Il était une fois, dans un petit village nommé Flocombe, une jeune femme, blonde comme les blés et aux yeux si gris qu’ils en étaient presque blanc. Sa beauté en était si hypnotisante qu’elle avait hérité du délicat surnom de « la Sorcière ». Pourtant, Hrodohaidis, puisque c’était ainsi qu’elle s’appelait, n’avait rien d’une sorcière. Elle avait hérité des traits délicats de feu sa mère et son visage était si fin qu’on n’osait le toucher de peur qu’il se brise.
Cependant, la perfection d’Hrodohaidis attisait maintes convoitises de la part de la gent féminine, dont la rage enflait chaque jour. C’est ainsi qu’un beau matin, une femme, toute de vert vêtue, arriva devant la chaumière où vivait Hrodohaidis.
« Hrodohaidis ! s’exclamait-elle d’une voix de crécelle. Toi dont la beauté est inégalée, dis-moi quel est ton secret. »
La jeune femme, apercevant le laideron devant sa demeure, prit peur et se calfeutra dans une pièce loin de cet être. Mais elle était loin de se douter qu’une sorcière se trouvait là et qu’elle était prête à tout pour obtenir ce qu’elle désirait le plus. Car Hrodohaidis n’était pas seulement belle, mais était d’une intelligence rare et attirait foule de prétendants. Son statut de roturière ne lui conférait pourtant aucun droit de mariage dans les hautes sphères de la noblesse. Seul le roi pouvait juger de cela.
Pourtant, un jour, la jolie Hrodohaidis tomba sous le charme de Ælfgar, un jeune paysan, qui peinait à trouver une femme avec laquelle il pourrait passer des jours heureux. Un peu simplet, le jeune homme ne comprit pas l’intérêt que semblait lui porter celle que l’on surnommait la Sorcière. La jeune femme appréciait fortement chez cet homme la gentillesse et la compassion qui émanaient de lui. Point cupide pour un sou, il était le compagnon idéal pour une balade en forêt et savait garder un secret. Petit à petit, une amitié naquit entre les deux jeunes gens. Rapidement, Ælfgar commença à éprouver des sentiments nouveaux envers la jeune Hrodohaidis. ll avait décidé qu’il lui faire part de ses sentiments le lendemain, près du puits sous le vieux tilleul.
Le lendemain, tandis qu’il se rendait au lieu de rendez-vous, il croisa la femme toute de vert vêtue. Cette dernière l’interpella, non sans douceur.
« Ælfgar, fils de Erminigild le bienveillant, dis-moi quel est ton secret pour approcher une si grande beauté. »
Bienveillant comme son père, Ælfgar entreprit aussitôt de lui répondre.
« Ma bonne dame, la vraie beauté n’est guère physique. Le plus important est invisible pour les yeux. Bien fou est celui qui se cantonne au visage. »
Ce n’était là point la réponse que la femme toute de vert vêtue attendait. Folle de rage, elle transforma aussitôt Ælfgar le paysan en une grosse grenouille bien verte et gluante. Une fois son forfait commis, elle s’évapora dans la forêt alentours, laissant là le pauvre Ælfgar qui coassait de désespoir.
Lorsque Hrodohaidis arriva près du puits, elle n’y trouva point Ælfgar mais une grosse grenouille, gluante et verte. Elle prit son mal en patience, pensant que son ami avait quelques soucis avec les récoltes. S’adonnant à la rêverie, le lieu s’y prêtant particulièrement, elle ignora la grenouille qui ne cessait de coasser. Pourtant, au milieu de ses songes éveillés, elle entendit une petite voix.
« Hrodohaidis, douce Hrodohaidis, c’est moi, Ælfgar. Une sorcière rompue à la jalousie et malfaisante m’a lancé un sort. Si tu m’embrasses, je retrouverai ma forme originelle. »
Le regard gris de Hrodohaidis se posa aussitôt sur la grenouille qui s’était approchée d’elle et continuait se coasser. Elle fut tenter de l’ignorer, mais la politesse que ses parents lui ont enseignée prirent le pas sur sa tentation.
« Dame Grenouille, on m’a maintes fois dit de laisser l’herbe à chat aux cochons, qu’une personne aussi contenue que moi pouvait être dévergondée en l’espace de quelques instants. A moins que je ne sois sujette à des hallucinations dues au produit susnommé, je vous somme de me laisser. »
Celle que l’on surnommait la Sorcière se leva aussitôt et rebroussa chemin jusqu’à la chaumière où elle vivait avec son père. Des jours durant, elle s’enferma dans son silence.
