La bête brûlée par le soleil. 

La bête avait la peau brulée par le soleil, comme tous ceux qui posait un pied sur cette terre hostile. Les hommes y étaient sombres, vivaient dans des maisons de terres comme si elle était la seule à pouvoir les protéger des rayons meurtriers du soleil. Le soleil lui faisait mal. En foulant la terre, il avait ressenti la douleur, persuadé que sa peau s'était craquelée sous l'impulsion du soleil, que la poussière qui voletait autour de lui était prête à l'étouffer à tout moment. Il ne pouvait pas respirer l'air saturé par la chaleur et la terre sèche. Son corps difforme le pesait : son bras gauche était plus long, plus fort que son bras droit, l'un de ses pieds était plus clair que l'autre. La cicatrice qui joignait son esprit servile à son corps ne s'était jamais entièrement refermée, laissant parfois couler du pus malodorant. L'eau lui manquait sans pour autant qu'il n'arrive à se souvenir de celle-ci sur sa peau, dans son être. Il n'avait pas de nom sur la terre, il ne se souvenait plus de son nom dans les étendues bleues. « Tokoloshe ! » Ses poils se dressaient partout sur son corps instable, la voix de ses maîtres éveillant en lui un instinct auquel il ne pouvait pas lutter. « Tue ! » Et il obéissait. « Détruit ! » Et il obéissait. Les deux chamans et la créature parcouraient la contrée toute la journée durant, il attaquait toujours de nuit. Il semait la terreur, l'inquiétude, détruisait les champs, saignaient les bêtes avant de rentrer chez ses maîtres. Ceux-ci arrivaient quelques jours plus tard, disant pouvoir calmer les maux, emprisonner la bête, extorquant les villageois effrayés de tout leurs biens. Une fois le méfait commis, ils repartaient pour un autre village, prêt à recommencer leur numéro. La créature avait finit par être connu de tous, inspirant des légendes et des histoires racontées autour du feu. Les chamans vieillissaient, leurs cheveux blanchissant quand la bête restait la même, assise dans sa cage, le regard dans le vide. Puis ils avaient finis par mourir, sur leurs tas d'or, quand lui restait assis à les regarder. Jusqu'à ce que la faim le décide à sortir. Briser sa vieille cage en bois n'était pas difficile, c'était l'ordre de ses maîtres qui l'en empêchait. Mais maintenant, il avait le contrôle sur son corps. Il pouvait marcher sans qu'on lui dise où aller. Un pas après l'autre. Il marchait, toujours tout droit, sans but, sans ordre, sans rien que sa petite fiole qui venait taper contre son torse à chaque pas. Et il finit par trouver ce vers quoi son instinct le menait : l'eau. Une grande étendue, à perte de vue, comme si la fin de la bête était son origine.

La petite fille.   

La côte était plus accueillante que l'intérieur des terres, les bateaux aux voiles blanches accostant à tour de rôle, les marchands se disputant parfois des heures sur le prix d'une cargaison. La bête restait cachée dans les recoins du port, fasciné par ces hommes de différentes couleurs se parlant. Il n'avait jamais connu avant que la peur et la violence, mais les hommes lui apparaissaient chacun différent. Il nageait parfois dans la mer, sans pour autant retrouver la sensation de plénitude qui l'habitait avant. Quand il faisait trop chaud, il regardait vers le ciel, mais ses paroles ne pouvait plus faire tomber la pluie. La mort de ses maîtres ne lui avait pas ramené ses qualités de nommo. Il attendait de quitter ce corps difforme sans que rien ne se passe. Il était encore prisonnier, mais, n'ayant plus de maître, plus personne ne pouvait le libérer. Puis, un jour, tout changea. C'était pourtant un jour comme un autre, il restait, calme, à l'ombre d'une échoppe, observant les poissons fraichement pêché, deux marchands se chamaillant encore, quand un cri vint briser l'habitude. Il n'avait pas eu le temps de se poser une question qu'il avait déjà sauté dans l'eau salée, prenant entre deux vagues la petite fille entre ses bras avant de la ramener sur le pont où les badauds s'étaient attroupés.

