Le soleil se couchait sur la plaine de Saay, et sur les collines verdoyantes, l’ombre des arbres s’épaississait lentement, jusqu’à recouvrir la plaine, plongeant toute la vallée dans l’obscurité. La fraîcheur du soir venait alléger la chaleur de la journée qui venait de s’éteindre et au pied de la plus haute colline en fleurs, parfumée de senteurs de thé, l’on pouvait distinguer une silhouette encapuchonnée arpentant le petit ruisseau qui glissait entre les pierres, marquant l’herbe moelleuse de ses pas impatient. Le dos courbé, elle semblait s’impatienter, sortant de temps à autre une petite montre qu’elle rangeait aussitôt après y avoir jeté un coup d’œil rapide.
Une seconde silhouette apparu alors, sautant le ruisseau avec agilité et la première ôta son capuchon, laissant apparaître un homme à la barbe naissante, mal taillée, aux cheveux longs noués en catogan. Ses yeux gris, fermes, montraient qu’il n’avait pas attendu ici pour cueillir des fleurs au crépuscule.
-J’ai failli moisir, lâcha-t-il en guise de salut.
Vous l’avez ?L’autre, au teint jaune et aux yeux bridés, conserva une mine impassible et sortit d’une bourse une petite fiole de verre épais, contenant un liquide sombre.
-Voici ce que vous demandez, fit-il simplement, alors que l’autre tendait une main avide.
Attendez ! Vous devez savoir une chose avant. L’homme ôta sa main, l’œil sombre.
Ce qui est dans cette fiole ne doit pas servir à vos uniques desseins ! Il n’a pas été conçu pour assouvir une vengeance, une rancœur ou apaiser une colère. Il doit n’être utilisé qu’en ultime recours.-C’est bien pour ça que je me suis payé tous ces kilomètres, je suis pas là pour beurrer des fonds de tartes ! -Si vous deviez l’utiliser d’une mauvaise manière, l’œil du dieu Takakourir sera sur vous. L’homme leva un sourcil perplexe, et sans ajouter un seul mot, attrapa vivement la fiole qu’il empocha.
Je m’arrangerai avec lui s’il le faut, fit-il.
Tenez, voilà votre dû. Il lui tendit une petite enveloppe cachetée avant de remettre son capuchon.
-Bon courage, Tibiscuit, homme de peu de sagesse. L’habitant de Saay salua l’étranger et s’éclipsa dans la nuit.
Resté seul, Tibiscuit sortit la fiole et au clair de lune, observa le liquide couler entre les parois de verre. L’œil de Takakourir ? Et puis quoi d’autre ? Un dragon ? Il en connaissait déjà un, il lui en fallait plus pour l’effrayer ! Son regard se promena sur les gouttelettes qui coulaient sur la paroi et l’on pu néanmoins déceler une lueur d’inquiétude qui s’effaça aussitôt. Il fallait bien venir à bout de ce bordel géant organisé, par un moyen ou un autre ! N’était-ce pas un ultime recours ?
Il sortit de nouveau sa montre, et observa les aiguilles tourner. Il ne s’agissait pas d’une montre ordinaire : quatre aiguilles tournaient autour de différents cercles et cadrans, représentant un globe terrestre parsemé d’étoiles et de lunes, recouvert d’une fine couche de duvet immaculé. Mais L’homme semblait parfaitement s’accommoder d’un si étrange outil et leva un sourcil.
-24 décembre, murmura-t-il.
Le feu d’artifice doit certainement commencer.Le regard songeur, il referma le couvercle de sa montre, la remit dans sa poche et passa de nouveau son capuchon, avant de s’enfoncer dans la nuit. Le Bal de Snowel…des larmes de cendres allaient couler, ce soir.
-Le bal a lieu dans quelques semaines, il faut faire quelque chose ! On va pas rester là à regarder tout le monde danser et fêter ça autour de la Régente !Assis sur un tabouret dans l'arrière boutique du Muffin Man, Tibiscuit jeta un œil au jeune homme qui venait de le prendre à part. C'était une sorte de rançon de la gloire, quand les gens comprenaient qui il était et qu'il faisait partie de la « racaille » dont la Régente se méfiait. Il ne rejetait jamais ces gars plein de bonne volonté, mais avant de leur proposer quelques trucs plus sérieux et avant de dévoiler une infîme partie de la vérité, il préférait tester ces gars-là.
Il engloutit une troisième madeleine qu'il proposa à l'autre, et s'essuya consciencieusement les mains sur son tablier, non sans jeter un œil à la salle, pour vérifier que Pauline Dane continue son travail. Elle était bien mignonne, mais inutile de l'avoir dans les pattes pour ces affaires-là.
