Les bruits affolés de ses pas lui étaient renvoyés. Tinúviel peinait à se redresser, tant ses jambes flageolaient et menaçaient de se dérober sous son poids. Perdant peu à peu le souffle, elle passa le seuil de sa chambre, la refermant d'un simple coup de hanche. Elle rejoignit le mur le plus près qu'elle épousa de ses paumes, avant d'y coller son dos, se laissant lentement glisser jusqu'au sol. Son regard clair sur les deux lits qui composaient cette pièce. Personne n'avait à assister à cette scène ; du haut de ses vingt ans, Tinúviel aimait déjà se planter devant ses parents en pleurs, levant plus souvent qu'il ne le fallait les mains au ciel en signe d'abnégation lorsque sa sœur cadette la confrontait. Mais là, c'était différent. Cette fois-ci, c'était douloureux. Sérieux. Il n'était plus question de s'en amuser, il n'était même plus question d'en sourire. En vingt ans de vie – une existence qui serait, elle le savait déjà, longue mais nettement moins laborieuse que la moyenne –, l'elfe était déjà parvenue à relativiser de nombreuses choses. La vie ne serait tranquille que si elle préférait la sérénité aux aléas que provoquaient parfois les battements frénétiques de son cœur. Les cendres revenant aux cendres, la vie s’annihilant au profit d'un manque encore plus féroce que la mort elle-même, même si elle n'y croyait encore qu'à peine. Peut-être, peut-être pas. Emeldiz. Ce prénom traversa son esprit en un éclair. Serrant les mâchoires, l'elfe aux cheveux noirs d'ébène tapa son front contre ses genoux pliés par trois fois.

Emeldiz, sa cadette. Elle était fragile, les yeux toujours plongés dans le vague, détachée de ce monde dans lequel elle faisait pourtant l'effort de vivre. Mais Tinúviel Mentâlo ne percevait pas cette santé volatile, n'ayant presque cure de cette instabilité physique qui touchait sa sœur, à l'instar de ce voile de mélancolie dont son visage semblait quotidiennement drapé. Emeldiz savait l'accompagner comme personne ; elle jouait de la flûte, tandis que son aînée s'acharnait sur sa harpe. Emeldiz, c'était un monde - un tout. Une entité incertaine et discrète que Tinúviel oubliait parfois, mais dont elle sentait la présence au quotidien. Elle a été renversée par une calèche. Ses paupières se fermèrent plus lourdement. Où est-elle ? Elle avait vu les mains de son père. Et le liquide carmin qui maculait ses doigts. Tant de choses qui disparaissaient avec sa frêle silhouette. Tant de choses. Tandis que les sanglots de sa mère éplorée et les doigts poisseux (c'était ROUGE) de son père prenaient peu à peu forme dans cette atmosphère grotesque. Chose étrange pour Tinúviel qui ne tardait jamais trop longtemps avant de jouer de ses émotions, n'hésitant plus à forcer ses larmes ou ses hurlements déchirants pour exprimer bien clairement ses sentiments, elle n'avait pas envie de pleurer. Ses yeux restaient désespérément secs malgré la chaleur qui semblait les irradier.

La douleur était physique. L'elfe ressentait cette perte dans chacun de ses muscles crispés, dans ce coeur qui battait férocement dans sa poitrine, dans sa gorge nouée, mais surtout dans chaque et si qui bousculait sa raison. Et si tout avait été différent ? Et si Tinúviel avait accepté de prendre la place de sa sœur, à l'occasion de cette promenade à laquelle elle ne voulait cette fois-ci ne pas se mêler ? Et si Emeldiz avait finalement été plus réactive ? Renversant sa tête en arrière, son crâne heurta le mur en un bruit léger, presque imperceptible. Juste un toc qui s'était évanoui aussi vite qu'il était apparu. Elle osait blâmer sa sœur pour être partie - elle la blâmait pour son imprudence, elle la blâmait pour l'homme qu'elle n'épouserait jamais, pour les enfants à qui elle ne donnerait jamais naissance, pour cette famille qui ne prendrait jamais vie. Cela resterait prisé dans le domaine du fantasme, un rêve avorté par une inattention juvénile.

« Peux-tu vivre sans moi ? »
« Sans doute » un soupir passa les lèvres de l'elfe, elle qui répondait à la voix fluette qui résonnait dans sa tête. « j'aurais aimé le contraire. » Tinúviel se redressa lentement, considérant sans en dire plus le lit qu'occupait sa cadette. Un matelas qui resterait froid, et dont les draps ne se froisseraient jamais plus. « Mais n'est-ce pas le destin de tout cadet que de voir son aîné trépasser avant lui ? » sa voix perdit l'équilibre, sombra en un sanglot qu'elle peina à retenir. Avec fébrilité, elle attendait une réponse ; celle que lui fournirait sa propre conscience.
« J'en doute. La vie est pleine de surprises. Bonnes ou mauvaises, ce n'est pas à toi de choisir, mais c'est à toi d'accepter. »
« Sais-tu que je t'aime ? » silence « le savais-tu ? » le savait-elle, le savait-elle, le savait-elle SEULEMENT – le savait-elle, le savait-elle, le savait-elle « non, non, non » son poing droit s'abattait frénétiquement contre sa poitrine, là où son cœur martelait son corps en cadence. L'avait-elle dit un jour ?

Avait-elle osé ?
Non, jamais.

Tinúviel n'en avait jamais aimé une autre.
I've never loved another.