« Que veux-tu faire de ce monstre ? » chuchota le père de famille à sa femme alors que la bête était enchainée dans la cave du bateau, sans sourciller. « Il ne parle pas, son corps est difforme, je le revendrais au cirque d'Afshin. » Il toisa la bête avec dégoût. « Je doute qu'on expose une chose aussi immonde. » Le tokoloshe le regarda, sans comprendre. C'est la petite fille qui en décida autrement. Elle trépigna, usant de sa voie aïgue et de ses larmes pour que ses parents acceptent de garder la bête. Elle lui donna un nom, un foyer, sans que le tokoloshe n'en comprenne l’intérêt. Jeune fille de marchand, elle suivait des cours pour devenir une dame, elle avait insisté pour l'y emmener. La première chose que Jeremiah fut, en arrivant à Afshin, fût d'apprendre à tenir une tasse de thé. La petite fille ne semblait pas gênée par son corps informe, son silence ou son regard vide. Elle l'emmenait partout, insistait pour que les domestiques lui fassent prendre des bains, s'amusait à couper ses cheveux hirsutes. Il était fasciné quand elle jouait de quelques instruments, faisant entendre une mélodie gracieuse quand lui sursautait à chaque fois qu'il pinçait les cordes. Rien ne l'empêchait de partir, mais, contre toute attente, il ne voulait pas quitter cette petite fille. Il le ressentait, au fond de lui, comme une nécessité d'être prêt d'elle. Le plus dur fut d'apprendre à parler. Avant d'être emprisonné, il était doué de parole, mais dans son corps de créature, il n'avait jamais rien fait plus que de grogner. Mais à croire que l'ancien propriétaire de sa gorge était une bien belle pipelette, il réussit, au bout de quelques années, à émettre quelques mots, puis des phrases. La petite fille grandissait chaque jour quand lui restait le même, toujours un peu bancale. Elle avait finit par se marier, courtisée par une sorte de médecin qui n'en était pas moins fasciné par la bête. Il lui donnait des plantes, plantait des aiguilles dans sa peau, l'enduisait d'une pâte gluante pendant plusieurs jours, le traînait chez des mages affublés de turbans multicolores. Le corps du tokoloshe avait finit par s'harmoniser quelque peu, ses bras et ses pieds étaient, au bout d'un certains temps, devenues semblables et ses cicatrices, bien que toujours visible, s'étaient estompées. Jeremiah ressemblait à un homme. Mais il ne ressentait rien d'autre que la douleur physique. Il restait de marbre. Pourtant, tout l'intriguait, quand la petite fille faisait la lecture, il se demandait comment on pouvait être brulé par l'amour, il s'émerveillait à chaque fois que les enfants de la maison se mettait à rire quand, pour les distraire, il avalait un galet, disparaissant avant de réapparaitre quelque secondes plus tard à des endroits inattendus, sous la table, accroché au lustre... Mais la petite fille était devenue vieille. Ses cheveux, autrefois flamboyant, étaient devenus ternes. Elle avait pris l'habitude, depuis qu'elle avait recueilli Jeremiah, de mettre sa main noire contre sa poitrine, laissant la bête toucher son cœur battant.  « Écoutes » disait-elle « Tu entends comme il bat fort ? » Il hochait la tête. « Tu entends comme je t'aime ? » Il fronçait les sourcils. Son cœur à lui gardait toujours le même rythme doux. La fin arrivait. Il le sentait. Il pouvait voir la petite fille s'affaiblissant à chaque seconde qui passait, elle le regardait, un sourire faible sur le visage.  « Écoutes » dit-il en posant sa main ravinée sur son cœur « Tu entends comme il bat fort ? » Elle hochait la tête. « Tu entends comme je t'aime ? » dit-il avec un sourire sur son visage. La petite fille rigola avant de s'éteindre, comme si ce dernier effort lui avait couté la vie, laissant Jeremiah, immobile, face à sa dépouille. Et, pour la première fois, une douleur dans le coeur.

Fort Fort Lointain.

Vivre dans la maison de la petite fille sans était impossible. Le mari était mort peut avant, les enfants, au nombre de trois garçons et une fille, étaient en deuil. Les garçons étaient grands, forts, déjà mariés. Il ne restait que la benjamine. Jeremiah avait pris ses affaires, un matin, décidé à partir alors que les garçons voulaient mettre la maison en vente. Il ne prit rien d'autre que ses vêtements et un livre que lui avait offert la petite fille, tout rentrant dans un baluchon qu'il tenait sur son dos. Il claqua la porte, partant d'un pas décidé quand celle ci se rouvrit. « Où tu vas ? » Ses petits pieds tapèrent rapidement le sol jusqu'à ce qu'elle l'atteignent, l'arrêtant d'une main posée délicatement sur son épaule « Je ne sais pas. - Si on s'en va, il faudra que tu portes mes affaires. » Il la toisa de haut en bas, comme surpris. « Tu ne vas pas habiter avec ton frère ? - Lequel ?» renchérit-elle avec malice. « N'importe lequel» Elle recula d'un pas, comme vexée. « Tu avais dit à notre mère que tu t'occuperais de nous, alors fais-le. » Jeremiah resta interdit. Elle le toisait, comme si elle voulait lui paraître imposante. Ses longs cheveux lui tombaient par delà les épaules, ses pieds fins enfoncés dans la poussière pour lui donner plus de stature. C'était la première fois depuis longtemps que Jeremiah recevait un ordre. Mais son instinct de tokoloshe ne se réveillait pas. Il ne sentait pas le besoin intrinsèque de prendre soin d'elle. Mais il ne voulait pas là laisser toute seule, après tout le temps à s'occuper d'elle. Elle ressemblait à la petite fille, comme un portrait agilement réalisé. « D'accord. » dit-il, sans sourciller. Elle éclata de joie, le traînant dans la maison, lui parlant des différentes contrées sur lesquelles elle avait lu, les différentes destinations possibles tout en pliant soigneusement ses belles étoffes. Face à ses frères qui avaient toujours désirer rester à  Mar-à-Calèche, la benjamine avait toujours voulu voir le monde. Petite, elle voulait tout savoir de la terre brulée par le soleil, même si Jeremiah n'en avait pas grand chose à dire, elle trouvait toujours quelque chose à lui demander. C'est elle qui décida d'aller à Fort Fort Lointain, intriguée par les récents évènements avec Marraine la Bonne Fée, avant de sans doute poursuivre leur chemin jusqu'à Yasen pour voir la neige. Ils marchaient tout les deux, Jeremiah ensevelie sous les bagages de la jeune femme, celle-ci marchant d'une allure fière, vers Fort Fort Lointain.