-Ecoute, fit-il la bouche pleine,
f'est difficile de faire fa fous le nez des foldats de la Révente. Il termina sa bouchée devant la grimace de l'autre.
Ce que j'ai fais avant, je ne peux pas le refaire, je risque ma tête dans tout ça ! Pense à tout ce qu'il y a autour. On n'a pas fait ça en une journée, et le bal est bientôt…Le gars lâcha une moue significative, comprenant le refus lâche d'un ancien partisan de Shrek et de Fiona. Pour un peu, Tibiscuit sentait à parler comme l'Âne, à qui il venait de piquer quelques répliques pour être plus convaincant.
-Désolé. Il jeta un berlingot en l'air qui atterri dans sa bouche, haussant les épaules face au gars qui sortir de la réserve. Dès que Tibiscuit s'assura qu'il fut parti, il tira de sa poche un petit papier froissé, morceau de journal dans lequel il avait lu le message de Potté.
-Chat de gouttière, ça t'aurais crevé de m'en parler avant, hein, ronchonna-t-il pour lui-même.
Tant pis pour toi, débrouilles-toi seul, j'ai affaire, moi. Il y en aura au moins un des deux qui sauvera peut-être sa tête...Il roula les yeux au ciel en imaginant le résultat d'un feu d'artifice lors du bal. L'idée était géniale, mais en cas de danger, c'était toute la tête des Lames de Cendres qui serait coupée. Idée géniale mais stupide que lui-même aurait pu avoir. Quand avait-il dit cette imbécillité à Potté ? L'autre soir après leur 4 bouteilles d'hydromel ?
Il ne l’avait pas encore dit à Potté, mais l’ancien biscuit savait déjà qu’il ne serait pas là ce soir-là. Non pas pour sauver sa génoise - il n’était plus à ça près - mais pour une affaire plus personnelle, un truc qu’il s’était promis de faire et qu’il voulait garder pour lui seul, comme pour jouer au héros solitaire qui sauve les copains, mais en moins bravache.
Cette décision lui était venue lentement, mais sûrement, chaque fois que Charmant passait la porte de sa pâtisserie – faisant fuir les clients – pour commencer son dessert préféré. Chaque semaine, il voyait sa chevelure trop blonde, son sourire trop parfait, sa tête à tarte s’asseoir à la même place, et lui commander un met particulier, que Tibiscuit faisait uniquement pour lui. A chaque apparition, il revoyait Fiona, Shrek, Cake Kong sombrer dans les douves…Charmant lui renvoyait l’image de leur échec et plus il voyait sa tête de gâteau cru, plus il avait envie de la lui enfoncer dans de la pâte de guimauve et l’y étouffer. Mais pire, au fil des semaines, Tibiscuit avait pris le parti de garder son ennemi très près de lui, et contrairement à Potté, avait décidé de jouer la carte amicale, sur la base du « connaît ton ennemi ». Et petit à petit, sa résolution de lapidation avec des berlingots s’estompa lentement. Charmant était moins pire que sa mère, avait un tout autre visage, et il préféra jouer la carte de l’hypocrisie plutôt que de passer à l’offensive. Il se qualifiait presque lui-même d’espion lorsqu’il servait ses excellentes tartes au prince, rêvant pourtant de trébucher un jour pour en lâcher une au caramel, dans ses cheveux. L’ancien gâteau était certainement aussi buté que revanchard et alors qu’il se prit à se montrer trop sympathique envers Charmant, tirant un regard noir à l’une de ses serveuses, il se mua en lui une résolution qu’il ne pouvait lâcher tant qu’il ne l’aurait accomplie : avoir sur soi de quoi mettre Charmant hors course. Une solution rapide, simple, concise, mais qui le mettrait en première ligne et pouvait faire tomber tous ceux qui le côtoyaient de près ou de loin. Il avait longtemps hésité, jusqu’au jour où il avait décrété le moment venu. Par l’intermédiaire d’un client de la Griffe marine, il avait pris son billet pour Saay, le soir de Snowel.
La route de Saay à Fort Fort Lointain était longue, lente, mais les paysages verdoyants agrémentaient le voyage. Son cheval Gripoil avançait d’un bon pas, grignotant quelques plantes, trottinant lorsque son cavalier donnait des talons. La promenade était agréable, mais n’était pas seulement une balade de routine. Il fallait arriver ni trop tôt ni trop tard à Fort Fort Lointain, même si le temps printanier de Saay ne lui donnait aucune envie de retourner dans le froid de la capitale. Trop tôt, c’était risquer de tomber en pleine tourmente post-bal. Trop tard, c’était louche.
