es mots résonnaient encore à ses oreilles tandis qu'elle regardait l'ombre de la calèche disparaître sur le chemin immaculé, loin d'elle, ensevelie dans l’immensité d'une forêt qu'elle maudissait. Ses mains glissèrent sur ses bras, frôlant sa peau nue, semblant retrouver la chaleur d'un contact qu'elle savait dès à présent inaccessible; la courbe frêle de ses épaules passant sous ses doigts, elle agrippa alors ce tissu qu'elle ne pourrait plus jamais porter, abandonnant son dernier lien avec l'homme qui comptait le plus pour elle. Libre, elle l'avait toujours été, mais cette liberté l'avait conduite ici, prisonnière et recluse dans un monde enchanté qu'elle n'aurait jamais soupçonné; elle connaissait l'amour pur et inaltérable et, par cette décision réfléchie, elle rendait la vie à celui qui lui avait donné la sienne. Ses cheveux lâchés retombaient de part et d'autre de son visage, couvrant les sillons humides des pleurs silencieux qui se perdaient au coin de ses lèvres, cachant l'infinie tristesse et le profond tourment qui germaient au creux de sa poitrine. Le soleil se levait au loin, parant la cascade de sa chevelure de ses reflets enflammés les plus intenses; inondant ses pupilles délavées d'une étincelle de courage alors qu'elle redressait vers l'horizon et ce domaine où elle vivrait pour toujours un regard à présent déterminé. Une légère brise se leva, glissant sur sa peau comme une subtile caresse où elle retrouva, l'espace d'un instant, le parfum tant aimé et la douceur fébrile de l'homme qu'elle venait de voir partir, à jamais loin d'elle. Essuyant d'un revers de main les marques mouillées des ultimes traces de son passé, la demoiselle tourna les talons et s'engouffra dans le hall de la demeure; les portes se refermant définitivement derrière elle, sur les premières années de sa vie. L'obscurité l'a saisit, bien avant que les bougies ne s'allume d'elle même. Depuis la veille, elle s'étonnait des merveilles dont regorgeait ce château; à la fois fascinée et angoissée de ce qu'elle vivait et vivrait dès alors... — Belle; je ne puis me résoudre à t'abandonner ici, à la merci de ce monstre, j'ai déjà bien vécu et mourir ici en te sachant vivante et libre serait pour moi le plus beau des cadeaux... —
— Malheureusement. je ne le peux Père; la Bête est déjà tenue de ma décision. Il nous laisse cette soirée pour dîner une dernière fois ensemble et, dès demain à l'aube, vous repartirez pour vous occupez de mes frères et sœurs. — Portant la fourchette à sa bouche, elle se délecta de la douce et réconfortante saveur d'un fruit gorgé de sucre; elle se rappelait encore, bien souvent, les infimes instants qu'elle avait partagé avec son Père lors de cette dernière soirée: de ce silence pesant qu'elle savait endeuillé pour son paternel, de cette nuit profonde où ses rêves animés d'une femme lumineuse comme le jour l'avaient rassuré sur sa vie future en ces mûrs, de cette étreinte pleine de peine lorsque Hermance la serra contre elle, de cet embrun de cuir patiné et de sel qu'elle affectionnait tant, de la rudesse des boucles de son père lui chatouillant le visage... Tant de délicieux souvenirs qui maintenant ne la faisait plus souffrir, après plusieurs mois à vivre sur ce domaine dont elle avait été faite la maîtresse bien malgré elle. Terminant enfin son repas, elle s'enfuit de la table pour se rendre dans la grande bibliothèque où trônait toujours fièrement un piano superbe; et, dépliant les pans de sa luxueuse robe sur les bords de l'escabelle recouverte de velours soyeux, elle fit glisser ses doigts sur les touches, laissant mourir dans l'air les notes d'une mélodie aux accents de nostalgie. «Comment vont mes frères; sont-ils toujours aussi endurcis? Et mes sœurs, sont-elles enfin heureuses depuis mon départ? Mais surtout... Comment se porte Père, mon si triste papa, lui que j'aime tant...» Et, alors que ses mains se figèrent sur les touches vibrantes de l'instrument, elle se souvint du miroir trônant fièrement dans sa chambre; et tandis qu'elle y courait, le cœur battant à tout rompre, poussant les battants violemment pour enfin se poster tremblante devant l'imposante réflexion; elle demande, le souffle court.
