la lumière pense voyager plus vite que quoi que ce soit d'autre, mais c'est faux. Peu importe à quelle vitesse voyage la lumière, l'obscurité arrive toujours la première, et elle l'attend.
j'aurais préféré pour toi juste inverser
le cours des choses La rivière laissait son chemin se graver dans le sable et les galets, emportant dans ses bras les quelques brindilles tombées malencontreusement dans son lit. Quelques insectes noyés à la surface de la scintillante. Quelques libellules dansant à la lumière. Et entre les vagues, se laissant emporter par le courant, un petit bateau en papier. Une fierté pour un gamin de dix ans. Le chef-d’œuvre de toute une vie si on peut le dire ainsi. Mieux que le travail d'un charpentier professionnel. Un bateau en papier de ce gabarit ça représente au moins toute une semaine de labeur. Un boulot qui a esquinté les mains d'un petit garçon au regard vert d'eau et à la peau halée. Ses bouclettes brunes virevoltant autour de son visage juvénile, celui-ci tiré par un sourire presque angélique. L'mioche il courait après son petit navire, sur la rive, se prenant racines et branches dans les jambes, manquant de tomber tous les cinq mètres. Dans ses vêtements trop grands, ceux de son frère aîné, il devait relever ses manches pour avoir les mains libres. Ses mains sales tentant d'attraper le petit jouet en papier qui naviguait toujours avec autant de droiture. Il en était étonné qu'il tienne aussi bien que celui de Théo ou celui d'Eustache. Le sien c'était simplement du papier, pas de sorcellerie. Il était pas assez doué comme le répétait tous les jours Théodore,
le frère parfait. Pas assez chanceux pour réussir sa magie, ses sorts d'enfant de dix ans. Pourtant Eustache il n'avait que sept ans. Un génie sans aucun doute, Eustache. On disait juste que Félix était retardé, il y arriverait plus tard, faut juste le débloquer. Mais c'était dur d'être la brebis galeuse de la fratrie, d'être le moins doué, le plus malchanceux de tous. Et le petit bateau qui continuait son périple, sans se soucier du barrage de pierres et de feuilles qui se dressait devant lui, qui lui barrait la route. C'était son opportunité pour le récupérer, il n'allait sûrement pas la laisser filer. Félix était un enfant turbulent, pas sage, qui n'écoutait jamais. Même maman ne lui faisait pas peur, sauf quand elle l'obligeait à passer la serpillière. En réalité il avait peur de beaucoup de choses. De trop de choses. Des araignées, du feu, du noir, des petits bruits lugubres dans la pénombre, des yeux des chats,
de papa... On le trouvait bête et pas très malin, toujours à se fourrer dans des histoires pas possibles, à tomber de très haut pour finir par se blesser. Tomber, tomber,
tomber. Se rater, se louper, mordre le tapis par la vie elle-même. Et il allait retomber, tentant d'atteindre son bateau en papier, il tendait ses mains abîmées, il tentait l'coup, sait-on jamais.
Plouf. Félix le gamin de dix ans c'était retrouvé le cul dans l'eau, trempé par le froid.
« AHAH ! Félix est encore tombé ! Théo' viens voir ! Dépêêêêêche.. ! » Eustache et sa chevelure en bataille, ses tâches de rousseur indomptables, lui donnaient l'air d'un enfant sauvage. Un enfant sauvage au rire cristallin, aux manières des plus civilisées. Il tenait son bateau à lui dans ses bras d'gosse, un beau navire tout en bois doré qui tenait par la force d'un sortilège des plus simples. Mais encore trop compliqué pour Félix. Eustache et ses yeux rieurs, son sourire d'ivoire. Il ressemblait plus que Félix et Théo à leur mère. Ses yeux sombre et sa crinière de lion rappelaient immédiatement
Bahia et sa gracieuse beauté.
« Encore ?... » Théodore et son calme olympien, Théo et son charisme qui faisait fondre toutes les filles du village. Théodore et son don pour la sorcellerie. Théo qui ne jouait plus au bateau, mais aux études maintenant. Il voudrait faire soldat plus tard, Théo, comme papa. Félix il trouvait ça stupide, de
vouloir mourir comme papa. Puis Théodore était déjà bien assez grand à quatorze ans, Félix réussirait jamais à le rattraper si ça continuait comme ça.
