Saloperie d'égoïste d'Hansel. A cause de ses bêtises, voilà trois mois que je dois m'occuper d'absolument tout dans cette boutique. Au moins, quand il était là, je n'avais pas besoin de m'occuper des livraisons, du ménage ni des renseignements. Maintenant je dois tout gérer moi-même, et j'ai vraiment l'impression de ne pas pouvoir souffler deux minutes. Je ne sais plus où donner de la tête, et parfois je me demande encore si j'en ai une, tellement le stress et la précipitation me donnent l'impression d'avoir une citrouille à la place de la caboche.
Le pire de tout, c'est que malgré le travail difficile, la boutique fonctionne très bien. TROP bien parfois. Je n'aime pas sourire lorsque je ne suis pas heureuse, mais tenir un commerce vous force à distribuer des sourires hypocrites en veux-tu en voilà.

Et la cloche de cette maudite porte qui n'arrête pas de tinter ! Cela fait pourtant une bonne heure que la boutique est déserte. J'en ai profité pour mettre ma pâte à choux à cuire et pour refaire de la guimauve. Je n'ai pas d'autre choix que d'interrompre ma cuisine pour aller en boutique.

Lorsque je sors de la cuisine et rejoins mon comptoir, je vois un jeune homme qui regarde les bonbons. Je le suis des yeux pendant quelques minutes avant qu'il ne remarque enfin que je suis là. Je sors alors mon plus beau sourire faussé, celui répété pendant plusieurs heures devant le miroir.

Bonjour, monsieur. En quoi puis-je vous être utile ?

Je l'entends me répondre d'un air désinvolte mais un peu gêné :

«Hum. Bonjour. Je regarde seulement pour l'instant. Je dois trouver des bonbons pour ma soeur. Et pour moi aussi.»

Je continue à le suivre des yeux bien malgré moi. Il y a quelque chose de différent dans ce jeune homme. Ses cheveux en bataille ? Ses petits yeux foncés ? Je ne saurai dire. Cela vient sûrement de sa démarche incertaine et maladroite. Il a quand même manqué de renverser trois de mes étalages que je venais de finir de nettoyer ! Mais il a un je-ne-sais-quoi d'innocent et de touchant dans sa maladresse que je n'arrive pas à lui en vouloir.

J'en viens d'ailleurs à remarquer que c'est la première fois que je le vois ici. D'habitude je me souviens très bien de tous mes clients, et de ce qu'ils ont acheté. Je suis distraite de ma refléxion par sa voix bourrue qui me demande :

«Ceux-là sont à combien ? J'en aimerais bien six bocaux.»

Il me désigne les Ogrillons à la Pomme dans un bocal au fond du magasin. La quantité demandée fait s'écarquiller mes yeux malgré moi. SIX bocaux ? SIX ? Ce qui équivaut à SIX KILOS de bonbons ?
Heureusement pour lui, il a prit les moins chers du magasin. Il n'empêche que je ne peux réprimer un sourire en réalisant sa demande. Je lui réponds donc :

"Les Ogrillons à la Pomme sont à 2 shillings le kilo. Cela fera donc 12 shillings pour les 6 kilos."

Je le laisse quelques minutes le temps d'aller chercher dans la réserve la quantité demandée. En chemin, mon esprit s'abandonne à des comparaisons entre l'étranger de la boutique et Hansel lorsqu'il était petit... Il me manque tout de même, cette tête de pioche !
C'est dans ces moments que l'on se sent le plus seule...

Je reviens dans la boutique avec sa commande en peinant un peu sous tout ce poids et en disparaissant quasiment entièrement sous les paquets.

"Voilà votre commande ! Vous organisez un banquet de bonbons pour avoir besoin d'une si grosse quantité ?" lui demandais-je en arborant mon plus beau sourire.

Pour une raison inconnue, j'avais envie de le garder encore un peu avec moi, histoire de chasser la solitude qui se love en moi depuis bien trop longtemps.

Il est assez drôle comme bonhomme. Il butte sur les trois quarts de ses mots et hésite entre chaque syllabe. Je crois que je n'ai jamais vu un jeune homme aussi maladroit de ma vie ! Et absolument pas discret, qui plus est. Je sais qu'il a mangé très exactement trois guimauves à la mûre quand j'étais partie dans la réserve. Déjà à l'odeur de son haleine, ensuite parce que je connais ce magasin encore mieux que je ne me connais moi-même. Bien que j'aurai manqué de couper la main à n'importe quel marmot braillard qui aurait fait cela, son petit vol ne m'a absolument pas dérangée. Je trouve ça assez drôle qu'un homme bourru et assez simple comme lui puisse apprécier la confiserie. Ses attitudes gauches et ses tentatives de passer pour quelqu'un d'aimable et de poli me donnent envie de rire aux éclats, mais je me retiens, de peur de le vexer et de le faire fuir. Mon but, dans l'immédiat, est de continuer une conversation avec lui.

