Que dis-je, révolutionnaire, même ! Il se souvenait encore de ce moment, quand en pleine nuit il s’était réveillé en sursaut, avec devant les yeux l’image encore vivace de ce cheval de fer et de cuivre, un cheval capable de voler ! Pris d’une inspiration, d’une vision même, il s’était aussitôt mis au travail, s’enfermant seul dans sa chambre fermée à clé pour ne pas être dérangé, ne l’ouvrant que pour manger pour aller chercher du matériel, ignorant les appels inquiet de son maître ou de la jeune femme qui avait fini par remplacer une Aqila fatiguée de l’attendre, cet inventeur volage et inconstant. Trois semaines durant, il avait construit son cheval, pièce par pièce, vis par vis, assemblant prudemment mais sûrement l’infinité de petits éléments qui avaient pris petit à petit la forme d’un sabot, d’une patte, d’un corps, d’une tête, le tout savamment articulé par d’ingénieux mécanismes. Pendant trois semaines, Jeiran avait mis toute son énergie, toute son âme dans ce cheval miraculeux. Lorsqu’il était enfin ressorti de sa chambre, le visage creusé par la fatigue mais rayonnant de bonheur, maître Nouroz avait pu découvrir la bête, et était resté muet de stupeur. Plus encore lorsque, ayant tourné la clé qui activait la machine, il vit l’animal s’animer…
- Sultan, je te présente Janhangir. Dit Jeiran en tirant le drap, révélant la superbe machine au public duquel s’éleva un murmure d’admiration. ‘Le conquérant du monde’. Ce cheval est mon invention, si performant et précis qu’il a la capacité de t’emmener n’importe où, pour peu que tu le souhaites.
- Balivernes ! s’exclama un conseiller aux côtés du sultan. Ce n’est pas de la mécanique, c’est de la magie ! Cet homme est soit un dangereux sorcier, soit un usurpateur !
- Ni l’un ni l’autre, honorable sire, seulement un artisan enthousiaste ! répliqua Jeiran qui n’allait pas s’en laisser conter. Qui ne demande qu’à offrir son œuvre à son roi, en gage de fidélité.
- Ta machine a l’air tout à fait extraordinaire, étranger. Nous la testerons tout à l’heure, mais dis-moi, que désires-tu en échange ?
- Comment savez-vous que je désire quelque chose, sire ?
- Je connais bien les inventeurs dans ton genre, voyageur. Ton cheval a tout intérêt à tenir ses promesses. Alors ?
- Altesse, je ne demande que de l’or pour continuer de fabriquer mes inventions, et la main d’une de tes courtisanes. Le marché te paraît-il juste ?
- Nous verrons cela. Alors, cette machine ?
- Votre Altesse ! Vous n’allez pas vous en laisser conter par ce baratineur ? s’écria le conseiller, mécontent de la tournure un peu trop joueuse que prenaient les choses.
- Laisse, honorable Samir, cet homme m’amuse et je suis curieux de voir le fonctionnement de cet objet…
- Avec tout le respect que je dois à Son Altesse, cette machine ne marche probablement pas ! Personne ne peut créer un cheval d’une telle précision qui puisse parcourir de réelles distances sans casser !
- Il vole, aussi, crut bon de rappeler Jeiran.
- Voyez, il se moque de nous, Sire !
- Puisque l’honorable conseiller doute tant de mon invention, pourquoi ne pas l’essayer vous-même ?