« Ça va ! J'ai glissé, c'est tout ! Fichez-moi la paix ! » L'gamin piaillait d'indignation tandis qu'il tentait de se relever avant de retomber une nouvelle fois en glissant sur des galets dans l'fond de l'eau. Et l'rire d'Eustache s’amplifiait et on pouvait entendre Théo souffler.
« ... » Félix il ne disait plus rien, tenant son bateau dans ses mains.
« Il est vraiment moche ton bateau ! » Le plus petit s'était approché, les pieds dans l'eau, pour regarder son grand frère toujours dans la flotte.
« Eustache, arrête... » L'aîné se sentait obligé d'intervenir avant que ça ne tourne mal, et comme ça tournait toujours mal avec ces deux là.
« Pourquoi t'as pas utilisé une potion pour le rendre moins... froissé ? » Félix se murait dans un silence boudeur, il ne voulait pas lui répondre. C'était pas juste après tout. Lui il n'avait pas le droit d'utiliser la sorcellerie comme ses deux frères. Il n'était pas assez doué, c'est vrai, mais il pouvait faire des efforts pour éviter de tout faire sauter.
« Eustache, laisse-le tranquille, tu sais bien que maman ne veut pas qu'il utilise la sorcellerie. » Théo s'était mis la main sur la bouche, désolé pour son frère, qui se sentait assez pathétique comme ça. Le malchanceux regardait son petit bateau de papier mouillé avant de relever son visage déterminé -vexé- vers les deux autres enfants.
« Je sais faire des sortilèges et des potions ! Je sais comment faire ! Je m'en moque pas mal que maman veuille pas que j'en fasse ! J'suis pas un bébé qui écoute les grands, moi. » Les sourcils froncés, il se relevait pour fixer le bateau en bois du petit Eustache, celui-ci le serrant fort contre lui pour le protéger d'une quelconque vengeance.
« Fé', fait pas le gamin, Eustache plaisantait, il parlait pas sérieusement ! » Une main sur l'épaule du petit Félix de dix ans. Dans sa poche, une potion enfantine pour transformer la matière en bulles. Potion d'enfant qu'il avait fait il y a peu en cachette de maman. Quelque chose de facile, tellement facile que même lui avait pu réussir à produire. Il serra sa main sur le petit flacon dans sa poche, hésitant.
« Félix... » Il ignorait complètement Théo, il s'en moquait, il aurait des ennuis, tant pis. Il se fixait sur son objectif.
Un geste. les jointures blanchies, l'esprit mauvais.
Un impact. Et le navire d'Eustache avait explosé entre ses mains, projetant des écorces, des bouts d'bois et des bouts de verres autour des gamins qui s'étaient baissés par peur. Eustache avait le visage noir et les mains en sang. Félix saignait du nez et sentait ses jambes trembler; un morceau de fiole l'avait percuté en plein visage. Théodore criait quelque chose qu'il entendait à peine. Eustache pleurait. Félix s'était écroulé dans le lit de la rivière, celle-ci caressant ses boucles de ses doigts glacés. Il avait foiré, une fois de plus. Il allait se faire gronder. Encore. Bahia serait de mauvaise humeur, il allait devoir nettoyer la maison. Bahia le sermonnerait. Eustache ne lui parlerait plus et Théodore lui répéterait qu'il n'était pas assez doué. Il le savait Félix, qu'il n'était pas assez doué. Il le savait qu'il ressemblait à son père, mais qu'il s'en éloignait sans savoir pourquoi. Dans l'obscurité de ses paupières il pouvait déjà voir sa mère hurler de colère. Il était tombé, une fois de plus.
« Félix !... » Il était tombé. Comme son petit bateau en papier, il avait
coulé.
[...]
Il était là, devant maman. Maman Bahia comme on l'appelait dans le village. C'était la maman de tout le monde, mais il aurait aimé qu'elle ne soit que la sienne. Il aurait aimé qu'elle ne cajole que lui. Il aurait aimé qu'elle ne soutienne que lui. Du coton dans le nez, et les mains serrés sur la balançoire. Au loin il pouvait voir Eustache dans les bras de Théodore, le regard mauvais.
« Félix, mon fils, qu'as-tu fais encore... » La déception.
