Il était une fois, dans la Capitale de Fort Fort Lointain, une petite boutique tenue par un gentil fabricant, au coeur aussi grand que son imagination. Ce fut de l'alliance des deux que naquit une jolie bergère de porcelaine, toute rayonnante sur la table de bois où son créateur l'avait déposé avec soin, cette même table qui serait son socle et sa maison pour tant d'années à venir.

Mais la bergère n'était pas juste l'une de ces statuettes décoratives condamnées à observer le monde sans jamais pouvoir le toucher. Non, à l'image de ses autres amis bibelots, elle avait le don extraordinaire de pouvoir s'animer ! Et parler ! Le soir venu, tandis que la boutique fermait ses portes et que le propriétaire des lieux enfilait son bonnet de nuit afin d'aller profiter d'un sommeil bien mérité, la petite bergère et ses compagnons se voyaient offrir le don de vie, discutant des événements de la journée et d'autres trivialités propres aux ostracisés. La bergère appréciait tout particulièrement la compagnie du ramoneur, placé tout à côté d'elle. Le ramoneur était beau, il était gentil et tout en lui résonnait d'une douceur et d'une force dont elle rêvait tout le jour durant. Elle imaginait déjà la belle et longue vie qu'ils auraient ensemble, sur la petite table, entourés de tous leurs amis, avec leur amour indéfectible pour principale source de bonheur. Elle ne pouvait envisager qu'il en fut autrement tant tout son coeur, toute son âme de poupée, lui étaient destinés.

Malheureusement, la petite bergère ignorait que de l'autre côté de la pièce, trônant fièrement dans une sombre armoire perpétuellement soumise aux ombres les plus noires, un autre comptait bien obtenir sa main. Il se faisait lui-même appeler " Grand-général-commandant-en-chef-Jambe-de-Bouc ". Satyre fait entièrement de bois, autant dedans que dehors, il souhaitait uniquement l'ajouter à sa grande collection d'objets rares et précieux. Ses aspirations auraient pu rester vaines si le grand-père d'Iseut - du moins, l'affirmait-il avec conviction -, une figurine à la barbe grisonnante, aux yeux en amande et aux rêves de richesse inassouvis, nommée Saay, n'avait pas remarqué son manège et ne s'était pas enquis des désirs du Grand Général. La discussion se termina sur une demande en mariage que Saay ne put qu'accepter, l'oeil brillant et l'esprit papillonnant, tout fier d'aller la rapporter à sa douce petite-fille. Face à l'indignation et à la tristesse de la bergère, Saay argua que grâce à cette union, elle serait couverte de tout l'or, tous les bijoux et autres cadeaux dont elle n'aurait jamais pu rêver. Quand bien même Iseut resta insensible à ses arguments, le grand-père considéra que le sujet était clos et que, et bien, si la nouvelle ne l'enchantait guère sur le moment, une fois l'acte accompli, elle ne pourrait que s'y faire.

Qu'il crut. Car si lui, le premier homme de sa vie, était prêt à la vendre au plus offrant, il n'en allait pas de même pour le beau et gentil ramoneur. Touché jusqu'au plus profond de lui-même par la détresse de la petite bergère dont il partageait les sentiments sans concessions, il décida que lui, paierait le prix nécessaire à la liberté de sa belle. Sous l'oeil bienveillant de l'étoile brillant par la fenêtre qu'ils observaient chaque soir depuis leur naissance, les deux jeunes objets convinrent de s'enfuir le soir-même. Une fois Saay endormi, ils entreprirent leur périple fou, quittant la sécurité de leur table, passant par le tiroir de la table de chevet ... Hélas, leurs mouvements malhabiles réveillèrent l'aîné ! Ce dernier ayant compris leur entreprise, empli de peur et d'effroi, voulut les en empêcher et sa tentative se solda par le bris de ses vieilles jambes de porcelaine. A cette vue, Iseut s'imagina courir à sa rescousse, avant de se rappeler quel sort l'attendait si elle faisait demi-tour. Déchirée mais décidée dans son droit au bonheur, la petite bergère suivit son grand amour jusqu'à l'extérieur, où la nuit et l'étoile guide les attendaient, leurs bras invisibles les invitant à embrasser leur nouvelle vie.