L’honorable Samir resta muet quelques secondes, avant de regarder le sultan dont l’intérêt pour la scène venait de doubler. Il regarda à nouveau Jeiran, puis le sultan, puis Jeiran et son regard interrogateur, et le petit signe de tête qu’il fit en direction du cheval – c’était la provocation de trop. L’honorable conseiller vira tout rouge, puis s’exclama que très bien, puisqu’il fallait bien que quelqu’un confonde l’usurpateur, il démontrerait à tous l’inefficacité de cette machine. Il demanda une heure pour se préparer, se para de ses plus beaux habits d’or et d’ocre, et enfourcha Janhangir. Jeiran, toujours serviable, s’assura qu’il était bien installé sur la scène, lui conseilla de s’accrocher car il y avait du vent ce jour-là, et tourna la clé avant de reculer de trois pas. Comme par magie, le métal frissonna. Les rouages tiquèrent, les mécanismes s’animèrent, et même les billes de verre qui servaient d’yeux à l’animal semblèrent prendre vie. Devant les yeux émerveillés de l’assemblée, et à la plus grande fierté de Jeiran, Janhangir se redressa sur ses pattes arrières, ignorant les cris terrifiés de son cavalier, et se lança au galop à travers l’immense corridor. La cour le suivit en courant, et sortit sur la cour du palais juste à temps pour le voir s’envoler, Samir toujours sur son dos, agrippé à sa crinière. Dix minutes plus tard, Janhangir et Samir avaient disparu dans le ciel, et un tonnerre d’applaudissements retentissait dans tout le palais.
- Tu ne m’avais pas menti, Jeiran Aurorefauve, et ta machine est réellement extraordinaire. Tu devras trouver épouse toi-même, mais je veux bien te donner tout l’or que mérite cette prodigieuse démonstration. En plus de cela, je t’invite à rester au palais quelques temps, afin que tu me montres d’autres prouesses.
Et c’est ainsi que Jeiran, toujours célibataire mais riche comme Crésus et célèbre à travers tout le pays, s’établit au château et devint l’ami du sultan. La nuit, lorsqu’il était allongé sur ses draps de soie et voyait la Lune par ses fenêtres, il repensait au jour de son départ de la maison, il y avait maintenant dix ans de cela. Les larmes de sa mère lui paraissaient bien lointaines maintenant, comparées au chemin parcouru. Il se souvenait encore du soleil du désert, des tempêtes de sable, de ses séjours dans les tribus nomades du pays qui l’avaient formé à toutes les conditions de voyage et lui avaient enseigné tant de savoirs si précieux et presque oubliés. C’est qu’il avait voyagé, avant d’arriver à Mar-de-Calèche et dans l’atelier de Maître Nouroz. Il avait aimé voyager avec les nomades, les soirées sous les tentes ou autour du feu, à écouter les histoires des anciens ou le silence en buvant un thé aux saveurs subtiles. Il avait aimé se couvrir la tête de ces turbans bleus nuit, une couleur qu’il affectionnait particulièrement depuis, et les leçons ancestrales que ces hommes et ces femmes lui enseignaient sous forme d’énigmes ou de dessins. Il était un peu devenu l’un des leurs, à force, et puis la vie de sédentaire l’avait repris alors qu’ils achevaient de traverser l’immense désert d’Afshin. Aujourd’hui encore, cette vie lui manquait, pourtant. Il aimait fabriquer des choses, inventer encore et encore, ce qu’il ne pourrait faire dans le désert, mais lorsque la vie au palais bourdonnait trop et l’épuisait, il se prenait à rêver des immensités de sable, de cavaliers en bleu, et de soirées silencieuses et pourtant si riches de dialogues muets.