« Je t'ai dis cent fois qu'il ne faut p-.. » le gamin la coupe d'un air parodique
« Pas que tu fasses de sorcellerie avant d'apprendre à maîtriser les bases, tu pourrais blesser tes frères, blesser ta pauvre mère, détruire la planète et réduire les êtres vivants en petits tas de poussière, blahblahblah... je sais maman. » Bahia s'était relevait le regard lourd sur son enfant. Son
bébé comme elle l'appelait pour l'embêter devant ses copains.
« Ne me parle pas sur ce ton, jeune homme ! » Il soufflait d'exaspération. C'était toujours sa faute, Théodore ne se faisait jamais gronder et Eustache était le chouchou parce qu'il était mignon avec sa tête de chien battu.
« Comment peux-tu être le portrait craché de ton père et être... aussi, aussi... différent de lui ! Regarde Théodore, il écoute sa mère, lui. » Tournant sur lui-même, il emmêlait les cordes de la balançoire entre elles.
« C'est la faute d'Eustache, il a dit que mon ba-... ! » Bahia montait la voix tout comme son rejeton
« Eustache n'a que sept ans ! Et c'est ton petit frère, alors arrête de l'embêter. » Un soupir, les yeux au ciel.
« C'est pas juste. » Et la balançoire tournait sur elle-même, déformant le monde, déformant sa vision. Un signe qui signifiait la fin de la discussion. Mais Bahia s'était empressée de bloquer la balançoire entre ses mains aux bagues magnifiques, forçant son fils à la regarder dans les yeux. Dans ses yeux à elle, se lisait le chagrin et les regrets, la déception. Une main sur la joue de son bébé.
« J'aurais aimé changer le cours des choses pour toi, mon fils. » Dans ses yeux, à Félix, on pouvait y lire le
mal-être. Bahia s'était relevée, partant vers ses deux autres fils, leur disant de rentrer à la maison. Et Félix il avait coulé. Non comme son navire dans le cours d'eau, mais dans
le cours des choses.
j'aurais préféré, ma foi, éviter
nos sombres démences l’Académie de Worcestershire. Il y avait une ambiance sympa dans cette école. Un truc qui plaisait. Le côté chaleureux, le côté jeune qui ne quittait jamais ses murs. Il y avait de bons éléments, l'élite de la sorcellerie. Puis il y avait d'excellents professeurs, un peu sévères, mais bien sympas. Et enfin il y avait
Félix. Tout comme Théodore avant lui il avait quitté la maison pour l'académie. Faire quelque chose de sa vie. S'améliorer, devenir doué. Il ne rentrait voir sa mère que l'été. Eustache il le voyait tous les jours, mais il ne lui causait pas. En rentrant à l'académie il avait souhaité devenir quelqu'un d'autre. Changer. Être autre chose que le malchanceux et le raté de service. Au final il était devenu le looser de service. Les cours ne l'ont jamais aidé. Il continuait de faire exploser les choses autour de lui. Les profs n'osaient même plus lui faire, faire d'exercices pratiques au risque de faire sauter tout un bâtiment. Les trois frères Sacrésorcier ont appris les bases de la sorcellerie, blanche, ainsi que le métissage entre les sortilèges de magie blanche et la sorcellerie d'Afshin. Métissage qui leur convenait à la perfection, eux-mêmes les fruits d'un métissage entre une femme exotique d'Afshin et d'un sorcier blanc, soldat à Fort Fort Lointain. Étrangement, il était bien plus doué pour les tours de passe-passe que pour la véritable sorcellerie. C'est ainsi qu'il arnaquait les élèves lors de ses années à Worcestershire. Il était en dernière année, il allait enfin avoir son diplôme après trois années de redoublement. Après trois ans de déchéance totale. Après trois à décevoir sa mère, ses profs, ses frères. Enfin surtout à décevoir Théodore. Eustache lui, il s'en moquait pas mal. Eustache c'était le genre d'élève qui n'en foutait pas une, mais qui se tapait quand même la meilleure note à l'examen. Félix il en foutait pas une, mais il se tapait une sale note à l'examen au moins. Théodore, lui, quand il était encore à l'académie c'était un vrai bourreau de travail. Pas amusant, qu'il lui disait Félix. Rabat-joie. Le jeune homme déambulait entre