Les odeurs de fleurs tenaient éveillé notre ancien dessert qui repartait d’Os à Cape chargé d’ingrédients orientaux, avec lesquels il pourrait proposer de nouveaux desserts. Mais ces emplettes étaient surtout son meilleur alibi pour le Bal de Snowel. Il n’avait reçu aucune nouvelle de la nuit qui avait eu lieu d’avant-veille, sinon quelques bribes de « Vous avez entendu ? C’est terrible ! », qui lui avaient tiré un sourire sardonique. Mesquin ? Il l’était souvent, et ça n’était pas la lâcheté qui l’étouffait ! Il était même capable des pires vacheries pour se sortir d’une situation inextricable – bien souvent du à son imagination un poil trop fantasque – avec brio. Il était né gâteau de pain d’épice, certes, mais pas de la dernière goutte de lait et il savait depuis longtemps faire face aux épreuves, mais toujours avec cette pointe d’humour et de franche témérité qui le caractérisait. Cela venait de sa première vie, certainement, pendant laquelle il n’avait jamais pu imaginer devenir humain, juché aujourd’hui sur un cheval et traversant le pays de part en part. Le jour où il avait été cuit, sorti du moule de son père pâtissier, il ne connaissait pas encore celle qui avait fait basculer sa vie, ruinant tout un avenir.
Les mois avaient passé depuis sa cuisson, et Tibiscuit avait déjà découvert le monde immense de la pâtisserie de son père, couru sur toutes les tables, les plans de travail, apprenant les blagues les plus douteuses de Duloc, devenant un biscuit sûr de lui, aventureux, téméraire, mais le trop grand laxisme de son père l’avait rendu un grain têtu et capricieux, sachant exactement ce qu’il voulait, et mettant tout en place pour y parvenir. Mais à l’époque, il était encore généreux et bien trop gourmand.
Après quelques semaines, le pâtissier, bien que père terriblement possessif, lui avait confectionné une femme de pâte, pour combler sa solitude ; Madeleine devint celle qui partagea chacun de ses jours, ses facéties et ses découvertes, ses multiples questions et ses ronchonneries. Et c’était avec elle que, ce matin-là, Tibiscuit regardait Donkey Cook. S’ils n’avaient évidemment pas eu trop de choix, Tibi avait pourtant succombé à ses boutons de guimauve, à ses yeux de chocolat et sa bouche de glaçage pourpre. Elle était féminine, franche, partageait avec lui ces émissions stupides, comme de longues promenades le long des rebords de fenêtres, se cachant dans des pots de fleurs pour échapper aux oiseaux. Elle était sa guimauve-sœur, celle avec qui il pourrait rester jusqu’à la fin de leur moisissure. Pâte dans pâte, il n’y avait pas une journée où tous deux remerciaient le papatissier de les avoir réunis. Dire qu’il en était baba était un mot faible. Madeleine était la seule, l'unique.
Pris dans l’émission, ils n’avaient pas entendu la femme du pâtissier pousser la porte du salon, et jeter un regard torve sur le couple installé contre un paquet de mouchoir confortable, les yeux rivés sur le miroir magique.
Ils n’entendirent qu’un rire rauque et rachitique, sentir une odeur de renfermé et ne virent qu’une main potelée s’abattre sur eux. Tibi se jeta sur Madeleine pour la protéger, mais les doigts furent plus forts et dégagèrent les biscuits l’un de l’autre, balançant Tibi à l’autre bout de la pièce.
-Ca suffit les gâteaux ! Vous allez pas moisir ici, sous mes yeux, alors que je suis obligée de me serrer la ceinture !Sa main agrippa Madelinequi hurla, ses boutons tombèrent à terre, alors que Tibiscuit grimpait sur une chaise, une fourchette à la main, pour tenter de sauver ce qui était sauvable. Son coeur de guimauve battait à tout rompre, ses yeux cuisaient presque sous la colère.
-Lâche-la, ou je te plante la main ! Et le cookie s’élança sur la table, fourchette en avant, piquant le bras grassouillet de la femme du pâtissier. L’odieuse boulangère avait toujours lorgné sur eux, réclamant à son mari de les lui offrir, jalousant l’intimité que cookies et papatissier avaient tissé. Elle se gavait chaque jour de gâteau, bonbons, tartes et meringues pour oublier son caractère détestable et combler ses rancoeurs. Mais ce jour-là, elle avait décidé de sévir et de supprimer de la surface de la table ce qui gâchait son bonheur.
