Aladin, Shéhérazade
Le voyage avait été long et compliqué; Shéhérazade avait usé nombre de paires de bottes à arpenter les montagnes enneigées et les marécages humides et les dunes ensablées. Elle avait usé la lame de ses cimeterre à couper les buissons en travers de son chemin ou repousser les bandits qui rêvaient de plus que son or. Shéhérazade n'avait plus de princesse que le titre, les cheveux à moitié tirés en arrière et nattés et ses robes en soie troquées pour un pantalon en toile et une chemise large. Sa danse était devenue un combat et son escroquerie un souvenir lointain. Shéhérazade aurait du changer de nom tant elle n'avait plus rien d'elle-même, ni la délicatesse ni la bourgeoisie. De ces quelques mois Shéhérazade n'a pas dansé ni chanté, Shéhérazade n'a pas ri et rien prédit. Elle s'est assise, silencieuse, aux coins des auberges. Elle a accepté, silencieuse, l'hospitalité des gens. Elle a marché, de jour, s'est arrêté de nuit. Une routine changeante, une vie différente chaque jour. Sans déverser un seul mot, elle a fait le service des tavernes, retourné la terre des champs et ramassé les arbres en haut des champs. La princesse dormait à des milliers de kilomètres d'où elle était. Yasen, Saay, Afshin, un foulard sur la tête pour tout déguisement et Shéhérazade quand elle n'avait pas d'autre choix que celui d'être quelqu'un était tantôt Anathème, tantôt Aaradhya, tantôt Anya. De toutes les identités du monde, la seule à laquelle elle se refusait était celle qui l'avait habitée pendant plus de trente années dont une bonne quinzaine de mensonge.
Perdue là où elle aurait pu mourir, seule, de chaud ou de froid, Shéhérazade n'a pas même raconté une seule histoire. Elle se contentait d'être une ombre, d'écouter pourvu qu'on lui offre un toit pour la nuit. Shéhérazade était devenue cette femme que l'on apercevait parfois sur le chemin, qui ne répondait pas même aux questions qu'on lui posait. Elle avançait, rapide et légère, un sac presque plus gros qu'elle vissé sur le dos. Avoir rencontré Aladin il y a quelques années lui avait prouvé que le troc était un métier auquel elle pouvait avoir recours. Suivant les leçons enseignées par Potté, elle qui avait poursuivi le mercenaire pour le tuer en était venue à dérober les biens des autres. À s'exercer, elle était devenue plus habile, plus discrète. Une ombre dans la nuit, un fantôme auquel on ne faisait même plus attention. Avec un soupçon de déception, Shéhérazade consentait à admettre qu'elle s'était fait attraper quelques fois, mais aucun de ses problèmes n'avait pu se régler en une nuit. Elle n'avait plus la vertu d'une princesse depuis que son regard avait à nouveau croisé celui de Sinbad, et pas même envie de l'avoir gardé; il était arrivé, même si elle gardait cette partie pour elle, qu'elle profite de sa pauvreté du jour pour abandonner quelques heures sa solitude.
Ses lames avaient fait la connaissance de nombre de bandits en route, et elle avait abandonné au même moment sa pitié. Elle avait parfois marché en ignorant ceux qui la suivaient en lorgnant sur ses affaires et ses formes, mais il suffisait d'un mouvement de travers pour qu'elle ôte au monde un nouveau quelqu'un. Ça n'avait été dur que les premiers temps, mais elle était déterminée. Déterminée à : changer, bouger, vivre et survivre, marcher, encore, explorer, découvrir, voyager, parcourir, visiter, s'endurcir, oublier.
Shéhérazade se battait, se cachait, elle volait, elle tuait, elle profitait parfois des gens mais surtout, elle ne dansait pas elle ne parlait pas elle ne jouait pas. Sa seule compassion allait aux enfants qu'elle croisait comme à son habitude. Sa seule peur s'éveillait quand elle croisait la garde à sa recherche à Afshin.
Elle entendait, dans les tavernes çà et là, chez les habitants de partout et d'ailleurs que la reine était partie. Selon les versions, elle avait fugué ou s'était fait kidnapper, selon les versions elle était à plaindre ou à blâmer. Partout, on disait que des rondes se faisaient chaque jour depuis des mois, que les gardes avaient fait des descentes dans toute la contrée et les frontières étrangères. L'esclavagisme grandissant avait fait naître la rumeur que peut-être une reine était réduite à servir le thé dans les bas fonds d'Afshin; la vérité n'en était pas loin mais elle y était de son plein gré. Elle priait malgré tout qu'à chaque coin de rue Sinbad la retrouve et l'emmène loin, elle priait malgré tout qu'à chaque coin de rue ceux qu'elle avait abandonné la recherchent, mais rien ne venait. Sinbad ne semblait pas avoir bougé de son pont, Potté avait trop confiance en elle pour l'insulter en la recherchant – quant aux autres, ils devaient savoir Shéhérazade trop instable pour s'en faire.