«J'ai, heum, des cousins qui viennent. Ils sont petits et du coup je me suis dit que j'arriverais peut-être à éviter un déferlement de cris si je leur présente des bonbons.»

Étrangement, je ne l'imagine pas du tout s'occuper d'enfants. Et je décèle une pointe de mensonge dans sa voix, ou bien est-ce son balbutiement qui me met dans l'erreur ? Quoi qu'il en soit, je me fiche éperdument de qui mangera ces bonbons. Il est peut-être gourmand, voilà tout.

"Ils en ont de la chance vos neveux ! Même si c'est dans un but pas très louable, ils sont tout de même gâtés ! Vous désirez autre chose ? Ou puis-je m'occuper d'emballer votre commande ?"

Tout en posant la question, je sors de sous mon comptoir des cartons pour commencer à emballer ses (SIX KILOS NOM D'UN SUCRE D'ORGE) bonbons. Je farfouillais dans mon placard, accroupie, me battant avec mes différents cartons pour trouver la taille que je cherche, quand soudain j'entends :

«Est-ce que c'est possible de prendre quatre bocaux d'ogrillons au final ? J'aimerais bien trois bocaux de guimauve aussi.»

Je suis tellement surprise qu'en voulant me relever trop vite pour le fusiller du regard, je me tape fortement la tête sur le dessous du comptoir. IL EST SERIEUX CELUI LA, NOM D 'UN CHOU A LA CREME ? Je viens de me farcir un étage avec SIX FIOUTUS KILOS  de bonbons pour ses beaux yeux (ah, j'ai oublié de préciser que la réserve était à la cave ? Eh bien mes jambes ne l'oublieront pas, elles !), et voilà qu'il me demande AUTRE CHOSE ? Mais oui, il va les recevoir ses guimauves, mais ce sera pas réellement A L'ENDROIT ESCOMPTE  !

Je le regarde intensément. Si mes yeux étaient des lance-pierres, il n'aurait plus eu d'yeux depuis longtemps le petit ! Elle est bien gentille la petite vendeuse de bonbecs mais faut pas pousser non plus !
Non seulement il m'oblige à TOUT REPESER, mais en plus il m'AJOUTE UN KILO ? UN KILO ?
Il m'a prise pour quoi ? Pour un ours ?

Je retourne dans ma réserve en grinçant des dents et en le maudissant dans ma barbe.
Lorsque je suis de retour avec ses trois kilos de guimauve (tiens, d'ailleurs il serait temps qu'il s'en aille, j'ai de la pâte à choux au four et de la guimauve à terminer !), et un calme largement joué qui ne tiendra pas longtemps, je le vois qui me fixe d'un air gêné. Et là, c'est la catastrophe.

«Heu... Est-ce que vous livrez?»

Mon sang ne fait qu'un tour. Mes lèvres se retroussent. Mon sang palpite dans mes veines. J'ai une montagne de choses à faire et je n'en vois pas la fin. Je suis toute seule dans cette boutique, je n'arrive même pas à m'occuper correctement de mes clients et en plus il faudrait que je joue les CALECHE-POSTALE ? Non mais marquez moi directement SOUBRETTE sur le front !
Je m'entends prononcer très calmement :

"Le tout vous fera 20 shillings. Pour la livraison, ce sera 4 shillings de plus. Mais elle ne se fera que dans la soirée. Ou alors vous vous débrouillez pour prendre un taxi-calèche."

J'ai besoin de cela pour vivre. Je ne suis pas en position de refuser. Je me mets simplement à prier pour qu'il n'habite pas à l'extérieur de la ville. Sinon je crois que je vais me pendre.