Elle poussa un cri lorsque la fourchette se planta dans son bras, mais de l’autre main, elle tenait toujours Madeleine, et de rage, resserra ses doigts autour du petit gâteau. Une lamentation étouffée sortit des doigts crispés, et lentement, sous les yeux désespérés de Tibiscuit, des miettes s'écrasèrent en silence sur la table et les plaintes se turent doucement, jusqu'à ne devenir qu'un murmure. Le cookie vit les yeux de chocolat s’écraser sur la table, vides de toute la vie magique qui les avait habité. Il resta là, un moment en silence, la guimauve fondant petit à petit, incapable d’effectuer un seul geste. La fourchette s’échappa de ses bras, tombant dans un bruit de ferraille.
-Sale morceau de sucre, s’exclama la femme en se massant le bras !
Tu vas la rejoindre et je boufferai jusqu’à la fin de vos miettes ! Le gâteau lui cracha du mascarpone à la figure avant de s’échapper.
Tibiscuit n’avait absolument aucune envie de finir en miettes et il n’eut que le temps de se remettre du désastre. Sautant sur la chaise, il se laissa glisser à terre et poursuivit par la vieille femme, couru dehors, où il pourrait peut-être se cacher.
On ne pouvait imaginer ce que la terreur donnait de force et le zest de citron pressé qu’avait mis le papatissier dans la pâte à cookie devait sûrement aider Tibiscuit à courir plus vite qu’il le pouvait, échappant à la femme qui le poursuivait.
-Tu ne me rattrapera pas, je suis plus rapide que ta carcasse pleine de gras, lui lança-t-il ! Il courut jusque dans les rues de Duloc, croisant cochon, vache, cheval qui le poursuivirent, pensant à un jeu, mais le cookie passa sous la porte de la ville et la vieille femme toujours derrière lui, prête à sa revanche, il gagna le bois pour s’y cacher.
Adossé contre un arbre, il jeta un œil à la rivière qui coulait à ses jambes. Il entendait les grognements de la femme se rapprocher à mesure qu’elle fouillait le bois, et alors qu’il se pensait perdu, la tête d’un renard sorti des fougères. Charybde en Scylla. La femme ou le renard.
Celui-ci l’observa un moment en silence, et avisant le bruit au loin, posa son regard sur le gâteau. L’œil farouche et peu apeuré, Tibiscuit jaugea l’animal.
-Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage, lança le renard ?
-Sais-tu nager, lança le biscuit sans répondre ?
-Ah ! La vieille femme n’est pas contre moi, alors… J’en suis rassuré. Et oui, je sais nager.-Fais-moi passer de l’autre côté, car je me cacherai plus facilement que toi, et c’est toi qui te fera prendre !Le renard, d’abord hésitant, paru réfléchir un instant, puis approcha sa truffe du cookie.
-Tu es malin, toi. Il jeta un œil à l’eau qui coulait doucement.
OK, tope-là, on part tous les deux. A l’instant où les deux comparses atteignaient la berge, la vieille femme venait d’arriver de l’autre côté, et montrait un poing rageur. Malgré la terreur et la fatigue de la course effrénée, Tibiscuit ne pu s’empêcher de lui tirer une langue de pâte d’amande rose.
Le gâteau avait échappé à la vieille femme, mais il n’en n’était pas plus tranquille. Il voyait s'éloigner la maison où gisait les miettes de Madeleine, l'unique gâteau qu'il avait pu aimer. Et il savait que Compère Renard était le plus fourbe et décida de prendre les devants.
-Je t’en dois une, Compère Renard. Dis-moi ce que je peux faire pour toi.Le renard eu une lueur intéressée dans le regard et ses babines se levèrent dangereusement.
Me nourrir, par exemple ?-Je suis petit, rapide, discret…Tu veux que j’aille t’ouvrir un poulailler ? Le renard, décontenancé, réfléchi quelques instants et après quelques secondes, acquiesca.
-Ok. On va faire ça. Et si ça roule on tournera ensemble !-M’sieur, m’sieur, vous avez quelque chose pour nous !Les voix enfantines arrêtèrent Tibiscuit qui tira sur les rênes en se retournant. Là, dans la neige qui recouvrait les abords de la capitale, loin de Saay, deux gamins le regardaient de leurs yeux brillants.
-Vous voulez quoi, les marmots ? -Ca sent le gâteau, vous avez des trucs à manger ? On a faim…on traîne là depuis des jours !-Et vos parents, répondit le cookie en levant un sourcil ?
-Ils ont été arrêtés par les soldats de la Régente, fit le plus grand d’entre eux.
Il… il avait voulu sauver notre souris qui parle…Miquet. Les yeux du gamin se mirent à briller et Tibiscuit poussa un soupir. Il ne voulait jamais se laisser attendrir par ce genre d’histoire, mais ces pauvres gosses n’étaient certainement pas habillés en Versachery et leurs parents n’étaient à l’évidence pas des princes d’Afshin. Il pivota sur ses étriers et tira de l’un de ses sacs un gros pain encore croustillant, qu’il leur jeta.