quelques cadavres de bouteille d'hydromel, tonneaux de bière en tous genres, restes de confettis, de rubans, de chars. Il n'aurait jamais imaginé que la situation s'aggraverait à ce point là. Pour lui, en tout cas. On pouvait admirer des étudiants ivres morts dans certains coins, couloirs, jardins, même sur les toits. Des amas d’immondice couvraient le sol, les murs. Sans parler des superbes graffitis qui ornaient avec provocation la plupart des portes de cours. Les profs allaient gueuler. Le directeur encore plus. Il évitait les morceaux de verre qui jonchaient de part et d'autre le grand hall d'entrée, esquivant les jeunes gens qui couraient rejoindre les toilettes une main sur leur bouche. S'il se souvenait de quelque chose il serait persuadé qu'une fête se serait déroulée ici. Sûrement la raison pour laquelle il ne se souvenait de rien. Il fallait qu'il trouve Eustache. Ils étaient tout deux en dernière année à cause de ses nombreux redoublements. Eustache saurait sûrement comment se sortir de cette histoire. Une histoire qu'il avait sans doute provoqué lui-même. Sans aucun doute provoqué lui-même. C'était la fin des haricots pour lui, même Jack ne pourrait plus rien faire pour son cas. Il allait falloir qu'il trouve une solution pour cacher corps, bouteilles, et autres choses susceptible de lui faire regretter sa naissance. Choses susceptible de prévenir sa mère. Un frisson lui parcouru l'échine en pensant à sa mère qui pourrait débarquer ici pire qu'en rogne. Félix était désormais en train de courir dans les couloirs pour trouver une solution. Pour trouver son frère, également. Et aussi pour trouver des vêtements. Le gamin s'était réveillé
nu comme un verre dans la cour intérieure, près d'un bosquet. Il ne voulait pas savoir ce qu'il foutait là, et sûrement pas comment il a fait pour perdre ses fringues. Il ne lui restait que ses chausses. Il aurait préféré quelque chose pour cacher son entre-jambes plutôt que des chaussures. Heureusement tout le monde était trop dans les vapes pour faire attention à son accoutrement des plus... légers. Si une guerre avait eu lieu cette nuit, cela aurait sans doute donné le même résultat, la seule différence est qu'il n'y aurait sans doute pas de jeunes hommes déguisés en poulet géant ou en vouivre à huit têtes. Par chance il avait réussi à récupérer un des drapeaux de l'académie, orné par l'écusson de celle-ci, pour cacher sa nudité. Une toge de premier de la classe. Une cape de président du conseil des sorciers. Il avait fière allure dans son morceau de tissu, avec ses cheveux en bataille et ses yeux rouges. Blafard, mort de l'intérieur, il devait se faire violence pour ne pas se laisser tomber sur le sol et dormir pour les quelques décennies à venir. Eustache était introuvable, ce rat savait exactement quand il devait quitter le navire et revenir y danser. Là, il avait pigé qu'il devait éviter Félix au maximum.
« Bon sang... » Retour dans les jardins. La situation se présentait mal, sachant qu'il semblait être le seul plus ou moins encore en vie. Ou du moins, conscient d'être en vie. Il se dirigeait vers le stade de joutes quand il fini par enfin remarquer l'odeur nauséabonde qui flottait dans les airs depuis quelques heures déjà.
Un feu. Un immense feu.
« ...et meeeerde... » C'était la fin de sa scolarité de pur petit branleur. Il avait trouvé ça sympa, c'était dommage dans le fond, la foule, les élèves, les fêtes -qui tournaient mal-, les cours de pratique, les filles. Surtout les filles en fait. L'académie c'était le seul lieu où il pouvait trouver une minette assez naïve pour accepter ses avances plutôt lourdes.
« SACRESORCIER ! » C'était fichu, il pouvait dire adieu à Worcestershire. Il pouvait dire adieu à sa tête. Sa tête qui allait tomber lorsque sa mère serait mise au courant, au courant d'à quel point son fils est un pauvre couillon. Et Félix il se laissait embarquer par les gros bras du dirlo, prêt à affronter -ou fuir- ce qui l'attendait.