***
Deux ans plus tard, à l’âge de vingt-sept ans, l’envie de voyager le reprit, et il fit ses adieux au sultan Sharhnar. Ce dernier, qui était devenu un ami et appréciait l’inventivité du jeune homme, lui donna un cheval de son écurie personnelle, des provisions, et une bourse bien remplie pour aller le plus loin possible partager ses trouvailles, à condition qu’il revienne un jour pour reconstruire le cheval miraculeux qu’on appelait désormais « le cheval enchanté » lorsqu’on racontait son histoire aux enfants. Jeiran était triste de quitter le palais, mais avait déjà des rêves, des envies, et des idées plein la tête. En chemin, il eut le bonheur de recroiser une tribu nomade avec laquelle il avait tant sympathisé, et repassa par un village où il avait appris l’art de rendre le métal aussi facile à manipuler que du papier, faisant de lui un redoutable forgeron à la précision quasiment diabolique. Puis il traversa les frontières pour atteindre le pays de Saay, dont il avait découvert la renommée culturelle dans les livres de Sharhnar. Depuis qu’il avait lu tous ces livres, il rêvait de visiter les temples, les parcs de cerisiers, les montagnes aux couleurs de printemps et d’automne tout à la fois, et d’apprendre tout ce que leur artisanat avait à lui apprendre. Il lui fallut quelques mois pour atteindre le pays, et comme à son habitude, tomba immédiatement sous son charme. Saay était un pays moins chaleureux, moins flamboyant qu’Afshin, mais son attrait était plus élégant, plus discret, plus distingué, plus envoûtant. Il détonnait dans le paysage, avec sa haute taille et son teint basané brûlé par le soleil du désert, mais l’on écoutait toujours ses histoires avec enthousiasme, et il écoutait toujours les leurs avec respect et un profond intérêt. Ah, quel beau pays que celui de Saay ! Il y apprit l’importance de la patience, de l’harmonie et de l’équilibre, et depuis s’efforça de toujours intégrer ces principes dans ses travaux. Il y acquis aussi une certaine sagesse, même si son esprit bouillonnant et pétillant finit toujours par reprendre le dessus. Il resta à Saay un peu moins de deux ans, le temps d’assimiler toutes ces connaissances nouvelles, de tomber amoureux une ou deux fois, sans jamais se déclarer car les femmes de Saay l’impressionnaient trop par leur calme et leur élégance, lui qui craignait de passer pour un rustre en comparaison. Et il repartit vers de nouvelles aventures. Cap vers Fort Fort Lointain, sans se douter de ce qui l’attendait là-bas.
***
- Hansel, repose ça. Je n’ai pas encore fini de régler l’horloge interne et tu vas tout me dérégler.
- Mais ça va servir à quoi ?
- Ca, mon ami, ça va servir à faire sourire une petite fille dont le chien en peluche s’est déchiré. J’y ajoute un petit mécanisme de mon invention qui fera aboyer la bête lorsqu’elle appuiera sur son ventre.
- Mais c’est formidable !
- J’avais pensé lui faire chanter joyeux anniversaire, aussi, mais je crois qu’elle est née en Mai. Ajouta Jeiran, songeur.
Laissant de côté un Hansel émerveillé jouer avec tout ce qui lui tombait sous la main, Jeiran passa dans l’arrière-boutique ranger les croquis d’une armure qu’il devait concevoir pour un chevalier de la ville. Depuis deux ans qu’il s’était installé à Fort Fort Lointain et avait acquis cette boutique reconvertie en armurerie et atelier, sa clientèle s’était rapidement constituée, sa réputation le précédant. Il ne s’en vantait pas, mais c’est vrai que c’était bien pratique d’être déjà décrit comme un génie avant même d’arriver quelque part. Ca ouvrait des portes plus facilement, et il n’avait même pas à se soucier de ses finances, les affaires marchaient à merveille. Si bien qu’il aurait même besoin d’engager un apprenti tiens, il faudrait qu’il y réfléchisse plus sérieusement un de ces jours. L’idée d’être le maître de quelqu’un lui plaisait bien. Mais avant ça, il fallait qu’il finisse certaines commandes urgentes, et puis ce fourreau à épée si particulier dont il avait eu l’idée pour sa sauveuse de l’autre fois, une certaine Euphrasie (il avait appris son nom à force de retourner toute la ville pour la retrouver) qui lui avait sauvé la mise alors qu’il avait failli se faire dépouiller en traversant la ville de nuit. Il avait bien cru mourir ce soir-là, et avait trouvé que c’était une mort de bien mauvais goût au timing mal calculé, mais il paraissait qu’on ne pouvait pas trop prévoir ces choses-là, ce qui était bien dommage. Heureusement, cette femme qui faisait presque une tête de plus que lui était intervenue et avait envoyé ses assaillants au tapis. Jeiran était inventeur après tout, pas combattant, et ses connaissances du maniement de l’épée étaient très rustiques. Juste le strict nécessaire pour savoir évaluer les armes qu’il fabriquait et leur maniabilité. Bref, il devait la vie à cette femme, mais elle lui avait à peine laissé le temps de la remercier et l’évitait dès qu’il croisait son chemin. Peut-être qu’elle n’aimait pas sa tête. Ou sa moustache. En tout cas, elle n’avait pas l’air de vouloir lui parler, mais Jeiran était plus têtu qu’elle et comptait bien la remercier autant de fois que nécessaire. En plus, elle avait l’air gentille, malgré ses efforts démenés pour l’éviter qu’il remarquait à peine. Et Jeiran aimait bien les gens qui avaient l’air gentil.