-Et vous savez si vos parents vont être libérés, demanda-t-il alors qu’ils se jetaient sur la manne ?
-Je sais pas, répondit l’aîné tremblotant.
On a vu le bourreau passer… Tibiscuit sentit un frisson lui parcourir les jambes. Le bourreau éveillait en lui un mauvais souvenir.
-Pas les boutons ! Pas les boutons !Le pauvre biscuit s’agitait sur la plaque de cuisson, maintenu par du fil à rôti, alors que les doigts épais du bourreau s’avançaient vers les petits boutons en boule de gomme. Le visage masqué, le cookie ne pouvait retenir le visage de l’homme, mais les traits de celui qui observait la scène marqueraient son esprit à jamais. C’était ce petit bonhomme au large chapeau, à la mine ridicule, impétueux, violent, sadique…c’était lui qui avait écrasé dans ses doigts ses jambes de pain d’épice ; c’est lui qui l’avait fait tremper dans du lait pour qu’il parle. Sa seule chance de salut, c’était de feindre de connaître quelque chose.
Feindre, évidemment, car Tibiscuit n’avait aucune foutue idée de ce qu’il faisait là. Après leurs sales coups dans des poulaillers avec le renard, celui-ci l’avait lâché en pleine nuit, le laissant proie des oiseaux qui avaient tenté de l’attraper. Et alors qu’il courrait se planquer de rats musqués, une main l’avait agrippée pour le balancer dans un sac.
Bon. Sans trop de mauvaise foi, on pouvait admettre qu’il avait rapidement compris pourquoi lui, mais c’était bien le mince espoir du cookie. On le savait « fils » du pâtissier le plus réputé de Duloc, celui qui savait et voyait tout…il devait forcément être au courant de quelque chose.
Il avait eu beau cracher son mascarpone au nez de Farquaad, il n’avait pas supporté de faire ôter ses précieux boutons, symboles de ce qu’il appelait son « humanité ». Et il avait lâchement craqué.
-C’est le garde-champêtre ! Mais ses aveux furent vains. Farquaad avait eu ce qu’il voulait : un nom et surtout, le miroir magique. Le cookie entrevit à peine le miroir, ne pu que crier de ne rien lâcher, mais la main du bourreau fit pencher la plaque en fer, et Tibiscuit se sentit glisser jusqu’au trou noir.
-Ils sont retenus à la capitale, questionna Tibiscuit ?
Le plus jeune des enfants renifla en hochant la tête.
-Vous pouvez nous aider ? Vous avez l’air fort.L’ancien cookie se gratta la nuque, embarrassé. Fort ? Il l’était devenu…Mais de là à promettre à deux gamins de leur ramener leurs parents, il y avait un gouffre !
Mais son regard se posa sur les yeux implorants des gamins aux joues sales, grignotant son pain comme un trésor inespéré, et il songea à sa propre jeunesse. Si son père, à lui, n’avait pas été là, il serait certainement déjà dans l’estomac d’un de ces chats de gouttière qui l’avaient trouvé dans les poubelles de Duloc, une fois que le bourreau se fut débarrassé de lui. Si son père n’avait été là, il n’aurait pas ces deux jambes, recousues avec patience. Il n’aurait pas non plus cette envie de se battre pour d’autres, de protéger quelqu’un, ni non plus le Muffin Man… il n’y aurait pas non plus eu Cake Kong.
Les gosses le fixaient toujours de leurs yeux implorants.
-Je peux pas sauver tout le monde, marmonna-t-il maladroitement.