Un beau matin, son père, petit tisserand de son état, et las de voir sa fille dépérir de jour en jour, la convia à venir avec lui chez le Marquis d’à-côté. La jeune Hrodohaidis ne pouvant refuser, la voilà assise dans la charrette de son père, parmi les rouleaux de taffetas, de bure et de velventine. Brinquebalant, la cariole fit son bout de chemin jusqu’au manoir où le père de Hrodohaidis escomptait vendre ses tissus.
Eadric, le fils aîné du Marquis, revenu d’une longue campagne à caractère politique dans des villages et contrées voisines, vit la beauté incroyable de Hrodohaidis. On lui avait vanté maintes fois les traits délicats de la jeune fille, qu’il s’impatientait de seulement la rencontrer un jour. Son souhait venait pourtant de devenir réalité et avoir la plus belle des créatures en face le mettait dans tous ses états.
Aussitôt, il se mit à lui faire la cour et la jeune femme, trop faible pour résister, se laissa séduire par ce jeune garçon fort avenant. Il fut décidé, après accord du roi, qu’une union entre Eadric, fils de Marquis, et Hrodohaidis, fille de tisserand, serait célébrée.
C’est ainsi que, quelques mois plus tard, Eadric passa la bague au doigt de la jeune femme, et qu’elle, elle se passa la corde au cou¹.

¹ ne voir ici qu'une métaphore qui signifie qu'elle ne se plaisait pas tant que ça dans son mariage avec le fils du Marquis et qu'elle l'a plutôt vécu comme un calvaire. Hrodohaidis a vécu de longues années avant de mourir dans son sommeil.

FIN

Et c’est ainsi que débuta l’histoire d’Aalis. Aalis, c’est une jeune demoiselle, à la crinière de feu et aux yeux si bleu qu’ils viraient parfois au gris clair. Fille de Marquis, elle avait tout pour elle : une vie rêvée au manoir, une éducation exemplaire et ses moindres souhaits étaient réalisés en un instant. Enfant gâtée, me dites-vous ? C’est presque ça. A la différence que jamais elle ne s’offusquait de rien. Intéressée par tout, elle rêvait de pouvoir créer un cirque de batraciens. Car, il faut savoir une chose sur Aalis, elle idolâtre les grenouilles et crapauds en tout genre. Dans les histoires qu’on lui lit, les grenouilles et les crapauds se transforment en princes charmants. Et la petite fille voudrait tellement trouver son prince charmant…
De ce fait, lorsqu’elle quémanda à son père une grenouille pour passer du temps en sa compagnie et la domestiquer, ce dernier partit à la recherche d’un batracien dans la forêt alentours. Il vit l’objet de sa quête après des heures passées perdu entre les arbres. Avisant un puits près d’un vieux tilleul, il projetait de s’y reposer lorsqu’il entendit le coassement de l’animal. En deux temps trois mouvements, il captura la bête qu’il ramena, enveloppée dans un chiffon de coton humide, au manoir.
En voyant son père revenir de sa promenade, avec la grenouille entre les mains, Aalis sauta de joie et s’empara immédiatement de l’animal. Elle lui aménagea un petit endroit plus ou moins similaire à l’endroit sauvage qu’elle avait habité autrefois. Bon, force était de constater que l’endroit aménagé par la gamine consistait en tout et pour tout d’un baquet d’eau légèrement boueuse et d’un petit tas d’herbe juste à côté. L’animal resta plusieurs jours sans nom.
Un beau matin, en se levant, Aalis eût l’idée de l’appeler Ælfgar. Ce prénom lui était apparu en songe et semblait tout à fait convenir pour une grenouille. Des jours durant, elle tentait d’enseigner un tas de choses impossibles à la grenouille. Bien évidemment, le batracien ne faisait jamais ce que la gamine lui disait et elle, elle le sermonnait avec une grosse voix qu’elle qualifiait digne de papa mais qui ressemblait plus à la voix d’un animal qu’on égorge. Les servantes, qui passaient par là, s’inquiétaient de la santé mentale de la petite fille, mais sa mère refusait qu’on intervienne, déclarant là que sa fille était en parfaite santé et que tant qu’elle était vivante, personne ne la toucherait.
Le jour de son sixième anniversaire, on lui offrit une balle dorée. Rapidement, la gamine tissa un lien étroit avec cet objet inanimé et passait des journées entières à la faire rebondir sur le sol et contre les murs, au grand dam des servantes et des gardes qui se la prenaient souvent en pleine figure contre leur gré. C’est aussi à cette même période qu’elle découvrit le puits sous le vieux tilleul.