Je sais pas pourquoi, j'ai la petite impression qu'elle ne m'aime pas trop. Elle s'en est allée chercher mes guimauves mais j'ai senti une légère tension. Légère. Mh, je suis peut-être tombé à un mauvais moment mais j'ai faim moi... Et puis je suis sûr qu'Olga est en pleurs devant sa série débile alors les bonbons seront bienvenus. Elle revient, deux kilos d'ogrillons en moins mais trois kilos de guimauve en plus. Je m'imagine déjà ce soir, dans ma chambre, entouré de guimauves, salivant à chaque bouchée... Pour ça, il faudrait déjà que j'arrive à ramener tout ça chez moi. Mais apparemment, le mot livraison la fait rougir, enfler et fumer des oreilles. Je regrette instantanément ma question et m'avance vers le comptoir pour payer.

"Le tout vous fera 20 shillings. Pour la livraison, ce sera 4 shillings de plus. Mais elle ne se fera que dans la soirée. Ou alors vous vous débrouillez pour prendre un taxi-calèche."

Oh, je pense qu'on va oublier la livraison. Pourquoi j'ai pas pris plus de shillings moi ? Je sors les 20 schillings et les pose sur le comptoir, en arborant mon plus beau sourire de « je suis désolé de vous embêter mais je vous aime vous avez des bonbons ».

« Au final je ne vais pas prendre la livraison, désolé » je dis, d'un air contrit tout de même. COMMENT JE VAIS FAIRE MOI POUR TOUT RAMENER HEIN ? J'AI FAIM EN PLUS.

Je prends un bocal, et en empile trois autres au-dessus. Jusque là, tout va bien. Mais ayant perdu une main, je n'arrive pas à empiler les autres bocaux dans ma main de libre. Je repose tout sur le comptoir et prend un instant de réflexion. Pourquoi je ne suis pas une femme ? J'aurais eu un sac plus grand que moi et j'aurais pu les transporter comme ça ! Mais NON, il faut que je sois un HOMME ! Merci beaucoup. Enfin bref. Revenons à nos bocaux.
Si je mets un bocal sous le bras et que j'arrive à empiler les 6 autres sur mes deux mains, je peux espérer au moins sortir de la boutique. Ensuite... Je peux toujours m'empiffrer dehors et me débarrasser de quelques bocaux.

Je réessaye cette technique mais je bloque à nouveau lorsque ma main gauche se retrouve inutilisable. Bon. Autre technique. Je pose tous les bocaux sur le comptoir, les rassemble et, leur faisant un câlin, j'essaye de les faire tenir entre eux sous la pression de mes bras.
Et là, malheur. J'ai du oublier dans l'histoire que j'ai une force surhumaine due à ma perfection d'ogre mais, en tout cas, un bocal se casse. UN BOCAL DE GUIMAUVES EN PLUS. Rapidement, je repose tous les bocaux sur le comptoir.

« Heu... Désolé. Je vais nettoyer, promis. Je vais commencer par manger les guimauves par terre et ensuite j'enlèverais le verre. Je suis désolé »

Je me baisse et m'affaire à récupérer toutes les guimauves récupérables. Je les ai payé quand même... Puis j'ai faim. Je vais pas laisser ces petits bonbons divins aller à la poubelle !

J'ai entendu ma voix, sèche et cassante comme un coup de trique. Je sais que j'ai raison.
Je sais également que je suis seule, surmenée, croulant sous le travail et pleine de toute la fatigue du monde. Seule. C'est bien le problème majeur de tout ça. Je ne suis plus grand chose depuis qu'Hansel est parti, et je me laisse rapidement submerger par le trop-plein de travail, même si je passe mes journées plongée dans le travail pour oublier ma peine.

Ma conscience me fustige alors dans ma tête, et j'entends sa voix aiguë et nasillarde me gronder « Comme si c'était la faute de ce pauvre jeune homme si tu es seule, faible, et trop petite pour livrer ses bonbons ! Tu devrais avoir honte de rejeter la faute sur lui, alors que le seul responsable de tout cela c'est le hasard ! »
Bien ! Ma conscience se met à croire au coup du sort maintenant ! Je suis quelques peu mal barrée. Mais elle a raison, et je m'en veux d'avoir été méchante avec mon gentil client. Mais visiblement, ma méchanceté n'est pas le problème.

« Au final je ne vais pas prendre la livraison, désolé », dit-il avec un regard contrit.

J'ai cru comprendre que le problème était le pris quand je le vis vider ses poches pour me payer les 20 shillings qu'il me devait. Je m'en suis voulu d'autant plus d'avoir été désagréable. Je pourrais me frapper moi-même pour changer d'humeur aussi rapidement ! Si j'avais été quelqu'un d'extérieur, je ne me supporterais pas.

