the stand
Ils étaient tous les cinq là, à le regarder de toute la maigre stature dont ils étaient capables, suffisante cependant pour rendre Poucet plus petit qu'il ne l'était déjà. L'aîné l'avait déposé sur les galets environnant le petit court d'eau qui passait juste derrière la vieille maison, et ils l'observaient tous d'un œil presque mauvais, tandis que le petit garçon restait assis à même le sol, leur renvoyant leur regard médusé, avec un petit sourire qui révélait sa candeur. Ce genre de candeur désespérée et vaine, que percevait bien Elis, tandis qu'elle était inconnue par les plus grands de la fratrie. Il ne leur en voulait pas. Ils ne comprenaient juste pas pourquoi il continuait à être là, alors qu'il ne marchait même pas, faisant juste office d'une bouche de plus à nourrir dans une situation critique. Que leur famille était sans le sous, ils l'ignoraient totalement. Les frères Cailloublanc étaient ignorants de beaucoup choses. Ils savaient juste que parfois la faim vous tenaillait les entrailles très fort, et que rien ne pouvait dans l'immédiat soulager cette douleur. C'était un fait accompli. Celui dont personne ne parlait, même pas le couple, du moins pour l'instant. Le père de famille continuait simplement à aller faire son travail de bûcheron, tandis que sa femme s'occupait de leur fils, et que ces derniers utilisaient toutes leurs forces à grandir. Ignorants et ignorés.
"Regardez-le qui se tortille. Comme quand il était dans le berceau. Qu'est ce qu'on va faire de toi ?" Poucet demeura immobile. Mais en effet, il ne se levait pas. Et certains auraient jugé cela normal, aux vues de son âge peu avancé, mais ça ne l'était pas pour d'autres, qui n'avaient pas le temps.
Marche ou crève. Il en était de ces dictons qui se révélaient être non pas une vraie leçon de vie, mais une règle à proprement parlé. Et si Elis trouvait cela dégoûtant, il ne bougeait pas non plus, un peu à l'arrière, sans être trop éloigné non plus du petit être qu'il suivait partout.
"Faudrait peut-être le faire se lever, il pourrait nous aider, comme ça. J'vois pas pourquoi on se taperait tout le boulot alors qu'il fait rien." Quiconque n'était pas plus cruel que des enfants entre eux ? Elis soupira, agacé de ces comportements qui n'auraient jamais dû être ici. Ce n'était pas
ça, la conception qu'il avait d'une famille. Mais c'était tout ce qu'ils avaient, alors il fallait s'y faire, et tant pis si parfois ça faisait grincer des dents. Ces gens, c'était sa famille. On ne la choisissait pas, et elle vous choisissait, au grand dam des moins communs, mais il fallait apprendre à l'apprécier. Et puis, ce n'était pas si horrible, à bien y réfléchir. Sauf dans ces cas-ci, où l'idiotie revenait. L'instinct primaire de l'humain.
Le plus grand de la troupe, un peu plus avisé que les autres, daigna malgré son allure de chef d'une meute de loups, relever la tête lorsqu'on entendit au loin une voix reconnaissable entre mille.
"Les garçons, venez, j'ai besoin de vous !" Quelques soupirs exaspérés, puis des visages qui se tournent vers un même point, résignés.
"Elis, reste ici, on revient, maman a besoin de nous." Quelle fierté. L'aîné n'avait pas dit qu'il devait surveiller Poucet, mais il l'avait pensé -
ils l'avaient tous pensé - si fort que c'était tout comme, et ça sonnait à la manière d'une corvée. Elis les laissa donc s'en aller. Et le petit ruisseau redevint calme. Le petit garçon à la chevelure de flammes s'agenouilla à côté de son frère, et passa une main dans ses bouclettes faites de nuit. Sa mine sérieuse se décomposa pour laisser place au même sourire que Poucet, et puis il se mit à chuchoter.