Souvent, elle se rendait là-bas, accompagnée de Ælfgar la grenouille et de sa balle dorée. Elle racontait à l’animal les rêves qu’elle faisait la nuit, les petits tracas dignes des enfants si jeunes. Et elle trouvait en l’animal un réconfort qu’elle n’arrivait pas à trouver chez les autres : elle pouvait parler autant qu’elle voulait, la grenouille semblait l’écouter et jamais elle ne disait mot. Un matin, alors que la rosée déposée pendant la nuit n’avait pas encore tout à fait fini de sécher, elle décida d’aller se promener et de jouer près du puits.
« Aalis, ma douce Aalis, je me dois de te mettre en garde contre ce puits. Beaucoup s’en sont approchés, nombreux sont ceux qui ont basculé dedans. En aucun cas tu ne dois t’approcher de lui. »
La gamine acquiesça et partit enfin se libérer l’esprit. Arrivée près du puits, elle vit que la grenouille semblait renaître. Elle lui adressa quelques mot et commença à jouer avec sa balle. Cependant, manque de pot, cette dernière - la balle, pas Aalis - finit par atterrir dans le puits. La gamine se précipita au parapet du puits et vit, à des mètres sous ses pieds, l’éclat doré de sa balle. Ni une ni deux, la voilà qui se mit à pleurer. Elle tenta d’escalader ce muret et de se laisser tomber au fond du puits, mais le mur branlant l’en dissuada.
« Pourquoi pleures-tu si fort, Aalis ?
Ah, petite grenouille, je pleure ma balle d’or qui est tombée tout au fond du puits.
Ne pleure plus, je vais t’aider. Mais je souhaite quelque chose en échange.
Tout ce que tu voudras. Je te donnerai des perles et des diamants, et même ma couronne d’or que je porte sur la tête, car je tiens beaucoup à cette balle.
Je ne veux ni de tes perles, ni de tes diamants, ni de ta couronne. Mais si tu me prends comme compagne, si je peux m’asseoir à table à côté de toi, manger dans ton assiette, boire dans ton gobelet et dormir dans ton lit, si tu me promets tout cela, j’irai chercher ta balle au fond du puits.
Je te promets ce que tu veux en échange de ma balle d’or. »
Et hop, sans demander autre chose, la grenouille plongea au fond du puits. Bien des minutes plus tard, Ælfgar remonta, les pattes vides.
« Aalis, ma douce Aalis, hélas, je n’ai pu avoir ta balle. Il se cache en ces eaux moult choses qui effraient une grenouille comme moi.
Ainsi, c’était donc vrai. Il y a dans ce puits des monstres mangeurs de chair ! Cher Ælfgar, tu as été bien courageux d’avoir sauté dedans pour moi. Mais ma balle dorée me manque tellement. Je demanderais à papa d’en racheter une autre. »
Aalis, fort triste d’avoir perdu sa balle, s’en retourna chez elle en courant, délaissant derrière elle sa pauvre grenouille domestique.
Le lendemain, encore sous le coup de la perte de sa balle dorée et tandis qu’elle mangeait dans une assiette en or, elle entendit le coassement de sa grenouille, qui l’intimait de lui ouvrir la porte de la salle à manger. La fillette, dans un élan de colère, refusa. Les servantes échangèrent un regard interloqué. Cette fillette est bien folle, se dirent-elles silencieusement. Le Marquis commençait à le penser mais l’idée de faire du mal à sa propre fille le répugnait. Aussi, il décida d’entrer dans son jeu et de la gronder.
« Aalis, ma douce Aalis, est-ce ainsi que l’on traite les invités ? Fais-donc entrer Ælfgar la grenouille et partage ton repas avec cette pauvre bête. »
La fillette se leva et se dirigea vers la porte. Elle appuya sur la poignée et la porte se mit à grincer tout en pivotant. Ælfgar la grenouille entra en sautillant et se dirigea avec entrain vers l’assiette. Elle mangea à satiété dans le contenant d’or de Aalis et but à contenance dans le verre en cristal se trouvant non loin. Ælfgar la grenouille exigea ensuite de pouvoir dormir dans le même lit qu’Aalis. Bien qu’aimant passionnément les batraciens, la jeune fille était dégoûtée par cette idée. Pourquoi s’était-elle liée d’amitié avec une grenouille ? Il fallait qu’elle regarde la réalité en face : une grenouille, c’est humide, c’est gluant et ça pue du bec le matin. Tout ce qu’elle détestait quand elle se reposait. Mais son père l’y obligea et la petite fille n’eut d’autre choix que d’obéir. Bon sang qu’elle avait hâte d’être majeure et de partir faire carrière de danseuse de claquettes dans la capitale !