Je m'arrache à mes pensées quand je remarque qu'il est dans la plus grande galère du monde pour attraper tous les bocaux et rentrer chez lui. Après deux manœuvres compliquée, ce que je redoutais se produit : un bocal de guimauves en milles morceaux.
Un kilo de friandises perdu. Je n'ai lu que de la peur et de la gêne dans ses yeux. La peur que je le gronde comme un enfant qui a fait une bêtise. La gêne peut-être d'avoir à payer pour la casse.

Mais je ne peux me résoudre à m'énerver contre lui une fois de plus. Il est maladroit, il n'y peut rien. On dirait qu'il ne maîtrise pas son propre corps. Comme s'il était trop étroit pour lui. Il ne maîtrise pas sa force non plus. Je me demande quel métier il exerce.

« Heu... Désolé. Je vais nettoyer, promis. Je vais commencer par manger les guimauves par terre et ensuite j'enlèverais le verre. Je suis désolé »

Je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire à ce moment-là. Le voir manger un par un les guimauves gâchées au sol dans le souci de ne pas perdre un shilling de ce qu'il a dépensé était vraiment trop adorable. Je dégaine ma pelle et ma balayette rangées sous le comptoir, me précipite vers lui, et le relève en souriant :

« Je vous en prie, laissez moi nettoyer, c'est à moi de faire, pas à vous ! »

Je nettoie tout cela en vitesse et mets tout à la poubelle avant que ce goinfre n'avale un bout de verre à la place d'une sucrerie.
Ce garçon m'a bien fait rire aujourd'hui. Vraiment. Alors je décide de lui faire un cadeau, comme ça, sans même penser à l'argent que cela allait me faire perdre. Après tout, je ne suis pas indigente.

« Je vais vous remplacer ce bocal perdu, et je vais vous livrer le tout chez vous. Gratuitement. Ne vous en faites pas, c'est juste pour vous aider. Vous êtes si maladroit que ça m'a fait rire. Et franchement, j'en avais besoin ! »

Je retourne dans ma réserve chercher mes cartons et mon petit bac à roulettes pour emballer tout ça et le livrer. Mais je n'aurai jamais assez de place pour empiler les sept kilos de bonbons, ni la force pour tout porter. Je prends avec moi une grande besace, celle qu'Hansel utilisait pour les livraisons.

De retour dans la boutique, je commence à tout empaqueter, puis je tends la besace au jeune homme :

« Par contre, il va falloir me donner un petit coup de main, je ne pourrais pas porter tout cela toute seule ! »

J'ai vraiment envie de l'aider. Non, vraiment ! Je me sens tellement coupable d'avoir été désagréable avec lui, alors qu'il n'y pouvait rien du tout. Certaines personnes sont maladroites par nature, elles n'en sont pas responsables. Il est vrai que l'adresse s'acquiert avec du temps et de la concentration, mais il faut être patient et travailler cette adresse.
J'apprenais à Hansel à être moins maladroit lorsqu'on était enfants. Je lui apprenais à faire attention, à anticiper les coups, à se mouvoir confortablement dans son propre corps pour ensuite laisser la force accompagner ses actions dans une habileté et une précision sans pareil.

Je retrouve beaucoup de mon frère en ce jeune homme. Et ce qui m'étonne le plus, c'est que l'évocation de ces souvenirs m'est presque... agréable, oui, c'est le mot. Ce garçon a quelque chose d'attendrissant, et son innocence est touchante. Il me rappelle mon enfance, quand tout était encore beau et plein de couleurs.

L'air ahuri, il prend néanmoins la besace que je lui tends et me remercie :
« Vous n'êtes vraiment pas obligée ! Je peux faire plusieurs allers et retours pour venir tout chercher. Ça me gêne beaucoup, je dérange votre magasin et en plus vous allez devoir l'abandonner pour me livrer... »

Sa gêne me fait vraiment chaud au coeur.
"Je vous en prie, cela ne me dérange pas. Il est vrai que je n'ai pas trop l'habitude des livraisons, mais maintenant que je suis seule cela fait partie de mes fonctions ! Ne vous en faites pas pour le magasin, il est bientôt l'heure de le fermer de toute manière ! Vous pouvez m'aider à charger le chariot ?"

Pendant qu'il charge toute la marchandise, je retourne dans la réserve attraper Aerien, mon arc chéri et mon carquois de flèches. Les temps sont durs en ce moment, et il va bientôt faire nuit. Je ne suis pas inconsciente non plus. Cependant je ne veux pas lui faire peur en lui montrant que je suis armée. J'enfile donc ma longue cape et dissimule Aerien dessous, en essayant d'être la plus discrète possible.