— Montre-moi mon Père; s'il-te-plait... — Et alors que l'image flottante d'un homme à la mine sombre, aux traits tirés et sans force se dessinait sous ses yeux; elle fondait en larmes... Sans savoir que derrière elle, tapit dans l'ombre de ses pas, la Bête veillait sur elle, sur le précieux trésor qu'elle était devenu pour lui, pour lequel il ferait n'importe quoi...
Pour lequel il serait prêt à tout... Même à mourir...

elle s'en voulait plus que tout et, de cette virulente douleur qui lui déchirait le cœur à ses yeux noyés sous un torrent de larmes, elle se maudissait d'avoir ainsi rompu le serment qui l'unissait à la Bête, d'avoir ainsi trahit la confiance aveugle qu'il avait en elle pour les simples flatteries artificielles de ses sœurs aînées qui ne voyaient en leur cadette qu'une source intarissable pour leur jalousie maladive. Aveuglée par le bonheur intense des retrouvailles avec sa famille chérie de laquelle elle était tenue éloignée depuis si longtemps, elle n'avait pas tenu compte des derniers mots que la Bête lui avait prononcé avant qu'elle ne parte, tournant les talons à sa compagnie discrète pour un bref retour à sa vie familiale. Elle entendait à présent clairement le présage empreint de souffrance qu'il lui avait adressé alors qu'elle n'avait écouté que d'une oreille distraite.
— Revenez-moi mon ami; je vous en prie... Ne me laissez pas... — Quelques minutes auparavant, elle n'aurait jamais imaginé le retrouver ainsi, étendu à même le sol, dans un silence morbide où seul le crissement de ses pas dans la neige faisait trembler la pesante atmosphère. Elle l'avait tant cherché aux détours des pièces et des couloirs, tentant vainement d'entrapercevoir son ombre, d'entendre sa respiration, de croiser son regard d'un bleu céruléen... Mais jamais elle ne l'aperçut, ne l'entendit et ne croisa son regard... Et alors que la course des flocons avait redoublé à l'extérieur, elle s'était rappelé ces paroles proférées d'une voix triste et sincère; se souvenant que l'étincelle de malice et de gaieté avait quitté ses iris d'habitude si expressifs en sa présence... Et lorsque le sens profond des mots claqua à son esprit, elle comprit enfin toute la portée macabre de son acte irréfléchi, de cette promesse non respectée qu'elle avait violé. La jeune femme avait couru, si vite, à en perdre haleine; traversant le dédale de la bâtisse qui lui semblait soudain beaucoup plus immense que la semaine précédente. La lumière qui l'éblouit lorsqu'elle sortait enfin sur les marches du jardin lui arracha un râle plaintif et le froid fit glisser un violent frisson le long de son échine; le vent gelé lui arrachait les poumons tandis qu'elle cherchait des yeux la haute silhouette de la Bête. Mais rien n'y faisait, elle ne le voyait pas; jusqu'à ce que sous son regard soudain perdu vers le lointain, elle remarqua une tâche informe brune sous une fine pellicule immaculée. Belle était terrorisée, mortifiée; à mesure qu'elle approchait du corps immobile qui reposait sous un fin linceul pur et inaltéré, dont la blancheur intacte tranchait avec la noirceur de la fourrure sauvage d'une bête sans souffle. La haine, l'angoisse et la solitude éclatèrent, se déversant alors sur son visage comme une rivière au cours puissant et intarissable. La jeune femme tomba à genoux près de l'imposante forme dont plus aucun mouvement ne laissait présager un espoir, pas même le plus infime... Et elle pleura, sans retenue aucune, sans honte et pleine de remords; serrant entre ses mains glacées la paume immense du noble ami dont elle avait causé la mort. — Restez auprès de moi... — Elle s'était penchée et avait murmuré cette ultime parole, comme une prière sans retour dont le goût du venin amer lui brûlait déjà les lèvres...