Cependant, lorsqu’elle se réveilla, la grenouille n’était plus à ses côtés. La demoiselle la chercha partout dans la chambre et elle vit que la porte de la pièce était entrouverte. Peut-être qu’Ælfgar avait eu envie de sortir et s’était débrouillée pour le faire ? Toujours est-il que Aalis se leva, s’engouffra dans le couloir et se dirigea vers une autre pièce où un baquet d’eau chaude et savonneuse pour le bain l’attendait. Après quoi, elle descendit dans la salle à manger. Enfin, elle n’arriva même pas jusque là. Car là, dans le couloir, une chose affreuse s’était produite.
Une tâche. Rouge et verte. En relief. Les yeux exorbités de la grenouille, les boyaux autour d’elle. Ça donnait presque l’impression qu’une fleur était en train d’éclore. Presque, parce qu’en réalité, dans la tête de la gamine, ce n’était pas une fleur en train d’éclore mais sa grenouille domestique qui venait de voir sa vie anéantie. Pouf, plus rien. Pour Aalis, il était évident que ce n’était pas un suicide. Elle en vint rapidement à un conclusion : Ælfgar la grenouille a été victime d’un meurtre par écrasement. En son for intérieur, elle se mit à détester aussitôt l’assassin de sa précieuse bête. Toutes les personnes interrogées lui dirent « C’est pas moi ! » mais seule Fanchon Pasdchance lui donna un nom. Elle accusa son mari d’avoir causé un si grand tort à une enfant si jeune.
Le reste de son enfance se passa comme suit : elle fut maintes fois disputée par ses précepteurs lorsqu’elle lançait sa balle dorée contre un autre enfant qui l’énervait (on lui en avait racheté une autre, de balle) parce que son père lui avait dit de se défendre. En même temps, ils n’avaient pas à se moquer de sa couleur de cheveux, hein… Aussi, on lui reprocha par la suite, d’être souvent dans la lune. Elle repensait à ces histoires, qu’on lui avait lues durant son enfance, où le Prince Charmant se présentait sous les traits d’une grenouille. Si Ælfgar n’avait pas été écrasé, peut-être qu’elle aurait été princesse ? Elle ignorait pourtant qu’Ælfgar, autrefois humain, était loin d’être un prince. Prince de ses champs, mais d’aucun domaine notable. Elle développa aussi une passion pour la couleur verte et exigea que la majorité de ses sous-vêtements et de ses couvertures soient de cette couleur.
Pourtant, vint un jour où sa mère la Marquise en eut marre de rester coincée chez elle. Elle avait déclamé que l’atmosphère du manoir l’étouffait et qu’elle avait grandement besoin de vacances. Le Marquis, surpris de cette rébellion féminine, n’eut aucune réaction. Ainsi, lorsque sa femme fit ses bagages et emporta Aalis, âgée de seize ans avec elle, il ne dit mot.
Accompagnée de Fanchon Pasdchance, les deux femmes bravèrent le rude climat de Yasen pour se diriger vers la capitale.
Mais voilà. En chemin, la mère d’Aalis contracta un sale rhume qui empira et finit par avoir raison de la femme qui finit par passer l’arme à gauche. Elle rendit son dernier soupir à mi-chemin entre Flocombe et Fort Fort Lointain. Elles emportèrent le cadavre, après qu’Aalis eut piquée une crise pour ne pas se séparer de sa génitrice, jusqu’à Fort Fort Lointain.
Arrivées dans la capitale, la jeune femme, à l’aube de sa vie d’adulte, exigea un enterrement pour sa mère. Elle se hâta d’envoyer un courrier à son père. Elle apprit quelque jours plus tard que l’homme, sous le coup de la nouvelle, s’était mis à boire et à claquer tous ses sous au casino du coin. La déchéance dans une vie qui avait été prometteuse.

Mais Aalis avait besoin de se retrouver seule. Pour faire son deuil, pour faire le point sur sa vie. Elle ne voulait pas dépendre de Fanchon, la seule femme qu’elle connaissait dans cette ville. Aussi, elle décida de prendre son courage à deux mains et de démarcher les entreprises qui auraient besoin de mai d’oeuvre. Après de longues recherches, elle fut employée au service « Plaisir à distance ». Si on devait faire un lien avec le monde actuel, ce serait un service de téléphone rose. Ce n’était pas le job idéal, mais elle n’avait pas à s’en plaindre. Son père avait tout perdu, elle n’avait plus aucun héritage et il fallait qu’elle se reconstruise.
Se reconstruire à Fort Fort Lointain.