Quand je suis de retour dans la boutique, il a fini de tout charger mais se confond encore en excuses, tout en observant mon chariot avec le plus grand intérêt :
« En plus, je n'habite vraiment pas tout près... Je suis pas dans la ville, j'habite avec ma soeur aux alentours, ça va vous faire une trotte ! »

Aux alentours ? Par la tarte au citron meringuée de ma grand-mère, ça veut dire que nous devrons passer par la forêt !

"Ne vous en faites pas, la marche ne me dérange pas le moins du monde et je connais la forêt comme ma poche. En plus, cela vous fera de la compagnie pour rentrer chez vous, surtout si c'est aussi loin que vous le dites !"

Il n'a pas l'air convaincu, mais je suis prête à présent. Je tourne la clé dans la serrure de la porte de la boutique, et nous nous mettons en chemin. Cela n'a pas l'air de lui plaire, mais je me suis engagée maintenant, et je m'en veux d'avoir été si froide avec lui.

« Hum, si vous y tenez tout de même, quand on sera chez moi, je vous payerais le taxi-calèche. Ou je vous ramènerais. C'est déjà la moindre des choses... »

"Merci beaucoup mais vous ne me devez rien du tout. Je suis parfaitement capable de me débrouiller. Mais vous êtes très gentil."

Je le suis au travers de la ville, prenant la direction des villages alentours de la cité. Je suis complètement perdue dans mes pensées quand j'entends une toute petite voix qui s'adresse à moi :
« Merci »

Je rosis légèrement et lui répond avec un large sourire :
"C'est moi qui vous remercie. Au fait, je m'appelle Gretel !"

Nous arrivons à l'orée de la forêt, lui sa besace à l'épaule, moi poussant la petite charrette à roulettes devant moi sur les dernières rues pavées de la civilisation avant de nous introduire sur les sentiers de terre des bois. Je ralentis un peu le pas pour voir un peu où je mets les pieds. Il serait bête de buter sur un caillou et de tout renverser une fois encore ! Sans compter que la nuit commence à tomber, et que nous n'y verrons bientôt plus grand chose.

"Vous habitez donc avec votre soeur ? Vous êtes bien loin de la ville ! Vous êtes bûcheron pour habiter si profondément dans la forêt ?"

Nous continuons à évoluer parmi la végétation qui se fait de plus en plus dense. L'obscurité s'intensifie de plus en plus. Je prie pour arriver chez lui avant la tombée totale de la nuit, sans quoi je ne donne pas cher de notre peau.
Je relance la conversation histoire de combler le silence et de me rassurer :

"Vous venez souvent à Fort Fort Lointain ? Il me semble que c'était la première fois que je vous ai vu en ville !"

Un bruit de craquement m'arrête nette. Les arbres ? Un rôdeur ? Nom d'un berlingot, j'espère qu'il sait au moins se défendre.

Puisqu'elle insiste, nous nous mettons en route vers ma maison. Elle est pas si méchante que ça, au final ! Je n'ai presque plus peur d'elle. Presque. Ma besace à l'épaule, je la cale doucement contre mon flanc histoire d'éviter les impacts. Il ne faudrait pas en plus que je casse un autre bocal en chemin ! Je pense que toute sympathie qu'elle éprouve pour moi s'envolerait et je serais contraint d'aller pousser mon greuh ailleurs.
Entre trois débats avec mon ogre intérieur, je finis par penser que je ne l'ai pas remercié. En plus d'avoir été patiente, elle m'a offert un bocal que j'avais moi-même cassé et a accepté de me livrer. Si ça c'est pas de la gentillesse, je suis un ogre bleu ! Enfin bref. Je dois la remercier. Alors je la remercie.

"C'est moi qui vous remercie. Au fait, je m'appelle Gretel !" C'est vrai que dans tout ça, j'ai même pas pensé à lui demander son prénom.
« Je suis Ulrich, Ulrich Fiersbras. Vous avez déjà du croiser ma soeur, Olga, je pense. Elle fait souvent des tours en ville entre deux épisodes de Amour Gloire et Royauté ! »

Je rigole et nous continuons le chemin. La forêt se dessine devant nous et bientôt les pavés nous quittent, laissant place au sol boueux que j'aime tant. Gretel n'a pas l'air très à l'aise alors je me décide de passer devant elle histoire de lui montrer le chemin. Après tout, c'est chez moi qu'on va. Gretel rompt à nouveau le silence et je l'en remercie intérieurement.