[…]
« Savez-vous à combien s'élèvent les dégâts que VOUS avez commis lors de votre petite sauterie ? » En réalité il n'avait sauté personne, il aurait été de meilleure humeur sinon. Le directeur était un homme chevelu et rondouillard, aux petites lunettes rondes et à l'air sympathique. Quand il se mettait en colère, la totalité de son visage pâteux avait tendance à devenir rouge.
« Euuuh... plus que c'que ma mère paye pour ma scolarité, j'me trompe ?... » Les poings sur la table, le directeur Worcesterchire ne semblait pas friand d'humour aujourd'hui.
« Alcool, drogue, j'ai même retrouvé des culottes dans la salle des professeurs ! Sans parler des costumes de mascottes que l'on a retrouvé dans un état lamentable. Et les élèves... » On aurait pu admirer de la fumée sortir de ses oreilles si cela pouvait être humainement possible.
« ...je comprends totalement vos problèmes, monsieur le directeur, mais... ce n'était qu'une petite fête, rien de bien folichon. » Un sourire commercial, enroulé dans son drapeau, l'air toujours aussi cadavérique. Félix faisait plus looser que d'habitude.
« FERMEZ-LA. Vous avez mis le feu au stade ainsi qu'à la totalité des dortoirs pour filles, sans parler d'une partie des laboratoires de sorcellerie ! Vous, vous rendez compte ? LE FEU ! » La salive du jeune homme avait du mal à descendre dans sa gorge.
« Pouvez-vous m'expliquer comment cela a t-il pu arriver à cause de l'idiotie d'un SEUL élève, c'est à dire vous ? » Il ne s'en souvenait pas bien. C'était la fête, on s'amusait, même Eustache s'éclatait à épater la galerie avec ses petites potions de vent, histoire de recevoir les applaudissements de quelques filles. Tout le monde buvait l'hydromel qu'il avait ramené en douce en filant un pot-de-vin au livreur de l'académie. Le feu. Il s'en souvenait maintenant.
Et merde. Il avait bien foiré.
« Vous allez rire, mais... » Un grondement de l'autre côté du bureau
« Tel que vous me voyez, c'est mon maximum. » Un soupir.
« Une fille... m'... elle m'a demandé de lui lire la bonne aventure et... j'ai du me tromper quelque part... inverser deux, trois choses dans la marmite... vous savez une erreur de rien du tout. » Le visage du directeur devenait peu à peu rouge, quant à Félix il s'enfonçait de plus en plus dans son siège.
« UNE PETITE ERREUR ? Sacrésorcier vous êtes sans doute l'élève doublé du sorcier le plus incapable, le plus pathétique, le plus irresponsable que j'ai jamais vu de toute ma vie d'enseignant ! » Félix s'était permis d'hausser les sourcils, un petit sourire au coin des lèvres
« Au moins vous avez eu la chance d'en connaître un dans votre vie. » C'était la fin, il allait se faire jeter dehors. Le directeur s'était calmé, ou du moins s'était fait violence pour ne pas balancer son feuteuil dans la tête du jeune bouclé au sourire niais.
« Félix Sacrésorcier, je suis dans le regret de vous dire que votre renvoie est immédiat. Je ne peux tolérer un tel comportement au sein de mon académie. » Félix se rongeait les ongles par nervosité. Et merde. Il avait beaucoup trop foiré. Il allait se faire tuer.
« ...Dites, vous pouvez être sympa et... pas l'dire à ma mère ? » Il allait se faire tuer. Il avait coulé, une fois de plus. Quel raté. Dément ce gamin, il aurait préféré être un saint. Il en avait marre de voir
la déception sur le visage de Bahia.
et ils en étaient déboussolés de voir
que l'on tenait quand même L'impression d'avoir raté sa vie, c'était l'impression qui lui tordait l'estomac tous les jours depuis sa naissance.