Comme un secret. "Ils aiment bien eux, tout faire le boulot, faut pas croire. Ils aiment bien jouer aux grands, les grands." Ses yeux pétillaient, comme à l'habitude, et il continua avant de se redresser sur ses deux pieds.
"Viens on s'en va, je sais que tu en as envie, et que tu peux le faire !" Ils pouvaient tout. Tous les deux. C'était une autre de ces règles qu'on établissait au fur et à mesure des années d'expérience de vie. Ses mains attrapèrent les siennes, et ses yeux restèrent bien encrés dans ceux noirs de son petit frère. Il eut un hochement de tête. Et puis ils s'en allèrent plus loin, le plus grand aidant le plus jeune à faire ses pas dans une vie qui tanguait d'un extrême à l'autre, parce que c'était le genre de vie qu'on trouvait ici. Ils iraient relever les collets, ou ils ne savaient pas encore trop bien. Parce qu'ils avaient tout leur temps.
Et qu'ils le pouvaient.
ripe and ruins
Poucet avait appris à courir. Alors il courrait. Et Elis aussi. Et tous les frères. Ils courraient pour leur survie commune, leur vie de misérables, qui ne valait pas grand chose mais qui leur était tout de même chère, parce qu'on en avait qu'une, et qu'il fallait y faire attention. Un point que leurs parents avait mis à l'honneur en les laissant dans la forêt. Deux fois. C'était la loi du plus fort. Il n'y avait plus eu de quoi nourrir tout le monde, alors ils avaient du faire un choix. Eux, ou leurs gosses. Et si Elis désirait plus dormir que penser à tout cela, il ne manqua pas de ressasser ces horribles songes dans son esprit durant toute la course poursuite - une manière peut-être de se déconnecté de cette longue marche qui menaçait de lui couper les jambes et de lui brûler les poumons, ainsi que le peu de santé mentale qui devait lui rester. - Il aurait peut-être dû préférer continuer à ressentir complètement les affres de la course endiablée. A la place, il se prenait à détester ses géniteurs, si égoïstes, mais peut-être finalement comme eux tous : juste des hommes qui désiraient vivre, quitte à ce qu'il y ait quelques dégâts collatéraux, en l'occurrence la mort de leurs sept enfants.
"Par ici !" s'écria Poucet en descendant un fossé dangereux avec toute la vitesse dont il était encore capable. Elis fut le premier à la suivre, comme d'habitude, et lorsqu'ils se cachèrent sous un rocher en priant pour que l'ogre ne les trouve pas, il resta collé à son petit frère, sans savoir s'il désirait lui-même le protéger, ou être sauvé par cet être qui avait tant fait pour eux, sans jamais être récompensé, ou juste par des petits reniflements de la part de cinq frères désirant aller se cacher dans les jupes d'une mère qui les avait abandonnés. Elis, lui ne pleurait pas pour elle. Il voulait juste rentrer, et que tout ceci cesse une bonne fois pour toutes.
"On va tous mourir !" couina un des frères, si perspicace que les autres commencèrent à le suivre, tandis que le sixième garçon lui mettait une main devant la bouche.
"Tais-toi, bien sûr que non." Ses mots susurrés avec hargne les firent tous arrêter, et Poucet put enfin recommencer à endosser le rôle qu'aurait du revenir à tous les autres, incapables pourtant de ne serait-ce que respirer sans faire un ramdam épouvantable. Si les chances de survie étaient faibles, Elis n'en demeurait pas moins certain : Il se sortiraient de là. Grâce à son petit frère. Ça ne pouvait pas en être autrement. Pas après tout ça. Ils n'avaient pas survécu à deux abandons dans la forêt, à une invitation chez une famille d'ogres, ni à un massacre qui aurait dû leur être fatal, pour finir par crever sous un caillou. Il releva les yeux vers le chef de la bande, après quelques instants à rester immobile comme si cela avait pu tromper leur poursuivant. S'il n'y croyait pas une seule seconde, il entendit les bruits de pas s'éloigner, et recommença à respirer.