"Vous habitez donc avec votre soeur ? Vous êtes bien loin de la ville ! Vous êtes bûcheron pour habiter si profondément dans la forêt ?"
« Yep, je me la coltine au quotidien. Je suis pas bûcheron mais menuisier, même si je dois parfois couper des arbres pour mon patron ! »

A nouveau, un silence. La nuit commence à tomber et j'ai peur de ne pas pouvoir repérer les pièges que j'ai posé devant chez nous... Oh, au pire je la libérerais. Ils ne sont pas tous douloureux, de toute façon. Je suis pas très doué pour relancer les conversations, alors je me décide à marcher. Je me demande si son truc à roulettes est pas trop lourd pour elle, elle a l'air toute frêle ! Il lui faudrait bien deux bols de soupes d'yeux d'escargots pour gagner un peu de force.

"Vous venez souvent à Fort Fort Lointain ? Il me semble que c'était la première fois que je vous ai vu en ville !"
« J'y viens quand je dois y aller, généralement je ne fais qu'y passer pour aller travailler. J'aime pas trop la ville, l'agitation, tout ça. Je préfère ma petite forêt ! »

Nous arrivons bientôt chez moi, je sens l'odeur d'Olga se propager petit à petit entre les arbres. J'aperçois même la fumée sortant de notre cheminée et la lumière venant de notre pièce à vivre. Je pense à la suite de ma soirée, qui va consister à m'affaler sur mon lit en me goinfrant de guimauves.

Soudain, un bruit. Ça ne peut pas être un de mes pièges, je les pose dans un diamètre de deux mètres autour de la maison et je suis très précis, à un mètre près ! Je m'arrête et observe les alentours, mes yeux déjà habitués à l'obscurité. Un buisson bouge. Un petit bruit se fait entendre. Tout à coup...

« UN CANICHE ! »

Et je meurs. Enfin, je m'évanouis. En espérant qu'aucun bocal ne se casse.

Le bruissement se rapproche de plus en plus. Je pose mon chariot et porte très lentement la main à mon arc. La tension monte. L'intrus est de plus en plus proche. On dirait qu'il court à notre rencontre... Je suis prête à dégainer Aerien quand j'entends Ulrich hurler d'une voix stridente :
« UN CANICHE ! »
Avant de s'écrouler par terre comme une mauviette, dans un grand fracas de verre. Je m'attendais à tout sauf à ça. Je n'ai même pas envie de me moquer de lui tellement je tombe des nues.

Il s'évanouit. Devant un CANICHE. Une petite merde blanche aux poils bouclés qui couine comme un goret. La créature la moins effrayante au monde. Je rêve. Merlin, réveillez moi, je suis en plein cauchemar.

Je renvoie la petite bête s’époumoner sur quelqu'un d'autre d'un coup de pied au popotin. Bon, comment je vais réveiller l'autre abruti maintenant ?
La réponse me saute au visage : LES GUIMAUVES.

J'attrape les bonbons dans un des bocaux (miraculeusement il n'en a cassé aucun !) et les lui fourre sous le nez. Croisons les doigts pour que ça fonctionne !

"UN CANICHE ? Tu t'évanouis devant un CANICHE ? Je pensais qu'il n'y avait que les ogres qui avaient peur de ces petites crottes sur pattes !"

Mon regard se pose sur son cou, d'où pend une petite fiole accrochée à une chaîne dorée.
Nom d'un cookie...

Je m'attendais à tout, vraiment. Au retour de Shrek et Fiona, un voleur, une bête dégueulasse mais... Un caniche ! Le destin me tend un piège. C'est dégueulasse. En plus, de quoi j'ai l'air moi, maintenant, allongé dans la boue devant une femme ? Adieu, virilité ! Si tu reviens, ramène-moi des guimauves.
Je reprends peu à peu mes esprits et pense à plusieurs scénarios possibles. Il ne reste plus qu'à prier pour qu'elle ne découvre pas que je suis un ogre, je peux toujours lui inventer une histoire un peu débile à propos de caniches. Du coup, je fais semblant d'être évanoui encore un peu et pense à une alternative. Oui, ça devrait marcher.
... Qu'est-ce que je sens ? Serait-ce... DE LA GUIMAUVE ? J'ouvre les yeux et la trouve penchée au-dessus de moi, balançant un morceau de cette délicieuse sucrerie au-dessus de mon visage.