Tu veux faire quoi mon fils plus tard ? Avoir une vie, ça serait déjà pas mal, qu'il répondait à chaque fois Félix. Mais maintenant tout était foutu. Il avait foiré l'école, il avait foiré son devoir de frère, il avait foiré en tant que fils. Il avait tout fait flamber en même temps que ses idées, ses rêves et ses idéaux. Il avait bien parlé avec Bahia après ça. En réalité ils avaient bien crier, mais il n'y a pas de différence, il y a juste plus de jurons qui sortent. Il avait fini par gueulait qu'il s'en foutait, d'elle, de ses frères, des études, de la sorcellerie, de son père et de lui-même. Il avait fini par se barrer de la baraque, prenant son sac, prenant ce qui restait de lui. Il s'était sauvé comme un chat sauvage à moitié domestiqué. Se jetant à corps perdu dans la nature, prétextant qu'il partait à l'aventure, réussir sa vie à la capitale, qu'il partait voyager. Peut-être revenir à ses origines et s'envoler vers
Afshin. Il s'était barré prétextant vouloir devenir indépendant, devenir un grand garçon. Il s'était enfui. Bahia avait pleuré
toute la nuit. Bahia avait toujours été une femme sensible, forte, mais sensible avec ses gosses. Elle les avait élevé d'une main de fer, mais ils comptaient plus que tous ses bijoux en or à ses yeux. Félix était son bébé, son petit bébé, son tout petit qui n'avait jamais réussi à grandir complètement. Maladroit, mais attendrissant. Un peu bête, mais pas méchant. Le voir partir avait été la chose la plus difficile pour son pauvre cœur, il ne s'en remettrait sûrement jamais. Car il ne s'était pas envolé épanoui, il s'était envolé blessé, sachant à peine battre des ailes.
Des ailes atrophiées. Pourtant elle avait aimé son fils, Bahia. Autant que ses deux autres fils. Elle aurait aimé leur faire voir leurs origines, leur faire goûter les épices de son pays. Elle aurait aimé continuer d'apprendre à danser à Félix. Même s'il faisait comme s'il n'aimait pas. Même s'il trouvait ça gênant, honteux, fillette comme disaient ses frères. Elle le savait Bahia qu'il aimait ça, dans l'fond. Il était doué. Il aurait mieux fait de continuer les cabrioles plutôt que les sorts. Et tout ça, c'était trop tard, car il s'était échappé. Sur les routes,
seul. Son sac à dos sur ses menues épaules. Il avait l'air gauche sous ses faux airs d'explorateur. Sous ses faux airs d'aventurier. Mais il était pas comme son père Fé', il n'était pas courageux, il n'était pas fort. Il savait à peine faire un pas devant l'autre. Il savait faire foirer les choses. Et pas qu'à moitié. Dans l'fond, Félix il aimerait que quelqu'un le récupère sur le bord de la route. Quelqu'un qui lui dirait de rentrer chez lui, d'arrêter d'être un couillon et de continuer sa vie tranquille. Il aimerait quelqu'un qui lui tendrait la main pour le raccompagner chez lui, frapper à sa porte et parler à Bahia à sa place. Il aimerait quelqu'un qui pourrait le prendre dans ses bras, pour lui dire que tout irait bien et que ça lui servait à rien de baisser les bras, qu'il fallait continuer. Il aimerait
qu'existe ce quelqu'un. Il aimerait que ce quelqu'un soit papa. Mais papa n'avait jamais été là. C'était ce que Félix pensait en marchant sur le bord de la route, là où personne ne lui tendrait la main, la où personne ne lui dirait de rebrousser chemin. Là où il n'était plus qu'un gamin parmi tant d'autres, un gamin paumé et un peu chagriné malgré son doigt levé bien en haut en signe de refus de la réalité. Il n'avait sûrement pas réalisé tout de suite l'ampleur de sa connerie, à s'être barré ainsi. A avoir fait pleurer Bahia ainsi. A avoir fait pleurer Eustache aussi, à avoir fait la honte de Théodore. Il avait tout envoyé valdinguer, comme ça, d'un coup. Parce qu'il voulait pas admettre qu'il faisait rien pour améliorer les choses, parce qu'il se contentait désormais dans sa vie de raté.
Sa vie ratée. Là, sur la route, il se sentait un peu bête. Un peu triste. En colère, vexé. Indésiré.
