A la base, il n'y avait qu'un chaton sauvage des forêts enneigées, voué à mourir dans la nature parce que sa mère l'avait perdu, et qu'il était bien trop petit pour se débrouiller seul.
Et puis, la Baba Yaga passa par là, remarqua la pauvre bête piaillante qui allait mourir, et lui jeta un sort puissant afin qu'il ait une chance de survie.
Quelques années plus tard, le Kot Baïoun régnait en maître terrifiant sur toute cette partie de la forêt, et son nom voulait dire le terrible chat-conteur. Sa technique de chasse était une rareté chez les félins, et un modèle de précision. Il y avait toujours quelque animal ou humain égaré pour tomber dans le piège des griffes d'acier du chat sibérien malveillant. Il racontait de belles histoires, hypnotisait son auditoire, avec sa voix basse et posée, puis une fois que leurs muscles étaient endormis par ses ronronnements et les rebondissements de ses histoires, il les dévorait.
Il n'était plus seulement un chat – animal déjà condamnable puisque l'un des rares à tuer par plaisir – mais un tyran détestable vivant dans une forêt non moins maléfique que lui, composée de ronces et d'autres plantes ingrates, griffues et assoiffées de sang. Les héros se mirent à affluer en sa direction, pour le vaincre, le ramener à la raison, le défier... Il les mangea tous, sans distinction. Sauf un seul, surnommé le Démuni, qui réussit à le vaincre et à le traîner en laisse jusqu'au palais du tsar.
Il n'y resta pas très longtemps, le temps que le tsar exige que le terrible chat-conteur lui fasse peur, et l'on imagine bien que la bestiole était trop heureuse de lui donner satisfaction. Il prit la fuite alors que le Démuni tentait de calmer le tsar de la frayeur qu'il avait eue.

Fasciné par la ville, le terrible chat-conteur y passa quelques années mémorables, à faire peur aux citadins, à servir de croquemitaine pour les enfants pas sages, et à hanter les ténèbres en roulant des épaules sous sa lourde fourrure propice à affronter les terribles hivers de Yasen.
Il avait les yeux jaunes, fendus verticalement, dangereux. Les canines aiguës, prêtes à l'emploi, cruelles et aiguisées. Les griffes peu souvent rentrées, parce qu'il passait son temps à attaquer. Homme, femme, enfant, le kot baïoun ne faisait aucune différence, et se gorgeait de sang sans qu'il soit possible de l'arrêter.
Il s'est vite lassé de cette vie de roi où rien ne l'arrêtait et tout lui était dû. Les chats ont besoin de challenge, même un chat-conteur, et il avait le mal du pays de sa forêt, dans laquelle il ne pouvait retourner – le tsar y avait envoyé quatre compagnies de hussards avec ordre de le tuer. La psychose en ville était à son comble, et les vrais chats se faisaient lyncher, alors que l'authentique kot baïoun faisait la taille d'un tigre de Sibérie mâle adulte. Rien à voir avec des chats de gouttière, une silhouette élancée, souple, des pattes de tueur, une mâchoire carrée et des crocs de taille effrayante, sans parler des muscles capables d'exercer une pression au cm² plus que respectable.
Le chat monstrueux de Baba Yaga, qu'elle avait créé et aussitôt oublié.

Malgré tout son équipement naturel de tueur, l'arme la plus redoutable du kot baïoun était encore et toujours ses paroles ; doucereuses, menaçantes, caressantes, vexantes, épiques, fades ? Toutes atteignaient leur but. Le chat-conteur était un animal vicieux, ayant la faculté de lire dans le cœur des hommes, et s'employant à les placer sous son contrôle avant de les dévorer. Un animal sans pitié, sans aucun remord, parce que n'accordant pas plus d'importance à la vie humaine qu'à celle d'un lapin. La personnification de l'instinct de mort de certains prédateurs, et de l'imbécillité des hommes qui pensent faire pouvoir confiance à quelque chose qui leur parle dans leur langue. Quelle erreur, se dit le kot baïoun en se léchant les lèvres, qui ont toujours l'air pleines de sang, brillantes, sombres dans le peu d'éclairage – parce que le manque de lumière est son refuge et sa maison.

Sa réputation commençant à devenir vraiment trop importante en ces terres natales, il ficha le camp d'un seul coup en laissant derrière lui une région traumatisée mais qui ne faisait que murmurer son nom. Il avait une aura de mystère ; tout le monde savait que c'était le chat-conteur, un être étrange et beau parleur, qu'il était... dangereux, mais personne ne savait de quelle manière exactement il l'était.

Il arriva à Fort Fort Lointain à pied, fouettant l'un des gardes de sa queue touffue après qu'il lui ait annoncé qu'il allait devoir prendre le charnel n°5, et se faire recenser d'ailleurs « parce qu'on est pas chez les sauvages ici ». Le chat sauvage, roi de sa contrée, s'est plié à toutes les démarches administratives avec une patience qui l'a lui-même étonné.
Sa forme humaine est faible, avec des ersartz de griffes, de dents et de mâchoires, mais le félin a gardé intacte toute sa science de la peur, de l'hypnose et de la douleur. Il est moins efficace que lorsqu'il est sous sa forme originelle, mais cette enveloppe humaine a l'avantage de lui donner un capital sympathie plus développé – et le kot baïoun pour le moment s'éclate absolument à explorer les relations humaines, qui peuvent se décliner sous tellement de formes, de liens et de raisons que c'est à en donner le tournis.

Il a décidé de devenir boulanger, pétrir la pâte pendant des heures relaxe ses nerfs parfois tendus – ça n'est pas facile d'être une créature solitaire et de vivre en ville des fois. Sa forêt lui manque, l'idiotie des uns et des autres le saoule, la politique le dépasse totalement... Le kot baïoun ne croit qu'en ses propres idées, toutes tournées égoïstement vers sa petite personne ; c'est un pur félin pour ça.

Sa boulangerie est située dans une belle avenue, et elle est assez reconnue, elle s'appelle « au Chat dans le four ». Sa plus grande spécialité, ce sont les tourtes à la viande, qu'il ne réalise pas tout le temps, environ une ou deux fois par mois. Et ses clients se les arrachent, en disant que ce sont les meilleures tourtes à la viande qu'ils aient jamais mangé.

Et vous ne devinerez jamais ce que c'est, son ingrédient secret...