Désormais, les jeunes amants pouvaient s'ébattre dans ce vaste monde. Néanmoins, avouons-le, ils n'y étaient guère préparés ! Passées les premières découvertes colorées, ils apprirent à leurs dépens qu'on ne quittait pas la sécurité d'un foyer à quatre murs en toute impunité. Il fallut apprendre à se mouvoir sans subir le même sort que Saay, à se défendre contre une faune et une flore bruyantes, indifférentes et parfois, mal intentionnées. A s'adapter, en somme. Pour survivre. Plus le temps passait, plus Iseut se défaisait de ce caractère un peu niais et minaudier qu'on lui avait toujours connu. Elle apprit à manier son bâton comme une arme et entre ses mains, un cure-dent n'avait rarement paru aussi menaçant. Bien que Tristan, son gentil ramoneur, devenu son mari "pour toujours et à jamais" six mois à peine après leur départ, trouva la chose bien plus amusante que dangereuse. Disons qu'il n'était pas bien objectif, étant plus souvent à ses côtés qu'à portée de sa fureur. Il lui fallut plusieurs années pour réaliser que son adorable petite bergère s'était mue en une guerrière à la langue d'acier, que sa présence était la bienvenue, indispensable au coeur d'Iseut mais non plus à sa survie. En effet, le cocon de la petite table était désormais bien loin derrière eux et la jolie statuette avait troqué sa candeur fragile contre une force de vivre que lui-même n'avait pas vu venir. Pour autant, jusqu'ici, rien qui ne put les empêcher de s'aimer aussi fort que deux âmes soeurs le pouvaient.

La chair et le sang ont ça de terrible qu'ils vous imposent une réalité bien plus dure que ce dont vous êtes faits à l'origine. A l'avènement du Charnel, Iseut crut faire une attaque alors qu'elle découvrait sa nouvelle apparence et celle de son mari, mais aussi l'intensité du bruit, la sensation du vent sur sa peau humaine, du goût sur cette langue qu'elle pouvait enfin sortir entre ses lèvres ... La première fois qu'elle mit une jambe devant l'autre, elle fut surprise que son pied ne se détache pas de son mollet et n'aille pas rouler sous une chaise ! Tristan fut aussi choqué qu'elle, cependant, il s'enthousiasma bien plus rapidement. Enfin, ils allaient pouvoir quitter le petit appartement miteux où ils avaient élu domicile et exercer leurs professions auprès de cette même populace qu'ils pourraient regarder les yeux dans les yeux. Iseut, quant à elle, n'avait pas plus d'aspirations de confort que quinze ans plus tôt, lorsqu'ils avaient quitté la petite table. Elle regrettait le soleil se reflétant sur son corps de porcelaine. Mais elle aurait pu s'y faire. Elle aurait pu s'adapter, comme elle l'avait toujours fait. Non, ce qui lui laissait un goût amer, c'était le fait qu'on ne lui laissait pas le choix. Elle détestait qu'on lui impose une vie qu'elle n'avait pas choisi, qu'on ne l'accepte pas pour ce qu'elle était alors qu'elle s'était battue si longtemps pour qu'on la voit et l'entende sous les traits d'une petite statuette.

Alors, elle décida qu'on l'entendrait, qu'on le veuille ou non. Elle profita d'un jour de marché pour monter sur une estrade de fortune et scander son point de vue, lequel allait à l'encontre de la politique de sa Majesté Suprêmissime. Où était la justice ? Que faisait-on de la tolérance ? clamait-elle avec toute la conviction du monde, brandissant son bâton à bonne taille au-dessus de sa nouvelle tête blonde. Quelques curieux se rassemblèrent autour d'elle, assez peu somme toute, mais bien assez pour rameuter la garde. Embarquée sans autre forme de procès, elle passa un mois dans les cachots royaux pour troubles à l'ordre public.