Il s'en sortiraient. Bien sûr qu'ils s'en sortiraient. Il le disait avec ses prunelles dorées, et toute la force du cœur dont il était capable.
"Il est parti ? Oui, il est parti !" s'écria le quatrième frère, en se faisant pousser par les autres qui séchaient leurs larmes. Un grognement suivit d'un ronflement se fit entendre, et les deux plus jeunes furent les premiers à comprendre.
"Nooon, on va tous mourir !" reprit l'autre, et la comédie reprit de plus belle. Leur assaillant, fatigué, s'était posé sur le même rocher qu'ils occupaient tous, et durant un instant Elis perdit son optimiste de toujours au profit du frère peureux. Ses entrailles se serrèrent et son cœur s'emballa sans qu'il essaie une seule seconde de le ralentir. Il perdait ses moyens.
Ils perdaient
tous leurs moyens.
Tous, sauf Poucet, le poulain sur qui personne n'aurait jamais parié.
Personne, sauf Elis.
"Vous devez rentrer tant qu'il dort." Vous. Et pas moi. Il aurait pensé qu'il trouverait un meilleur plan, et ne put s'empêcher de le contredire avec toute la conviction qui lui restait.
"Toi aussi." Mais il le savait, Elis, que son petit frère n'accepterait pas. Il les avait tous sauvé, et quand on sauvait quelqu'un, on en devenait responsable. De ces êtres fragiles, et des conséquences de nos actes. Poucet était droit. Il ne savait peut-être pas ce qu'il allait faire, mais il s'y attelait sans remords aucun. Elis eut envie de pleurer. Cette même envie qui l'avait pris quand pour la deuxième fois ils s'étaient perdus, trahis par des parents incompétents.
Lorsqu'il hocha finalement la tête, il remarqua que ses mains tremblaient. Un enfant de huit ans ne pouvait pas survivre à
ça, et un enfant de sept encore moins. Pourtant c'est ce qu'ils faisaient, tous.
"Je ne peux pas, si nous partons tous il nous retrouvera et -" Il ne pouvait pas, certes. Mais Elis, lui, ne
voulait pas laisser son petit frère. Pas ici. Pas maintenant.
"Je dois m'en débarrasser, auquel cas il fera bien plus que nous dévorer." Pourtant c'est ce qu'il s'apprêtait à faire. Il serra un peu plus fort sa main dans la sienne, et essaya tant bien que mal de cacher ses larmes en baissant les yeux, après avoir soutenu le regard de son cadet pendant des secondes trop précieuses pour être gâchées.
"Il faut bien que les plus jeunes jouent le rôle des plus grands, pas vrai ? Elis, ce jour est notre jour pour prouver ce que nous valons." Ce qu'ils valaient. Pas grand chose, bien sûrement. Mais de ce petit rien qui pouvait faire pencher la balance. Il hocha donc la tête, solennel.
Prêt.Et lorsque Poucet déposa un baiser dans ses cheveux auburn, Elis trouva la force de se remettre à courir.
kissed by fire
Elle était belle, Dragée. De cette beauté sucrée qui vous donnait le tournis, mais qui vous empêchait de tomber dans l’oubli tant qu’elle était là. Et elle l’était. A ses côtés. Le plus beau des trésors que Poucet avait pu ramener. Mieux que l’or qu’il avait vidé de ses poches sur la table de la cuisine, après être revenu en héros – ce qui n’avait duré qu’un temps. Mieux que les parures qu’avaient pu orner le cou de leur très chère mère. Mieux que les épées de belle facture qu’avaient achetées leurs frères, pourtant piètres épéistes.