Mais je vais essayer, je vais tenter de faire de mon mieux.-Il paraît qu’il y a des rebelles qui sauvent les gens ! Vous pouvez les appeler !-Euh… certainement, oui…enfin je ne sais pas trop où ils sont…-Mais vous allez les chercher et les trouver, hein ? Et en plus ils ramèneront le roi et la reine !Tibiscuit se tut un moment. Ces gosses, là…eux étaient plein d’espoir. Eux croyaient au retour de Shrek et Fiona, ils vivaient grâce à ce mince espoir. Ils croyaient plus en eux que le plus fidèle ami des ogres. Comment l’Âne, ce buté têtu, pouvait-il renier cette croyance, se laisser aller dans cette routine, en fermant les yeux sur la réalité ? Il était dur pour l’ancien biscuit de voir l’Âne éluder totalement toute idée de rébellion, et pire : imaginer que Shrek et Fiona ne reviendraient jamais. C’était briser tout espoir et s’enfoncer dans une vision étriquée de la vie. Il restait le meilleur client de l’Âne, prenant sa table chaque semaine dans son restaurant, parvenant à discuter avec lui des banalités de la vie, mais chaque fois, le gâteau crevait d’envie de secouer les oreilles de l’animal, de lui coller coup de pied dans ses fesses royalement calées sur son siège. Il préférait même se disputer avec lui – quitte à se bouder quelques jours – plutôt que de le voir aussi défaitiste. Il avait même songé un moment le toucher par sa femme, Dragonne, mais l’amitié entre la Coeurdebraise et lui était bien trop sincère et sans ombre pour qu’il la mêle à tout ça. Dragonne, c’était sa compagne lorsqu’il fermait le Muffin Man, c’était elle qui l’accompagnait dans ses discussions sur le monde, sur la vie, sur toute la réalité… des discussions de Prix Nobel …
-Je vais les chercher, fit-il en leur tirant un large sourire. Il pu déceler une lueur d’espoir au fond de leurs yeux fugacement éblouis et son cœur se serra un instant en songeant au presque-mensonge qu’il faisait. Bien sûr qu’il irait chercher les rebelles ! Mais juste pour délivrer deux paysans du bout de Fort Fort Lointain ? Alors que la capitale sombrait sous la folie de Marraine la « Bonne Fée » ?
-Et vous allez botter les fesses de la régente, lança l’aîné en mimant une épée !
Elle partira loin d’ici, nous ne la reverrons plus jamais ! Tibiscuit leva un sourcil perplexe. Il préférait rester dans le mensonge plutôt que d’avouer la réalité à ces deux gosses. Car pour bottez le gros … enfin les grosses fesses de la régente, il fallait déjà l’approcher, de près, et de très près même. Et ça n’était pas avec le coup de Snowel qu’ils allaient calmer le jeu. Et pour Tibiscuit, il fallait frapper là où ça faisait mal. On l’avait fait parler en menaçant ses boutons ? On pourrait peut-être atteindre la Régente en menaçant son fils.
Ce fils. Ce cher et tendre fils.
-M’sieur Pâtacookies, m’sieur Pâtacookies ! Il est là !Tibiscuit décala Pauline Dâne sur le côté et jeta un œil à travers le hublot de sa cuisine, qui donnait sur la salle à manger. Des clients avaient quitté la boutique, d’autres se terraient dans un coin de la salle quand les derniers se recoiffaient et arboraient leur sourire le plus ridicule.
-Ah zut, pourquoi mes gâteaux sont-ils assez bons pour que Leroyal personnifié vienne me gonfler la meringue jusqu’ici, ronchonna-t-il en s’essuyant les mains sur son tablier. Il passa ses doigts dans ses cheveux pour se recoiffer rapidement, épousseta ses vêtements et fit pivoter la porte battante de la cuisine pour saluer Charmant, le prince adulé de la Régente, l’ennemi doré à abattre, Blondie à balancer dans la boue, après l’avoir étouffé de mini marshmallow à la fraise.
-Ah ! Voici mon sujet préféré ! -Et voici mon client le plus fidèle, s’efforça de lancer Tibiscuit dans un sourire crispé.
Votre table vous convient ? Je vous sers comme d’habitude ? Pas trop cuite ? -Non non, aujourd’hui je change ! Vous avez quoi ?-Ah ben le changement c’est maintenant…J’ai des tartes…fruits rouges, jaunes, blancs…la spécialité de la maison : le Muffin aux épices, le cookie géant au caramel et à la salsepareille, l’œuf de dragon, qui est un gros sablé, plus connu sous le nom d’étouffe-Merlin, puis aussi la Druidesse, des petits choux fourrés au chocolat, l’Os-à-Cape – Port-Aurore, un gros chou fourré, lui…Et aussi le mille-parchemins… Le prince jeta un regard perplexe au pâtisser qui énumérait les desserts en comptant sur ses doigts, et réussit enfin à le stopper quand il arrivait à la description du dessert le plus mystérieux de sa boutique.
-Et c’est quoi ?-La tarte Tintiiiiin. Dire que Tibiscuit prenait un malin plaisir à ce jeu idiot est inutile. Depuis qu’il avait vu Charmant pousser la porte de sa boutique la première fois, il avait su qu’il ne repartirait pas de sitôt. Le prince était peut-être un fidèle client, mais il était pingre et non content de faire fuir ses clients qui ne l’appréciaient pas, il demandait continuellement quelques ristournes, obligeant le pâtissier à courber l’échine pour le satisfaire.