"UN CANICHE ? Tu t'évanouis devant un CANICHE ? Je pensais qu'il n'y avait que les ogres qui avaient peur de ces petites crottes sur pattes !"

Bon. Elle n'a pas l'air de se douter de grand-chose. Ses yeux soudain se posent un peu plus bas que mon visage. En y mettant la main, je me rends compte que c'est mon charnel qu'elle dévisage. Bien. Ne stresse pas, Ulrich. Elle n'a peut-être jamais vu de charnel de sa vie et se dit seulement que c'est joli tout plein ? C'est vrai que c'est joli. Mais ses yeux me disent qu'elle a fait le lien entre le charnel et ma peur des caniches. Il est temps de sortir une histoire inventée de toute pièce. C'est soit ça, soit Olga me découpe en morceaux et me donne à manger à des corbeaux. Quels morfales, ces corbeaux...
Je me relève, me retrouvant assis dans la boue.

« Ah, c'est marrant, beaucoup de gens m'assimilent à un ogre parce que j'ai peur des caniches ! C'est juste que quand j'étais petit, donc quand j'étais un petit humain, comme les autres, un voisin avait un caniche. Un jour, il m'a mordu et depuis, j'ai peur de ces trucs-là. »

Je me lève totalement cette fois et vérifie que mes bocaux ne sont pas cassés. Je vais me dépêcher de rentrer chez moi, sait-on jamais, et trouver refuge dans mes bonbons. Avec un peu de chance, elle a cru à mon histoire. Sinon, je la bouffe. Non, je rigole, je pleure en attendant la sentence d'Olga.

« Bon, on y retourne ? On est bientôt arrivés, vous pouvez me laisser votre truc à roulettes et je vous le ramènerais demain, merci de m'avoir accompagné jusqu'ici en tout cas ! Je vous payerais quand même pour la livraison. »

Je commence à partir avec tous mes bocaux en espérant qu'on en restera là. J'ai oublié ma promesse de gentleogre mais bon, elle sait apparemment se défendre. J'ai un peu peur qu'elle me décoche une flèche avec l'arc qu'elle a caché sous sa cape si elle croit que je suis un ogre. Pour sûr, elle deviendrait riche, nous valons de l'or - une fois mort.

Bon, pas de doutes, c'est bien un charnel qui pend à son cou. Je ne suis pas idiote. Je sais ce que c'est, Potté en porte également un. Je suis au courant de ces choses là.
Mais tout indique que c'est un OGRE. Or ils ne sont pas censés posséder de charnel. Ils sont censés être tous éteins d'ailleurs... Comment a-t-il survécu ?

Et un autre point commun. Lui aussi a survécu à une trahison. Lui aussi a du faire face au danger, faire face au risque de sa propre mort.

Il doit être complètement paniqué. Sa réponse me conforte dans cette pensée :
« Ah, c'est marrant, beaucoup de gens m'assimilent à un ogre parce que j'ai peur des caniches ! C'est juste que quand j'étais petit, donc quand j'étais un petit humain, comme les autres, un voisin avait un caniche. Un jour, il m'a mordu et depuis, j'ai peur de ces trucs-là. »

Sa voix n'est clairement pas assurée, et il a réfléchit une bonne minute avant de me répondre. Son histoire ne tient pas non plus la route.

Tout s'explique : sa maladresse, sa force, son attitude, le charnel, la peur des caniches... Oui, pas de doutes, Ulrich Fiersbras est un ogre. Ce qui veut dire que sa sœur, Olga, est une ogresse. Je ne sais pas si cela me rassure ou me terrifie de savoir que deux ogres savamment déguisés se baladent régulièrement en ville. Leurs têtes sont mises à prix dans For Fort Lointain. Mais cela fait-il de cette race des gens mauvais ? Après tout, la régente a une conception bien étrange de la justice, alors cela ne m'étonnerai même pas qu'elle ai provoqué ce génocide pour se débarrasser une bonne fois pour toute de Shrek et Fiona...

Plus je le regarde, moins j'ai peur de lui. S'il enlevait son charnel, je n'aurai aucune chance contre cette montagne. Je n'ai jamais vu d'ogre de ma vie, mais je ne compte pas en voir un aujourd'hui. Et quand bien même il se transformait devant mes yeux, il serait incapable de me faire du mal. Je le sens.