Elle était belle, sa fée. Et rien que pour lui. Et tout
ça, cet amour d'adolescent, qu'il mettait sur un piédestal, comme le faisait tous les amoureux la première fois, lui apportait la force de regarder sa famille corrompue elle-même, avec un sourire distant mais bien présent. Un sourire qui disait "je vous regarde, je suis là, vous ne pouvez rien me dire, pourtant je suis bien ailleurs, si loin de vous et de vos petites existences qui ne tournent qu'autour des repas et des pièces d'or restantes. Je vous regarde rabaisser encore Poucet, alors qu'il vous a sauvé. Je vous regarde et même si tout m'en donne le droit, je ne vous haïs pas." Avec Dragée, il n'avait pas peur. Ni de l'avenir, ni du passé. Ni des regards médisants de son père, ni des jalousies de ses frères.
Pourtant, c'était bien ce sentiment qui lui clouait le cœur en cet instant. Parce que si Dragée était toujours à ses côtés, quelque chose avait changé.
"Il faut que ça cesse." Elis. Seize ans. Cœur qui se brise contre le visage glacé d'une fée. Sa voix, d'habitude peu discrète, s'affaiblit jusqu'à devenir un petit rire presque inaudible tant il était crispé.
"Ne dis pas de bêtises, ça n'a aucun sens." Puis il ne dit plus rien, laissant à la duchesse tout le loisir de l'achever. Il avait décidé d'y croire, malgré leur rang si différent, et tout ce qui aurait pu les séparer. L'amour d'un jeune garçon avait cet effet là sur son propre monde : Il détruisait toute chose néfaste, en rendant l’idylle aveugle afin de ne pas voir que les amoureux pataugeaient dans la boue, le vomi et le sang. Pourtant, il ne s'y trompait plus ici : Dragée s'était éloignée. Elle avait usé de ses pouvoirs pour lui dérober sa conscience en même temps que son cœur, dont elle avait éparpillé tous les morceaux aux quatre coins du monde.
Et il avait adoré ça. Maintenant, il devait en payer le prix.
"Au contraire, tout prend son sens." Comme il pouvait la voir à présent, elle avait bien plus l'air d'une sorcière que d'une fée. Relevant ses yeux brumeux vers sa silhouette de porcelaine qui s'éloignait sans qu'il le veuille de lui, il se remémora tout ce qu'ils avaient vécus, comme c'était le cas au moment de notre mort, ou à l'enterrement de quelqu'un. Il eut la gorge nouée, et détourna bien vite le regard, afin de paraître plus fort qu'il ne l'était.
"C'était qu'une amourette d'enfants, Elis. Toi et moi savons tous deux que ça ne peut plus continuer." Des enfants. A présent, il se sentait comme l'un d'entre eux, alors que quelques instants auparavant il s'était senti comme le plus fort des hommes. Maintenant, seule la peine était forte. Maintenant, même l’incompréhension n'était plus de mise. Elis n'avait plus d'énergie pour jouer aux excédés. A quoi bon de toute façon ? Le monde sous ses pieds n'était plus, mais lui demeurait, mis en miettes et en morceaux, alors qu'à ce moment précis il aurait tellement voulu sombrer lui aussi que cette pensée unique le raccrocha à l'instant, dans l'espoir qu'il y ait une deuxième brèche pour s'y glisser, et y finir sa vie comme une pierre au fond de la mer. Pourtant il ne mérita pas cette fin. A la place, des mots blessants, comme des lames effleurant sa peau trop pâle.
"Je- je suis tombée amoureuse d'un autre. Il est bien pour moi. C'est un jeune duc. Une duchesse n'a rien à faire avec un pauvre bûcheron sans le sou, sans rien pour combler ses désirs." Aucune envie de pleurer. De rire devant des dires insensés. A la place, il resta inerte, les yeux fixes sur une beauté glacée qui n'avait même plus le mérite d'être sienne. Il la regarda se mouvoir jusqu'à lui, et lui caresser une dernière fois la joue.
Désolée. Parce qu'on pouvait être désolé d'avoir rendu un homme fou. Parce qu'on pouvait être désolé de l'avoir abandonné.