La belle sursauta, surprise, lorsqu'elle sentit contre sa joue une caresse calleuse et rugueuse. A peine le temps de rouvrir les yeux pour en chasser les dernières gouttes, qu'elle entendit la voix étouffée qu'elle espérait tant. — Vous avez oublié votre promesse; la douleur de vous avoir perdu et me voilà prêt à me laisser mourir... — Plongée dans la clarté de son regard mélancolique, Belle était suspendue au souffle de ses mots. — Au moins je t'aurais revu, une dernière fois... — La dureté de ces mots la frappa avec véhémence, comme la morsure d'un animal enragé tant la douleur sembla lui briser le cœur. Et tandis que l'épaisse main retombait sur le sol dans un nuage cristallin, elle se jetait sur le buste puissant de la Bête. — Non, la Bête, tu ne mourras pas, tu dois vivre pour devenir mon époux! Dès cet instant je te donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à toi. Je croyais n'avoir que de l'amitié pour toi, mais la douleur que je ressens, me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous toi. — Quelques secondes s'écoulèrent durant lesquelles, Belle ne put clairement voir le corps de la Bête, détournée vers le scintillement puissant qui émanait du château qui reprenait peu à peu un semblant de clarté et de vie.  A ses genoux, la Bête n'était plus, elle avait laissé place à un homme séduisant aux boucles auburn et aux yeux perçant d'amour qui dardait sur la jeune femme, une œillade pleine de malice.
— Accepteras-tu de dorénavant dîner avec moi ? Tu es de nouveau le maître ici. Me trouves-tu toujours laid ? Tu m'effraies, mais je ne peux te mentir car tu es sincère. Me trouves-tu encore idiot ? Le plus sot d'entre tous ! — Les souvenirs des mois précédents resurgirent telles des gerbes étincelantes à leur esprits, revoyant dans les traits l'un de l'autre toutes les épreuves qu'ils avaient traversé; et alors que leurs masques se fendaient de ravissants sourires, glissant à nouveau une main sur la pommette de porcelaine de sa bien-aimée; le désenchanté reprit d'une voix suave. — la Belle, acceptes-tu de m'épouser ? Réellement, je veux dire. — Le baiser qu'ils échangèrent termina définitivement d'unir leur destinée future...
Ils se sont retrouvés... de l'humanité de la Bête et l'animalité de la Belle...

ranchissant le seuil de la boutique alors qu'il poussait la porte aux vitraux colorés, la clochette carillonna d'un tintement presque surréaliste à l'unisson de l'ombre qui grandissait dans l'allée clair et pourtant si confinée de la librairie. Les rangs soigneusement organisés où prônaient toutes sortes d'ouvrages, imprégnaient l'air d'une odeur douce de papiers fraîchement reliés; et les tranches aux couleurs bariolées attiraient le regard des connaisseurs comme les bonbons s'attiraient l'extase des plus petits. Tandis que discrètement, l'entrant tentait de passer le plus inaperçu possible, avec le pas le plus feutré qu'il se pensait capable; il se glissa derrière la jeune fille qui feuilletait un livre aux pages jaunies et à l'encre délavée. — Je ne ferais pas ça à ta place. — Sans même un regard en arrière, Belle débusqua l'entourloupe que préparait son père; depuis maintenant cinq ans qu'elle vivait avec son ancien geôlier, Hermance lui en avait fait voir de toutes les sortes et de toutes les couleurs, tant il prenait son gendre pour son plus grand rival. A la fois heureux que sa fille chérie se soit sorti de l'enfer qu'il croyait qu'elle vivait, il ne comprenait pas pourquoi elle s'était pourtant entiché de cet homme qui avait menacé sa vie lors de ses quelques heures d'égarement et d'errance. Peut-être trop timide, trop fier ou trop gâteux; il avait beau se réjouir du bonheur de sa fille, il aurait plutôt préféré qu'elle dorme entre d'autres bras. Plongé dans ses pensées, c'est toujours sans décoller le nez de sa lecture que la jeune femme s'adressa à son paternel. — Tu voulais me parler Père ? — Elle n'eut pour toute réponse, qu'un soupir profond et morose qui, piquant sa curiosité presque maladive, réussit à la faire sortir de sa transe littéraire. Posant les yeux sur sa cadette, Hermance ne sut que sourire au minois qu'il dardait sur lui des prunelles d'un azur limpide et franc; retrouvant en cette jeune femme qu'était devenue sa petite