Je décide de ne rien lui dire, mais je suis certaine qu'il a compris que j'avais tout découvert. Je me fais la promesse de ne pas trahir son secret. Je n'y gagnerai rien de toute manière. Et je ne veux pas de l'argent sale de la régente comme récompense pour une trahison.

J'étais perdue dans mes réflexions quand Ulrich me ramène sur la terre ferme :
« Bon, on y retourne ? On est bientôt arrivés, vous pouvez me laisser votre truc à roulettes et je vous le ramènerais demain, merci de m'avoir accompagné jusqu'ici en tout cas ! Je vous payerais quand même pour la livraison. »

C'est vrai qu'il est tard. J'ai encore une montagne de choses à ranger et nettoyer à la boutique avant de me coucher. Sans compter le chemin du retour qui est assez long. Il a l'air complètement paniqué. Je sens que si sa soeur se rendait compte que j'ai tout découvert, le pauvre Ulrich passerait un sale quart d'heure.

"Oui, pardon. Vous êtes sûr de ne pas avoir besoin d'aide jusque chez vous ? En tout cas, il est hors de question que vous me payiez quoi que ce soit. Je vous ai offert cette livraison, et je refuse qu'il en soit autrement."

Malgré tout, j'ai envie de l'aider. Mais il refuse mon aide. Je culpabilise, mais je dois le laisser rentrer chez lui seul, si c'est là son souhait. Je lui laisse donc mon chariot, le salut et prend le chemin du retour. Quelques pas plus loin, une pensée me fait sourire. Je me retourne et lui balance :

"A demain donc ! Si vous ne me rapportez pas mon chariot, je serai forcée de venir le récupérer. Et j'ai une très bonne mémoire des chemins..."

Je lui fais un petit signe de la main accompagné de mon plus grand sourire. La marche sera longue, mais elle est utile pour remettre en ordre mes pensées.

Mine de rien, ce jeune homme (ou devrais-je dire ogre ?) a éclaircit une journée bien terne. Et il m'a donné l'occasion de rire un peu.

Il faut que je me débarrasse d'elle. Enfin, pas au sens criminel du terme, mais je pourrais compromettre Olga et moi si je reste une seconde de plus. Mon histoire n'a pas eu l'air de la convaincre, elle était pourtant parfaitement bien ficelée ! Je prends donc son petit chariot et remets ma besace comme il faut et lui fais comprendre que je m'en sortirais très bien à partir d'ici.

"Oui, pardon. Vous êtes sûr de ne pas avoir besoin d'aide jusque chez vous ? En tout cas, il est hors de question que vous me payiez quoi que ce soit. Je vous ai offert cette livraison, et je refuse qu'il en soit autrement."
«Non, ça ira, il ne me reste vraiment plus beaucoup de chemin. Merci beaucoup pour la livraison, dans ce cas, et faites attention sur le chemin du retour !»

Je commence à partir et à réfléchir à différentes manières de protéger Olga et moi si jamais elle venait à nous dénoncer. Mes pièges ne seraient pas efficaces longtemps et, vu l'armée que l'autre s'est constituée, on ne resterait pas longtemps en vie. Dans quelle mouise je me suis mis, encore ? Même si son armée ne nous tue pas, Olga le fera. C'est sûr.
J'ai à peine fais quelques mètres que je l'entends à nouveau ; je m'arrête donc et la regarde.

"A demain donc ! Si vous ne me rapportez pas mon chariot, je serai forcée de venir le récupérer. Et j'ai une très bonne mémoire des chemins..."
«A demain, oui» dis-je, sans vraiment être sûr de survivre jusqu'à demain.

Nous partons une bonne fois pour toute chacun de notre côté. Arrivant à la maison, je passe rapidement par ma chambre pour déposer mes bocaux de guimauve et mes deux bocaux d'ogrillon à l'abri de mon ogresse de soeur. Je retourne dans le salon et pose les deux bocaux sur la petite table.

«Tiens, sale ogresse ! »

Puis je repars dans ma chambre. Et, me gavant de sucre, je prie pour que le sommeil ne vienne pas, restant à l'affût du moindre bruit inhabituel. Je passe ma nuit à la fenêtre, à guetter les mouvements de la forêt. Mais rien ne vient. Et le lendemain, je lui ramène son chariot, comme promis. Je la remercie à nouveau - mon merci cette fois à un goût de vie, de liberté. Je retournerais dévaliser son magasin.

Merci, Gretel.