Perdu en ligne droite. Il aimerait pleurer. Mais il ne voulait pas avoir l'air plus pathétique qu'il ne se trouvait déjà. Alors il s'en va d'un pas décidé, prend une grande respiration. Tant pis pour les autres. Tant pis pour maman, tant pis pour Eustache et Théo, tant pis pour le monde. Il s'en allait, serrant les bretelles de son sac à dos fermement. Déterminé, l'sourire aux lèvres. Valait mieux ça que chialer, se disait-il. Valait mieux ça que de refaire pleurer Bahia. Et il était bien là, sur la route, au soleil, zigzaguant entre les cailloux qui se dressaient sur son chemin. Il savait pas où il allait, mais il s'en foutait. Il partait à l'aventure, il partait trouver
quelqu'un. S'il pouvait se trouver lui-même, ça serait pas une mauvaise idée non plus.
[…]
Il voulait rebrousser chemin. Maintenant. Là.
Tout de suite. Il détestait la route, il détestait l'aventure, il détestait les gens. Il voulait retrouver sa maison, il s'en foutait désormais de ce quelqu'un fictif qui n'était sans doute qu'un pécor de plus dans cet univers de dingues. Une semaine sur les routes lui suffisait. Une semaine. Une toute petite semaine. En seulement sept jours il avait réussi à se tordre la cheville, manquer de se faire écraser par un troupeau de cerfs -les chasseurs avec-, loupé de se noyer dans une rivière à la profondeur incertaine et il s'était fait piller par des bandits de grands chemins. Il n'y avait pas cru au départ. Qu'on le pillait. Il avait pris ça avec ironie, proposant même de tailler une pipe au brigand qui lui avait demandé de lui filer son sac sans faire d'histoire.
« Avec joie, tu veux pas que j'te taille une pipe pendant qu'on y est ? » plus exactement. Il s'en était voulu par la suite, à moitié à poil sur le bord de la route, dépouillé. Il avait du se résigner à faire du stoppe. Heureusement pour lui, un couple de petits vieux l'avait emmené avec eux, lui proposant l'hospitalité pour la nuit. Il était convenu qu'ils l’amèneraient à Fort Fort Lointain le lendemain matin. Il était donc à leur table du souper. Des guenilles de garçon d'étable en guise de vêtements de rechange. L'air dépité devant son potage qu'il sirotait bruyament en regardant en chien de faïence le gamin qui lui faisait face. Le petit fils du vieux couple. Un gamin aux dents du bonheur, poil de carotte, dont le visage ressemblait à une toile blanche constellée de tâches brunes. Un gamin a l'air mutin, aux yeux curieux. Tout ce que Félix n'aimait pas. Un sale gosse. Les gosses en général ne lui plaisaient pas.
« T'qui toi, en fait ? » langage irritant. Les petits vieux les avait laissé seuls pour souper. Mauvaise idée.
« Ta sœur. » Félix continuait de boire sa soupe, l'air méfiant, les yeux plissés par la fatigue et la suspicion. Il avait l'air foutrement ridicule, mais il s'en foutait. Ce gamin n'était pas net. Il n'avait pas l'air plus net du haut de ses vingts ans, à regarder un gosse de dix ans comme ça.
« J'pas d'sœur, moé. » Il avait un cheveux sur la langue en plus.
Beurk. Quel sale gamin. Boudiné. Laideron. Félix le jaugeait du regard, comme un flic qui hésiterait à coffrer un jeune pour vente de produits illicites.
« On dirait bien que t'en a une maintenant. » Mordant délicatement dans un morceau de pain, il hésitait à se sauver par la fenêtre. Fuyant ce môme, fuyant cette maison qui puait le purin et la bête vivant. Pire qu'une tanière de renard. Même le box d'un cheval sentait moins fort que ce taudis.
« T'es trop moche pour être ma sœur, d'abord. » Il recracha aussitôt la cuillère de soupe qu'il venait de mettre dans sa bouche, cuillère s'étant fait accidentellement propulsée dans la tête du rouquin en face de Félix. Il toussait pour éviter d'étouffer à cause d'un stupide potage qui manquait fortement d'épices, avant de se lever vivement et de montrer d'un doigt accusateur le rondouillard qui se frottait le front de douleur.
« C'est toi qui est moche, d'abord ! T'es gras, t'es orange, tu ressembles à un porcelet bien dodu, ta mère elle t'a conçu avec un phacochère où c'était simplement pas prévu que tu sortes d'entre ses cuisses avec une face pareille ? » ça y est. Il chialait le gamin.
Bien fait pour lui.
« Bouhouho... » Un rictus ornait les lèvres du grand dadais, même si les pleurs aux bruitages répugnants du petit bonhomme lui faisait faire la grimace très facilement.