Et puis qu'au final, ce désolé ne voulait plus rien signifier.
Et puis qu'on partait.
Comme toujours.
bag of bones
D'autres plus vieux s'en étaient allé faire leur vie, loin du nid familial. D'autres, encore plus âgés, étaient restés pour profiter de tous ses avantages. Le plus jeune de la fratrie, quant à lui, s'était déjà éclipsé depuis un mois. Et à présent, c'était à Elis de faire ses bagages. Non pas que ses parents lui avaient demandé de partir, bien au contraire. Il s'était donné lui même le droit. Et accompagné d'un cheval gris acheté il y a peu, ainsi que de quelques maigres sacs qu'il avait accroché à sa selle, le sixième frère Cailloublanc était prêt pour le grand départ. Celui qui annonçait le début de la véritable existence. La Bouffée D'Oxygène. Loin de l'hypocrisie de sa famille dont il se sentait un peu plus éloigné chaque jour - il s'était donc dit que s'il était bien loin d'eux dans la pensée, autant l'être physiquement aussi.
"Et tu sais où tu vas, comme ça, Elis ?" La voix de sa mère lui fit relever la tête, alors qu'il réarrangeait quelques bagages sur les flancs de son destrier. Elle seule était venue lui faire ses adieux, ce matin printanier pluvieux et peu enclin au long voyage sur la route. Elle eut droit à un petit sourire distant, et un haussement d'épaule. Son fils l'observa un instant, cette femme qu'il se résignait à appeler
maman sans plus aucune idée du pourquoi du comment, et se dit que malgré tout, elle avait eu le courage de braver la pluie pour assister au départ de son sixième enfant - pas le plus important, donc. Elle avait donc sûrement le droit à une réponse digne de ce nom. Pourtant, ce fut distant qu'Elis demeura. Il n'était toujours pas arrivé à digérer ce qu'ils avaient tous fait subir à son petit frère durant des années, même après qu'il ait tué l'ogre pour les sauver tous.
"Bien sûr que oui, maman. Je vais rejoindre Poucet à Fort fort lointain." Tant de termes qui la firent grimacer inconsciemment, ce qui n'eut d'autre effet que d'amuser Elis. On ne se refaisait pas, après tout. Jamais. Même deux abandons sur la conscience. Il se mit bien vite en selle afin d'éviter toute effusion de tendresse, et continua donc à la regarder sur le dos de son cheval, comme protégé. Ce n'était peut-être pas très fair-play de sa part, mais tant pis. Il en avait mal au cœur, de se comporter ainsi avec son propre sang, mais il le fallait.
"Oh. A Fort fort lointain. Tu- bon. Oui." "Je te l'ai déjà dit." Discussion de sourds. Paroles gênantes. Des inconnus qui n'osaient pas s'approcher l'un de l'autre. De parfaits étrangers. Elis désirait partir, et le plus vite possible. Depuis que Poucet avait mis les voiles, et qu'il n'y avait même plus sa fée pour le retenir sur sa terre natale, l'idée de lui aussi s'en aller avait élu domicile en son crâne, pour ne plus jamais en repartir. Cette songe qui s'était petit à petit transformé en rêve, Elis l'avait nourri, nuit et jour, tellement qu'elle était devenue son seul but à concrétiser dans ce bas monde. Et aujourd'hui était le grand Jour.
"Oui oui, je sais. Poucet. Fort fort lointain. Tu... Nous écriras ?" Il hocha la tête, simplement, mais ne promit rien, car de toute manière il ne savait mentir. Du moins correctement.
"Et Bonjour à Poucet." Cette phrase de trop eut un effet instantané sur le jeune homme qui sans s'en rendre compte serra les rênes de ses doigts dont les jointures blanchirent. Comment pouvait-elle seulement avoir l'idée de prononcer
ça devant lui ?
Bonjour. Elle lui demandait de passer le bonjour à un fils qu'elle avait ignoré durant des années. Il était réellement temps de partir. Sa monture lui fit savoir en piaffant, et ce fut une bonne excuse pour se mettre en route.
