Belle & Eleazar
la déchéance d'un coeur qui ne sait pas parler
L'électricité. L'air était chargé d'électricité. Elle envahissait les murs, les meubles, les tapisseries. Eleazar pouvait sentir la tempête approcher alors qu'elle se trouvait à l'autre bout du manoir. Saleté d'animal. Il restera Bête jusqu'à la fin de sa vie, sa véritable malédiction résidant dans ces traits de bellâtre qui lui attiraient tant de soucis. A l'étroit. Il était trop à l'étroit. Engoncé dans des tissus, de chair, de soie. Il était trop grand pour un corps trop petit. Il avait perdu la moitié de ses sens, idem pour son habileté et sa force. Il restait un homme hors du commun de par son passé. Mais le coeur d'Eleazar était resté sauvage, bien que sa raison par trop humaine exerçait, sans qu'il s'en rende réellement compte, une réelle autorité sur l'animal en lui. Et malgré l'étiquette qu'il maîtrisait à la perfection, malgré son dos guindé, ses gants parfaitement ajustés, il n'avait qu'une envie qui lui chatouillait la peau : courir. Courir, rien que ça. Chasser, tuer, sans se poser de questions, sans se demander si c'était bien ou mal. Nuire sans méchanceté, avec pour seule raison la chaîne alimentaire tant adorée. Une liberté qui, dans le monde des humains, se gagne ou s'achète. Il rêvait de retrouver ses instincts aussi simplement qu'il respirait.
Respirer. Mais cela était devenu douloureux. Le moindre de ses mouvements était réfléchit pour ne jamais dévoiler son jeu à son ennemi. Même respirer.
Respirer l'électricité. Il lui tardait que la tempête s'abatte.
La Bête avait laissé son travail depuis quelques heures déjà, laissant trôner nonchalamment une montagne de paperasse sur son luxueux bureau. Il était assis, à même le sol, en tailleur, devant l'immense baie vitrée qui surplombait une bonne partie du parc. Il suivait des yeux deux colombes qui se faisaient la cour. Le spectacle était magnifique, et les yeux d'Eleazar brillaient comme ceux d'un enfant. Et pourtant, Merlin savait que son instinct ne lui dictait pas de les admirer.
le goût du sang. Voilà une chose à laquelle il ne s'attendait pas. Que le goût ferreux du liquide vitale lui manque. Briser des os, craquer des nerfs, sentir le petit animal chétif entre ses mâchoires puissantes. Il lui avait promis à elle, à la Déesse des Tempêtes. Il lui avait promis de laisser la Bête derrière lui.
Cette même Bête qui vrombissait dans son estomac, qui griffait ses tripes pour pouvoir se libérer. Il tenait la clé enfermée au plus profond de son âme, et même Belle ne cherchait pas à la récupérer. L'animal était bien caché dans son inconscient, et Eleazar ne s'autorisait à la faire rêver que lorsqu'il était entièrement seul.
Du moins, c'était ainsi qu'allait sa vie, jusqu'à Kitty. Ces yeux félins qui caressaient son pelage de la manière la plus sauvage qu'il était. Elle avait réussi à frôler cette clé interdite. Et Eleazar en était terrifié.
La tempête se rapproche. Le poil qui se hérisse et les oreilles qui se dressent. Comme un heureux hasard, c'était quand son esprit effleurait le souvenir de la voleuse que Belle décida de sortir de son cabinet. Elle avait beau se trouver à l'autre bout du manoir, les battements de son coeur résonnaient comme une valse endiablée aux oreilles du Duc. Et il savait très bien qu'il allait passer un sale quart d'heure.
Les colombes s'étaient envolées. Eleazar se releva, vidé. Il aurait pu être anxieux d'une énième confrontation avec Belle. Il aurait pu commencer à préparer des excuses quant à la venue aussi régulière de sa protégée. Mais il ne le voulait pas. Parce qu'il n'avait pas ces excuses. Et parce qu'il avait fait assez de mal à Belle sans ajouter à tout cela des excuses qui ne tiennent pas la route. Et même si sa volonté la plus chère était de lui dire la vérité, il ne le pourrait pas. Il ne connaissait pas la vérité. Et il voulait l'ignorer aussi longtemps que possible.
Près de la bibliothèque, une rose dans un vase minutieux était en train de laisser tomber ses pétales. Rose en bouton, pourtant trop fatiguée pour attendre la venue de la lune. Eleazar aurait aimé être une rose, pour se cacher de la colère de sa compagne en se rabattant dans ses pétales douillets. Il aurait aimé être tant de choses différentes. Tant de choses, à part lui-même.
Trois coups. Comme au théâtre. Cette idée fit sourire Eleazar. Tout cela n'avait rien d'une comédie...
"Entrez ma chère, je vous en prie." Il était dos à la porte, n'entendait que les pas graciles de sa compagne et le froissement du tissu de sa robe... De la soie. Déjà, il perdait tous ses moyens.
" J'espère ne pas vous déranger. "La Bête se retourna et prit la douce main de sa compagne pour l'asseoir dans un fauteuil près du sien.
Douce comme de la soie. Et cet effronté tissu qui lui faisait la nique ! Un sourire stupide se ficha sur ses lèvres. Comme il se sentait vulnérable en sa présence...
"Sachez que vous ne me dérangez jamais. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Je pensais que vous en étiez consciente, depuis le temps. Que puis-je faire pour vous ?"Il prit place dans le fauteuil de velours en face de celui de Belle. Il était prêt à recevoir ses foudres. Et bien que, depuis le temps, Eleazar était armé contre les furies de sa belle, il se retrouvait à nouveau brisé en mille morceaux par les flèches acérées que lui lançait sa compagne.
" Serait-il possible que nous nous entretenions à propos de votre ... amie ? "Son "amie" ? Parmi tous les mots qu'Eleazar refusait de mettre sur Kitty, "amie" était peut-être le pire de tous. Belle était son amie. Elle l'était depuis le premier jour... où ils avaient pu s'entendre. Et dans ces quatre lettres, il se rendit compte, plus brutalement que jamais, du jeu dangereux qu'il jouait depuis quelques semaines.
"Je ne vous ferai pas l'affront d'être surpris de l'objet de votre entretien, ni de feindre que je ne comprend pas de qui vous voulez parler. Je vois bien que cela vous tourmente depuis un moment."Il lui devait tout. Amour, sincérité, fidélité. Si le premier était en construction, le deuxième était en construction. Quant au troisième... Il serait bientôt assassiné avant même d'être né. Et en bon gentleman aimant qu'il était, Eleazar avait prit la décision qu'il devait au moins la vérité à sa compagne.
"Que voulez-vous savoir, Belle ? Parlez sans détours. Nous ne sommes pas de ce genre-là, à parler à demi-mots." Intérieurement, il priait pour que cette conversation se termine aussi rapidement qu'elle avait commencée. Mais un des trois n'en sortirait pas indemne.