Quand elle en ressortit, loin d'avoir été calmée par la cellule aux grilles d'acier, elle avait au moins compris qu'elle ne ferait pas bouger les choses en s'égosillant à tort et à travers. Heureuse de retrouver son ramoneur chéri, notre bergère - devenue bijoutière à son compte afin de nourrir son estomac tout neuf - attendait de lui qu'il l'aide à fomenter quelques plans malins destinés à - rien de moins, vous m'excuserez du peu - renverser la Marraine la Fée ! Non seulement elle réalisa bien vite sa prétention mais Tristan marchait sur des oeufs face à ses discours rebelles. Il n'avait rien contre brandir une arme, ils avaient appris ensemble, mais de là à s'en servir pour couper les ailes de la grande fée ... Il y avait comme un fossé qu'il n'était pas certain de vouloir franchir. Selon lui, leur sort n'était pas si terrible qu'Iseut semblait s'en être persuadée. Certes, il regrettait parfois son teint de porcelaine mais bien moins la fragilité qu'ils avaient longtemps combattu. Et puis ... Ils pourraient faire tant de choses. " Iseut, imagines-tu, nous pourrions peut-être avoir des enfants. " risqua-t-il un soir où elle rabâchait à son oreille. La jeune femme s'était figée, le dévisageant comme si elle ne le connaissait plus. De quoi parlait-il donc ? Il n'en avait jamais été question ! Et de toute façon, là n'était pas le problème ! " Si si, ma douce, nous sommes même au coeur même du sujet. Nous pourrions être, enfin, comme tout le monde. ". La plus-si-délicate bergère avait alors senti quelque chose se briser en elle. Pas cassé tels qu'auraient pu l'être son corps en cas de chute, non, une brisure plus profonde. Encore plus irrémédiable. Où était le ramoneur de sa vie, l'être qui, pour elle, représentait tout, au-delà de l'infini ? Etait-elle devenue aveugle ou était-il, au contraire, en train de lui rendre la vue ?

Ces questions l'obsédèrent des semaines entières. Chaque mot plus haut que l'autre, le moindre geste, le plus petit silence, devenaient prétexte à remettre en question ce qui les unissait "pour toujours et à jamais". Elle qui avait déjà du mal à se reconnaître dans un miroir, semblait ne plus se retrouver non plus dans son mariage. Une partie d'elle, celle de la bergère heureuse et amoureuse, la poussait à cesser ce masochisme, à se contenter de ce qu'elle avait. A se ranger comme elle l'avait été si longtemps, depuis l'époque de la petite table jusqu'à la disparition de Shrek et Fiona. Néanmoins, une autre, de plus en plus prégnante et prenante, se joignait aussitôt à la fête, lui rappelant qu'un jour, elle n'avait pas hésité à abandonner son aïeul brisé pour faire ce qui lui semblait juste. Qu'elle avait donné tant et si fort pour exister, pleine et entière, selon ses valeurs et ses choix.

Un choix ... Des choix. Un vrai dilemme, en réalité. Iseut ne savait plus où donner de la tête. Jusqu'au jour où elle tenta d'en faire part à son ramoneur. Cette fois-ci, il s'avéra qu'elle avait usé les trésors de patience de Tristan jusqu'au bout de la corde de leur amour. Il lui avoua qu'il en avait assez, assez de son courage sorti d'une grotte quelconque, assez de sa rudesse et de sa langue trop pendue, assez des soucis qu'elle se créait toute seule. Il ajouta qu'elle n'était plus celle qu'il avait épousé, qu'il avait signé pour la gentille et réfléchie petite bergère, pas pour la dragonne aux narines frémissantes qu'elle était devenue. Il agita même un index accusateur dans sa direction. Le geste de trop pour achever des paroles déjà difficiles à digérer. Iseut récupéra quelques affaires et claqua la porte. Définitivement.

Elle s'installa au-dessus de sa bijouterie, dans le petit appartement qui, jusqu'ici, lui servait simplement de débarras. Les mots de son mari eurent au moins pour effet de la faire redescendre sur terre, sans pour autant parvenir à éteindre sa flamme rebelle. Ni à la faire rentrer à la maison.

Avec cette nouvelle vie d'humaine, elle avait pris goût aux rencontres et à la liberté de mouvements. A l'indépendance. Elle avait grandi. L'amour ne lui semblait plus si unique, éternel et inaltérable tandis qu'elle découvrait que d'autres causes valaient la peine qu'on se batte pour elles. En somme, elle voyait la vie sous un nouveau jour, moins féérique ... Mais tellement plus excitant.

Tiens-toi bien, Marraine la Fée, Iseut Sautemouton compte bien t'avoir sous peu à portée de bâton !