Quelqu’un qui n’avait pas l’air sympa par contre, c’était cette petite teigne d’Aladin. Certes, les deux jeunes hommes sont aussi farfelus et rêveurs l’un que l’autre, mais son compatriote peut être une vraie plaie quand il le voulait, et malgré toute sa patience mise à rude épreuve, Jeiran avait du mal à ne pas le mettre dehors quand il lui rendait visite. S’il avait su, il l’aurait balancé à son poursuivant le jour où il avait déboulé dans sa boutique la première fois, au lieu de le cacher derrière le comptoir. C’est qu’il avait le culot de se moquer de ses inventions, le bougre ! Mais qu’importe ses provocations à trois sous, l’armurier n’a pas l’intention de se laisser faire, et même s’il ne comprend pas pourquoi le voleur continue de lui rendre visite (à part par pur plaisir sadique, mais cette option n’avait pas encore effleuré l’esprit trop innocent de l’inventeur), la prochaine fois, il lui dira ses quatre vérités ! Enfin, c’est ce qu’il se dit à chaque fois, mais vu qu’Aladin le lance dans un débat enflammé à chaque coup, il a un peu de mal. Mais la prochaine fois… !
- Quand même, un de ces jours il faudra que je te présente à notre capitaine. Je suis sûr que Sinbad trouvera tes inventions formidables et qu’il te passera commande ! Tu ne veux pas améliorer nos canons pour qu’ils lancent des feux d’artifices ? s’enthousiasma Hansel, sans s’apercevoir (Jeiran l’espérait) de l’air paniqué que le visage de l’inventeur avait brièvement pris.
- Tu sais bien que je suis toujours d’accord pour rencontrer de nouveaux clients. Mais je suis très occupé en ce moment, donc ça attendra un peu…
- Mais je suis sûr que vous vous entendriez à merveille ! Les deux grands noms, les deux légendes d’Afshin, il FAUT que vous vous rencontriez, c’est le Destin !
- Tu es trop impatient, jeune homme. sourit Jeiran en lui donnant une tape sur l’épaule. Maintenant va, j’ai du travail à finir. Et Kraken va s’impatienter, c’est l’heure de son dîner. Tu ne voudrais pas qu’il te morde le mollet pour te faire comprendre qu’il faut partir, quand même ?
Finalement, Hansel consentit à quitter la boutique, promettant de repasser prochainement. Jeiran hocha distraitement la tête, déjà concentré sur autre chose – et pas son chat, ce qui poussa la bestiole à la patte mécanique à lui en donner un coup dans le tibia. Sinbad. Ce frère tant regretté qu’il ne s’attendait même plus à voir intervenir dans sa vie, dont il avait fait le deuil des années auparavant. Ce frère dont le nom s’inscrivait déjà dans les légendes, noires ou moins noires, de l’océan terrible que Jeiran n’avait jamais vu. Ce frère qu’il avait vu un matin franchir les portes de sa boutique, avec qui il avait échangé deux-trois mots, deux-trois phrases qui résonnaient encore dans ses oreilles avec la clarté du cristal. Taher n’était plus là pour le réprimander, et pourtant, Jeiran était toujours aussi terrifié à l’idée de lui parler. A leur âge, comment Sinbad réagirait en apprenant qu’il a un frère ? Mal, selon toute probabilité. Mais Jeiran ne pouvait pas porter ce poids sur son cœur seul encore bien longtemps. Il soupira, avant de regarder Kraken et sa patte bionique. Tiens, et s’il la décorait un peu, cette patte ? Avec du bleu et du blanc, ce serait du plus joli effet. De là à savoir si Kraken se laisserait peindre dessus aussi facilement, c’était une autre histoire. Tiens, et s’il refaisait la peinture de la boutique ? Ah làlà, que de choses, à penser, que de choses à penser…