La foule était grouillante. Pour la première fois depuis la célébration de leur union, Tinúviel ne se présentait plus en tant que Mentâlo. Gilgalad Pepindpom était celui qui lui avait donné son nom – une toute nouvelle appellation, après soixante ans de vie. Comme il était dur de s'en accommoder, comme il était compliqué de se défaire de tout ce qui composait son existence d'antan afin de mieux épouser celle qu'elle venait d'entreprendre. Ils étaient beaux tous les deux, c'était la pensée à laquelle elle se raccrochait, miséreuse et intimidée par ce public qu'elle ne connaissait pas encore et à qui on devait la présenter. Cette crainte était latente, sous-jacente. Tinúviel se sentait frémir, le cœur au bord des lèvres, alors qu'elle n'avait jamais rechigné d'apparaître face à la lumière. Elle avait tout fait pour afficher le faste qui la comblait depuis sa naissance, se drapant des plus beaux tissus et des parures les plus étincelantes. Elle avait longtemps hésité, se changeant encore et encore, jusqu'à atteindre le dernier palier d'une fatigue cuisante. Mais elle était désormais prête à irradier de cette chaleur naturelle qui frémissait dans le creux de son ventre.

Du moins, c'était ce qu'elle avait cru. L'elfe aux cheveux noirs craignait de faire une erreur, de s'attirer les foudres de son mari qui, malgré son attachement visible à son égard, avait certainement une réputation à préserver. Ces doutes étaient bien stériles, Tinúviel baignait dans les événements mondains depuis qu'elle était en âge de marcher. Tout pouvait arriver. La mort prématurée d'une sœur cadette, un faux-pas, une parole blessante, un manque flagrant de conversation, un raclement de gorge incorrect.

Son cœur sembla rater un battement. Machinalement ses doigts frôlèrent ceux de Gilgalad qui cherchaient également les siens. Timidement, presque maladroitement, leurs phalanges se lièrent les unes aux autres. Tinúviel déglutit, baissa les yeux et raffermit sa prise autour de cette main fraîche qu'elle accueillait comme une promesse. Oh, ce n'était certainement pas un contrat de fidélité, ou un vœu d'amour passionnel ; mais une présence – éternelle de surcroît – et cela, elle l'avait volontiers compris dès le premier jour. Il y avait quelque chose de palpable entre les deux elfes, une étincelle, un éclat particulier. Et lorsque tout en elle semblait hurler "ne me laisse pas", elle pouvait compter sur Gilgalad pour contracter ses doigts autour des siens en une étreinte rassurante. Pour le moment, en l'honneur de cette relation naissante, Tinúviel avait besoin d'un contact, d'une présence physique qui lui ferait dire qu'elle n'était pas seule.

Et elle ne l'était pas.
Définitivement pas.


Ses deux sourcils s'arquèrent et ses lèvres se dardèrent d'un sourire assassin. En un coup de langue, elle humidifia ses lippes et s'empressa de joindre ses mains l'une à l'autre. Inclinant pieusement sa tête en avant, Tinúviel jouait à ce jeu d'apparences depuis un nombre incalculable d'années – tant et si bien qu'elle savait exactement quoi faire à quel moment. Ce n'était qu'un mal pour un bien car, après tout, qu'y avait-il de mal dans le simple fait de manger du gâteau et d'écouter deux ou trois anecdotes ? Tout en s'efforçant de compatir gravement à la chute de cette génération qui n'était pas la sienne évidemment, mais cela allait de paire. Son regard perçant sonda alors l'assistance et elle crut en tomber à la renverse lorsqu'elle la vit. Ce n'était pas elle, forcément. Figée, Tinúviel pivota lentement sur ses talons et, les yeux exorbités, essayait d'obtenir par la seule force de sa pensée l'attention de son époux. Peine perdue, lui qui se targuait de lui offrir l'écoute qu'elle méritait, elle s'en sentait brusquement démunie alors qu'elle se tordait le cou afin de l'interpeller sans alerter leurs pairs. Elle manqua de trépigner et de gémir, mais l'heure n'était pas aux bruitages humiliants. Déglutissant de la manière la moins correcte possible, faisant fi du raclement de gorge courroucé qui la fit revenir sur terre, Tinúviel reprit sa position initiale. Très bien. Elle était capable d'affronter ses propres démons et cela, sans faillir.

Mais cette jeune fille aux cheveux noirs d'ébène, aux yeux clairs, à la moue si candide … elle lui rappelait – non. Ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes, créant immédiatement des demi-lunes rougeâtres. La ressemblance était frappante, presque déstabilisante. Elle s'en sentait brutalement affaiblie. La demoiselle remarqua son regard perçant et, après l'avoir croisé et soutenu le temps de quelques secondes à peine, elle s'en détourna et fit volte-face. L'as-tu dit ? Elle s'en souvenait. Après cinquante ans, elle s'en souvenait encore. Prise à la gorge par cette fatalité à laquelle elle n'avait pas été capable d'échapper, Tinúviel serra les dents. Pas suffisamment fort.

« Emeldiz » un soupir, à peine plus qu'un murmure, et ce fut tout. Elle l'avait dit – enfin ! –. Elle pensait l'avoir oublié, après toutes ces années passées à éviter d'y songer. La mort de sa sœur l'avait marquée au fer, imprimant son cœur d'une cicatrice délicate à approcher. Tinúviel savait qu'elle était là, quelque part. Cinquante ans à être obnubilée par sa propre vie, des années passées à rire, à danser, à faire bonne figure, à trépigner auprès de ses parents et, par la suite, auprès de son époux. Comment aurait-elle pu seulement espérer vivre en y pensant ? « Emeldiz » répéta-t-elle, comme si elle s'efforçait de donner vie à ce nom par le seul fait de le prononcer.

As-tu osé ?
Non, jamais.