"Bonjour aux autres. Et à papa." répliqua-t-il pourtant, caustique.
Comme si elle en avait eu quelque chose à faire, de son sixième fils. "Au revoir." Dernier sourire lointain. Petit signe de la main.
Au revoir ou adieu.
the long walk
Elis avait voyagé. Il avait voyagé, et continuait encore, parce qu'en une seule petite année loin de sa petite maisonnette natale, il avait eu l'impression d'en apprendre plus qu'en vingt-sept ans d'existence. Et cette fois-ci il n'avait pas couru, et ne comptait pas recommencer. C'en était fini de la fuite. S'il décidait de rester dans un des villages un peu plus longtemps que dans le dernier, soit, personne ne l'en empêcherait. Même pas sa conscience, qui se reforgeait petit à petit, avec l'aide des personnes rencontrées en chemin, gens de passages qu'il n'avait fait que croiser, mais qu'il avait aimé bien plus que ses propres frères - du moins ces cinq autres frères, car un seul demeurait dans son esprit constamment. Poucet, qui avait tout fui hormis son cœur.
"Tu devrais aller dormir un peu, petit, si tu pars à l'aube." Accoudé à l'établis, assit sur un petit tabouret bien plus costaud que lui, le jeune homme releva sa tête qui semblait être entourée de coton. Il avait pourtant, encore et toujours des yeux pétillants de vivacité, et il répondit bien vite que "non merci, ça irait." Le vieux forgeron, un homme dont toute l'enveloppe jusqu'à l'âme semblait grisonnante, partit d'un petit rire et un nouveau coup d'enclume se fit entendre dans l'atelier, d'un bras solide et assuré qu'Elis lui enviait. Cela faisait trois bonnes semaines qu'il l'observait travailler dans un milieu qu'il commençait à apprécier de plus en plus, et penser qu'il le quitterait le lendemain serrait ses entrailles sans qu'il y comprenne quoique ce soit - En fait, si, il comprenait, et c'était cela
le pire. Se dire que les adieux faits à nos véritables géniteurs ne nous avait causé qu'une bouffée de joie et de liberté certaine, alors que dire au revoir à un villageois bourru et sans lien aucun avec nous, représentait une étape si difficile à franchir que le voyageur cherchait ici un moyen d'arrêter le temps. Un instant il songea qu'il pourrait rester. Il en avait tous les droits après tout. Et cela lui fit l'effet d'une épine qu'on retire de son épiderme. De plus, le vieil homme s'arrêta de rire pour reprendre d'une voix plus confuse, qui allait à n'en pas douter rendre le départ de son ami un peu plus difficile qu'il ne l'aurait songer au premier abord.
"Tu sais... Au lieu de me regarder travailler avec des yeux de petit garçon, tu aurais pu être mon apprenti. Je n'ai pas de- de fils à qui reléguer ma forge, et j'aurais pu faire quelque chose de toi. Avec un peu d'entraînement, certes... Mais, oui. C'est- dommage que tu t'en ailles." Elis n'osa pas le regarder, lui qui était d'habitude si communicatif, et c'est d'une petite voix qu'il répondit, tout en jouant avec une pince posée-là, manière de se donner contenance malgré la situation.
"Je pourrais rester..." Il en avait envie. Mais son frère était à Fort fort lointain, et différents avenirs se profilaient sous ses yeux dorés, qui ne savaient plus sur qui se poser. Le forgeron frappa une nouvelle fois, et secoua légèrement sa tête en signe de négation. Elis, quant à lui, manqua de se pincer avec l'objet qui lui occupait les mains, et le reposa derechef afin de ne plus faire d'autres dégâts.
"Non, mon gars. La première fois que tu es arrivé ici en recherche d'un gîte et d'un couvert, te rappelles-tu ce que tu m'as dis ?" Bien entendu, il ne lui laissa pas le temps de lui répondre, comme à son habitude.