L’ancien cookie préférait largement l’autre partie de sa clientèle, celle qui avait en général les cheveux longs – blonds ou brun, il n’était pas difficile – les cils papillonnants et la bouche rose sur un teint de porcelaine. Cette partie-là n’était pas vraiment difficile à satisfaire, et un seul sourire du pâtissier suffisait à lui faire choisir n’importe quel dessert qu’il concoctait. Il n’hésitait d’ailleurs jamais à profiter de son petit talent pour offrir des muffins personnalisés…le cookie savait parfaitement utiliser la faiblesse féminine envers tout ce qui était sucré. Le seul souci restait cet indécrottable prince Blondeur Suprême qui faisait de l’ombre partout où il posait ses pieds parfaits.
-Arrête d’imaginer des trucs impossible à réaliser, lança une voix à côté de lui, alors que Tibi était assis sur son tabouret derrière le comptoir.
Tu as osé mettre du sel dans le gâteau de Viviane Paindorge en guise de rupture, comment veux-tu qu’elle ne lorgne pas sur le Prince dès qu’il passe la porte ?Tibiscuit jeta un regard amusé à Pinocchio, qui tentait pour une fois de lui faire la morale et lança un berlingot dans sa bouche.
-Viviane est plus collante que du caramel, qu’elle aille se coller à un autre…-Alors si tu penses à ce que je pense, arrête, tu vas juste te fourrer dans la bouse de licorne. Le cookie haussa les épaules en détournant définitivement son regard. Pinocchio et lui se connaissaient bien assez pour qu’il ne devine pas à quoi l’ancien pantin pensait exactement. Ils se ressemblaient beaucoup trop, avaient tissé des liens pendant la bataille contre Marraine la Bonne Fée, et Pinocchio était sûrement l’ami le plus sûr qu’il avait, à qui il pouvait presque tout confier, mais la politique était le seul terrain sur lequel ils ne trouvaient pas réellement d’accord. Le pantin était heureux de sa vie humaine, comme il l’avait toujours rêvée, mais Tibi ne pouvait accepter le prix qu’ils payaient pour voir ce désir exaucé. C’était viscéral. Il regrettait de devoir faire de la peine à Pinocchio chaque fois qu’il avait une idée en tête contre le couple difforme Mère-Fils, mais après tout ce qu’ils avaient vécu, il n’était pas de la pâte des Âne, Dragonne ou Pinocchio.
Bah, je me dis juste qu’un peu de ménage ne serait pas plus mal. Dans ma boutique, je veux dire…la farine, tout ça tout ça…Le pantin eu un regard circonspect et n’ajouta rien. Il sembla au cookie que son ami préférait couper court plutôt que de devoir parler des sujets qui fâchaient. D’ordinaire, ils éludaient ces questions épineuses et tous deux étaient bien plus à discuter de longues heures, hors de la ville, affalés dans l’herbe sur le bord des douves, grignotant quelques sucreries ramassées dans la pâtisserie. Pinocchio était un peu ce petit frère que Tibi n’avait jamais eu ; il était parfois sa conscience – plutôt mauvaise que bonne – le traînant dans ses plans douteux dont il était le parfait cobaye. L’un allait rarement sans l’autre quand il ne s’agissait pas d’aller remuer le purin de troll du château.
-Bon…ce soir je t’emmène dans Ragtown, reprit le cookie pour changer de sujet.
J’ai trouvé un bar sympa et un gars va nous faire goûter un alcool à base d’hydromel et de jacinthe…-Tu es sûr ? Pinocchio leva un sourcil inquiet.
-Certain !-La dernière fois, j’ai mis deux jours à me remettre de ton truc avec de l’herbe à chat et du grin… -C’est parce que la liqueur de menthe n’était pas fraîche. Mais la mine de Tibi ne sembla pas rassurer Pinocchio qui préféra hocher la tête vaguement. Il était habitué aux plans foireux de son ami, et en règle générale, préférait refuser au moment venu, au lieu de pousser le cookie à réfléchir à un autre plan encore plus douteux que le premier.
-Et vous reviendrez, après ? Vous viendrez nous dire que vous avez réussi ? -Euh…Je ne veux pas trop m’avancer, les enfants…Les deux marmots levèrent à nouveau des regards que seul Potté était capable de faire, et il ronchonna dans sa barbe naissante.