Contrairement à ce qu'elle aurait pu croire, le retour à la capitale du monde avait été le plus compliqué pour elle. Retourner à Afshin aurait été trop délicat, elle savait pertinemment que Shahryar l'aurait enfermé des mois si elle était revenue sans s'annoncer. Il lui fallait quelque chose de plus délicat, une transition entre deux extrêmes – le palais et leur maison à Fort Fort Lointain lui étaient interdits pour les premiers temps. Dans un élan de désespoir, dissimulée sous son foulard oriental et cimeterre à la ceinture, elle s'était rendue au manoir qu'occupait Belle, une vieille amie à laquelle elle faisait suffisamment confiance. Elle n'avait aucune amitié pour Eleazar avec lequel son amie vivait, mais elle était sûre que si Belle vivait à ses côtés elle pouvait elle aussi lui faire confiance pour garder sa présence secrète. Elle s'y était rendue à la tombée de la nuit pour plus de discrétion, et résidait là-bas depuis quelques jours déjà avant de décider de renouer petit à petit avec son passé.
Shéhérazade gardait de son périple de quelques mois suffisamment de réflexes pour ne pas se séparer de ses armes comme elle le faisait avant. Elle n'avait pas d'autre choix que de garder ses habits peu féminins – très confortables au demeurant – pour arpenter les rues qui lui avaient tant manqué, aussi méfiante qu'elle l'avait été dernièrement. Animée par une nostalgie certaine, ses pas l'avaient mené jusqu'à la vieille tente qui avait abrité ses escroqueries. Ces pans de tissus qui tenaient en l'air comme par magie et malgré les intempéries avaient vu ses mensonges, ses peines, ses amours, ses joies et ses colères, elle avait caché entre ces coussins ses larmes et ses éclats de rires et y cachait ses mémoires, bien emmitouflées comme dans une mer de coton. Le parfum de vanille et de cannelle lui parvenait jusqu'à une dizaine de mètres devant la tente, enveloppant son être entier de plusieurs couches de bonheur. Elle n'avait souhaité tout ce temps retrouver le luxe de son palais ou la richesse de son titre; de tout ce qu'elle avait, si elle ne pouvait récupérer les bras de son aimé, Shéhérazade avait prié pour son jardin d'eden, son petit paradis caché.
Son corps se relâchait enfin, à l'approche tant attendue de son havre de paix, jusqu'à ce qu'elle ne voit une ombre dans la transparence du tissu. Quelque chose de mouvant, trop grand pour ne pas être un problème. Sa main par réflexe attrapa la dague attachée à sa cuisse, observant avec attention le moindre des mouvements, et elle poussa de son bras libre le pan de la tente qui faisait office d'entrée. C'était un homme qui avait élu domicile dans sa tente à elle, fouillant et pillant chaque centimètre carré qu'elle abritait. Un grognement quelconque auquel elle n'avait pas prêté attention lui était parvenu, et elle n'avait trouvé de meilleur moment que celui où il s'était penché sur sa boule de cristal pour se jeter sur lui – au même moment exactement, une voix lui était parvenue, trop familière pour qu'elle ne la remarque pas.
Shéhérazade.. Mais où est-ce que t'es passée bordel ? Collée à son dos, la dague sur le cou, la pseudo princesse en sursauta de surprise et lâcha son arme qui se planta dans un coussin en soie parfaite. Pour peu elle en aurait eu la main tremblante.
Ali ? Elle l'avait regardé tomber sur les coussins, face à elle qui en restait bouche-bée. Sa main parcourut en l'effleurant, de peur de le briser comme un rêve, le visage du chipeur qu'elle n'avait pas aperçu depuis ce qui semblait être des éternités. Intérieurement, elle implosait de joie, de le revoir et de savoir qu'il s'inquiétait pour elle; mais elle n'arrivait plus après tant de temps passé seule à le montrer autrement qu'en écrasant sa main dans la joue bronzée d'Aladin.
Maroufle ! Ne t'a-t-on jamais appris à ne pas voler tes amis ? Sourcils froncés au-dessus d'un regard trop sévère pour être sérieux, Shéhérazade se jeta littéralement au cou du voleur pour le serrer dans ses bras. Il y a trop longtemps qu'elle n'avait pas eu de contact avec un ami comme Aladin, bien trop longtemps pour ne pas se laisser aller à ces familiarités. Loin d'être distante en temps normal, surtout avec Aladin, un rapprochement aussi spontané de la part de Shéhérazade n'avait qu'une traduction possible - «
tu m'as manqué ».