dernière, le souvenir lointain et vague de sa défunte épouse, au départ de leur relation bien avant l'arrivée de leur progéniture. Il observait ses traits si semblables à ceux de sa femme et pourtant si empreint de ses détails à lui; remerciant les fées de lui avoir accordé pareil cadeau dans sa vie. — Père ?! — L'accusée lui sourit, simplement, avant de déposer sur son front à la douceur de soie un baiser hésitant mais plein d'amour. — Je repasserai un jour où tu ne seras pas à la boutique, te voir suffit amplement à égailler ma journée ! — Chassant son géniteur de la main, à la mode caricaturale des princesses d’antan, elle lui demanda simplement de fermer la porte derrière lui après avoir tourné le panneau d'ouverture de l'échoppe. « Close ». Au moins ne serait-elle pas dérangée à l'improviste... Descendant les marches qui menait au sous-sol de son humble boutique; elle poussa un pan de mur qui se déroba sans encombre sous sa main pourtant fine. La pièce où elle entra était sombre, malgré les quelques bougies encore allumées, rendant l'atmosphère propice aux secrets et aux complots... Malheureusement... Le temps d'apporter de nouvelles chandelles, elle ne sut retenir ce haut-le-cœur, cette nausée soudaine qui l'accompagnait depuis maintenant plusieurs semaines dans ses moments de solitude où elle croyait n'inquiéter personne. La douleur était lancinante, tantôt âpre et furieuse, tantôt prolixe et lente; semblant pourtant toujours se nicher au creux de ses entrailles sans qu'elle ne soit réellement fixée sur les origines de ce mal... Elle ne voulait pas le savoir et n'en toucherai mot à personne tant qu'elle ne serait pas sur et certaine de ce qu'il s'agissait; croyant encore vainement que dans son ombre, juché sur ses pas; son fiancé avait déjà noté ce changement; trop inquiet à son sujet pour oser l'aborder clairement.
Plusieurs longues minutes passèrent durant lesquelles, prostrée dans cette pièce lugubre, Belle n'osa esquisser le moindre geste de peur d'être à nouveau prise de vertiges sévères; et lorsque la porte s'ouvrit sur le visage souillé de traces de suif et de cendres de sa Bête adorée, elle ne put que soupirer devant l'inconvenance de sa propre situation. — Belle, enfin, tout va bien ?! — Tendant ses mains encore fébriles en sa direction, il n'hésita pas à accourir vers elle pour la redresser avec une douceur et une délicatesse qu'on ne prêterait guère à sa carrure massive et robuste. Profitant de l'occasion, la jeune femme se pendit à son cou; avide de l'odeur rassurante de cet homme tant aimé. — Je voulais m’entraîner à l'épée mais; les poignets mal préparés après une journée à tenir un épais livre, privés de gestes pratiques; j'ai eu peur lorsque la lame est tombée... Je l'ai rangé et... Voilà. — Embrassant sa nuque pour la rassurée, elle émit un faible rire aux chatouilles de sa barbe fraîche sur sa peau. — Je te jure que je vais bien, j'y arriverai et je materai cette enchanteresse ! — Le souvenir de cette femme fit crisser le galant des dents et, alors que sa douce prenait entre ses mains son visage rugueux, elle embrassa le bout de son nez. Il n'eut qu'un réflexe en constatant la pâleur affreuse qu'arborait la mine de sa dulcinée; la faisant glisser au creux de ses bras; comme la reine qu'elle était pour lui. Il grimpa les marches avec une agilité et une souplesse déconcertante pour un homme dont la journée de travail consistait à soulever des masses et à les abattre avec férocité sur des morceaux infimes de tissus et de métal; mais pour les beaux yeux de Belle, il était prêt à tout, même à paraître pour l'homme le plus puissant à ses yeux. Lorsqu'il la déposa enfin, la jeune femme se retrouva dans son lit et, presque immédiatement, enseveli sous le drap léger. — Peut importe l'enchanteresse, peut importe le mariage, peut importe les réunions... C'est toi, et un peu moi, avant tout. — Posant genoux à terre, il se pencha timidement pour déposer un baiser hésitant sur les lèvres carmin de Belle, qui se retint de sourire à toute cette attention qu'il lui portait. Et tandis qu'elle suivait des yeux la silhouette élancée et subtilement soulignée de son fiancé que la porte séparait enfin, elle se recroquevilla sur elle-même; sa main posée sur son ventre encore tendu.