-Bon, bon ! Oui, j’essaierai de venir…Les gosses affichèrent un large sourire, comme si Snowel venait de recommencer. Ils n’ajoutèrent rien, sinon un « Merci » timides et un peu effarouché et galopèrent en courant dans la neige, rejoindre une chaumière branlante qu’on apercevait au loin. Tibiscuit les observa quelques instants, ses yeux s’arrêtant sur les traces de pas enfoncés dans la neige poudreuse et immaculée. Il se revit un moment, lorsqu’il découvrait le monde, lorsqu’il était au chaud dans la cuisine de son papatissier. Il ne pouvait pas imaginer à ce moment ce que sa vie serait, et s’il l’avait su, il n’aurait peut-être pas changé de plan. Le Muffin Man lui rappelait bien assez ce qu’il avait été, son combat quotidien lui rappelait ce qu’il était.
Il jeta un berlingot en l'air qui retomba dans sa bouche, et enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, reprenant sa route jusqu’à Fort Fort Lointain. Les tours du château apparurent, se détachant dans le ciel gris, crénelant les nuages de l'hiver. De ce qu'il se passait depuis le Bal de Snowel, Tibiscuit n'en n'avait pas la moindre idée, pas plus que le résultat de ce que Potté avait pu prévoir. Il lui faisait largement confiance, mais lorsqu'il était loin, il craignait toujours qu'un mauvais coup ne fiche tout dans du caramel mou.
-HALTE, s'écria un garde alors qu'il passaient les portes de la ville !
Vous venez d'où ? C'est quoi, sur votre cheval, et donnez votre nom !Le cookie leva les yeux au ciel en soupirant. Mais le garde fut rejoint par une patrouille de chevaliers-flics, et d'un regard, Tibi comprit que le Bal de Snowel n'avait pas terminé dans la dentelle. Il esquissa un sourire satisfait.
-Tibiscuit Pâtacookies, fit-il.
Je suis pâtissier au Muffin Man, je reviens de Saay où j'ai été acheter de quoi satisfaire le prince.Les chevaliers-flics discutèrent entre eux, et malgré son assurance, Tibiscuit eu la désagréable impression que ça puait le cramé.
-Vous fricotez du côté de Ragtown, vous, nan ?-J'ai une tête à vivre à Rollywood, sérieusement ? -Vous êtes allé faire quoi, à Saay ?-Chercher les geïsha. J'en ai une dans mon sac, ironisa-t-il en soupirant.
Je suis pâtissier...que voulez-vous que j'aille faire là-bas ? -On te garde à l'oeil, fais gaffe et joue pas au malin avec nous.Tibiscuit leva un sourcil perplexe et lança un berlingot dans sa bouche, mâchonnant alors que les gardes tâtonnaient et ouvraient les sacs de nourriture.
-T'es parti depuis quand ?-Une semaine, à peu près….-Et tu reviens que maintenant ? Pourquoi ?-Pour voir ta tronche de cake. Assez fouillé, fit-il en commençant à s'impatienter ?
J'ai des clients qui attendent la réouverture, moi ! Et c'est pas que je n'ai pas confiance en ma serveuse, mais j'imagine des trucs parfois. Vous devriez la voir, elle est grande, brune, avec des yeux de biche et un petit air ahurie très attendrissant. Elle est un peu...-Dégage de là, lança le garde en faisant éloigner ses hommes,
mais sache une chose, si t'as un truc à voir avec ce qui est arrivé à la Régente, de près ou de loin, on t'étouffera avec tes tartes.Tibiscuit se retint de hausser le sourcil en entendant ces derniers mots. La Régente ?
-Une réunion s'impose, lança-t-il, jouant avec un bouton qui venait de tomber de sa veste.
On ne peut pas laisser la ville dans cet état. Assis sur un sac de farine, l'ancien cookie jeta un regard au capitaine Septmers, à qui il savait se fier. Potté absent, tous deux s'étaient retrouvé dans la réserve du Muffin Man, pour s'accorder et agir vite. Les Lames de Cendres avaient fait des dégâts collatéraux auxquels Tibi ne s'était pas attendu, mais qu'il regrettait un peu. Toucher au pouvoir, oui ; toucher à la ville : non. Si Sinbad n'était pas totalement dans leur petit gang de rebelles, il ne voulait pas agir sans son avis, ne serait-ce qu'à cause des têtes louches qui tournaient autour de la griffe marine et manquerait de lever les soupçons des chevaliers-flics.
Les cas désespérés de Ragtown pouvaient se réveiller, mettre le feu à la ville un peu plus qu'il ne brûlait déjà, et si personne ne levait un seul sucre, rien ne bougerait et Charmant obtiendrait des voix en sévissant, et en s'accaparant la population.
Le pire, c'était de voir la situation s'envenimer. Tibi avait vécu bien assez de choses pour vouloir enfin son existence s'apaiser, qu'il puisse poser ses fesses de cookie devant Flic Story. Mais pas tout de suite. Tout de suite, il y avait un prince à mater.