"Tu m'as dis : Je pars rejoindre mon frère à Fort fort lointain. C'est ton objectif, et tu te dois de le franchir. Sinon comment comptes-tu faire ton existence ? Tu vas errer dans ta vie sans but, à vivre certes au jour le jour, mais sans savoir quoi faire de tes dix doigts ? Morbleu, Elis, tu vaux plus que ça. Regarde, je suis certain qu'en trois semaines, tu as compris comment on forgeait une épée, et comment l'utiliser." Une petite grimace naissante, bien vite reléguée par un sourire difficile à dissimulée, l'intéressé leva les yeux au plafond, les joues légèrement rougies - quelle plaie, d'avoir une chevelure ainsi qu'une barbe rousses qui n'arrangeaient pas les choses.
"Mais vous avez dit vous même que-" "T'as entendu l'patron gamin ? File te coucher !" Aliénor, le matou parlant du forgeron sauta sur les genoux du garçon, prêt à lui planter ses griffes dans les cuisses pour le faire obéir plus vite, s'il le fallait. Lui aussi allait manquer à Elis. Mais ils avaient raison. Et lui n'était encore qu'un vieil adolescent qui ne savait pas trop pourquoi il allait ici, et pas ailleurs. Il regarda l'animal durant un instant, et lui ébouriffa les poils de la tête avec un petit sourire, sous les râlements de sa victime.
"Eh ! Vivement que tu te casses, toi !" Les trois amis se prirent à rire, et Elis offrit à la bête une grattouille derrière les oreilles, comme il les aimait, juste avant de finalement se lever, car comme le vieil homme avait dit, demain allait être une longue journée.
"Bonne nuit. Surveille-le bien, Ali, veille à ce qu'il dorme aussi..." Finalement, son regard accepta de croiser celui de l'intéressé, qui feignait de ronchonner, drapé dans sa dignité. Le jeune homme était sur le point de rajouter quelque chose à son propos, quand au loin on entendit une lourde cavalerie s'approchée sans la moindre discrétion. Ses sourcils se haussèrent, et le forgeron grogna en laissant son marteau en l'air, stoppé net dans son geste.
"Ali, cache-toi. Les chiens de la reine." Sous le regard médusé d'Elis, le chat hocha la tête et alla se réfugier dans un coin, lui qui était d'habitude si pimpant et qui se refusait à n'importe quel ordre. Ce qui fit tilter le garçon, alerté par les cris qu'il pouvait facilement percevoir.
"Mais pourquoi se cache-t-il bon sang ? Al, reviens !" Son hôte avait pris l'épée qu'il venait de terminée dans une main, sur le qui-vive, et Cailloublanc ne put s'empêcher d'avoir
peur.
"Ils viennent pour prendre ceux qui n'ont pas accepté la potion de Marraine la bonne fée... Tu devrais vraiment aller te coucher, Elis." "Mais-" "Maintenant." Borné comme à l'ordinaire, le garçon resta les deux pieds bien campés sur le sol.
"C'est... N'importe quoi... On doit pouvoir faire quelque chose contre ça !" Contre cette
purge. Ses grands idées révolutionnaires n'eut comme effet que de faire rire l'homme. C'était un rire triste. Le genre de rire qui vous serrait les entrailles et qui faisait fuir les optimistes dans le genre d'Elis.
"Oh non, détrompe-toi. Personne n'y peut rien ! Du moins ici ! Peut-être qu'à la capitale, et encore ! Nous ne pouvons qu'attendre que ça passe, Elis. C'est la dernière chose que j'ai à te dire, et qui j'espère te serviras pour la suite." Il lui fit signe d'y aller, et le garçon céda finalement. Il n'attendit pas le lendemain pour partir, mais dans le mot qu'il adressa à ses deux amis, il disait qu'il était certain de deux faits.
Et qu'il savait maintenant quel chemin emprunter.