« Ouais, c'est ça, pleure, Dieu aura peut-être pitié de toi avec un peu de chance ou tente un régime sinon ! » Il était fier Félix. D'avoir rembarré un pauvre môme. Puis finalement il se voyait dans ce gosse. C'était ça, qui lui foutait la haine. Il voyait le raté qu'il avait toujours été.
« T'es pathétique, gamin, t'es voué à tout faire planter ! Regarde cet endroit, tu vas passer le reste de tes jours à te traîner dans la boue comme le raté que tu vas devenir ! » Cette fois, Félix
hurlait. Il hurlait sa colère. Il hurlait son impatience. Il hurlait contre ce pauvre enfant qui pleurait et qui dans le fond méritait pas de pleurer autant. Il hurlait Félix parce qu'il en avait besoin. Parce que ce gamin c'était lui. Lui et sa gueule d'ange, ses yeux clairs, sa peau halée, ses cheveux bouclettes. Il criait son mal-être sur lui-même.
« T'es qu'un couillon ! T'es nul, tu sais rien faire, à peine marcher sans l'aide de maman ! T'es même pas capable de faire cuire quelque chose sans risquer de faire exploser le bâtiment, même pas capable de faire qu'on t'aime ! » Il avait mal aux poumons tellement ses cordes vocales grondaient. Il se sentait comme un cancéreux aux poumons brûlant de crasse. Il continuait de déverser sa fureur, son mépris, sa douleur. Il en avait mal aux côtes, il en avait mal à la tête, à la gorge, au cœur. Il avait le cœur qui hurlait lui-même. Le cœur qui aboyait, qui pompait son sang plus que de raison. Son sang qui brûlait dans ses veines.
« ...T'as pas encore compris, hein... que tu vaux rien... que t'es personne... que j'te déteste... » Sa voix se cassait peu à peu, coincée dans sa gorge. S’effritant, ses yeux le piquaient, les bras ballants, la tête baissée. Il en avait marre de tout foirer. Il en avait marre d'être lui. Il en avait marre d'être personne, de pas être quelqu'un qu'on aime, dont on est fier. Léthargie de quelques secondes brisée par les pleurs du petit roux dont il avait presque oublié l’existence. Le regarde glacé de son double gamin n'était plus, ses bouclettes et sa peau halée non plus. Les pleurs du petit gars le font se sauver par la fenêtre ; il irait à FFL à pattes, impossible pour lui de supporter ce môme et ses vieux encore toute une nuit. Il courait à travers les bois, les poches vides, les yeux rouges. Les poumons libérés.
« AAAAAAAAH » un cri de délivrance, en haut d'une colline, il observait les lumières de Fort Fort Lointain au loin. Un sourire aux lèvres, les yeux brillants. Si Bahia et ses frères le voyait, ils en seraient déboussolés de voir qu'il tenait quand même.
Qu'il tiendrait toujours. et nous les premiers étonnés de récolter
ce que l'on sème Immobile.
L'immobilité. Il y avait eu un problème ce matin. Un truc à la con. Un truc bizarre. Un truc pas normal. Un truc comme Félix. Un matin comme un autre dans sa caisse, dans l'port de Fort Fort Lointain. Il regardait sa main. Sa main droite. Bougeant ses doigts, fermant sa mimine, l'ouvrant. Recommençant l’opération plusieurs fois. Ouvrir, fermer, ouvrir, fermer. Il ne semblait avoir aucun mal à la gesticuler dans tous les sens. Crispant chaque phalange, observant le moindre détail qui aurait pu lui échapper tout à l'heure, quand il bossait. Il y avait eu un problème, c'était pas sa maladresse pour une fois. C'était pas son manque de chance. Il le savait au fond de lui, il avait fait passé ça pour une connerie auprès du patron qui l'avait menacé de le renvoyer une fois de plus. Mais Félix il savait, il savait que ce n'était pas qu'une manque cruel de chance. Sa malchance était moins subtile que ça, plus terre-à-terre, moins doucereuse. C'était sa main qui n'allait pas, qui avait foiré. Pendant un instant. Pendant qu'il portait une caisse jusqu'à un bateau marchand, la traînant quelque peu au début, comme d'habitude, il avait eu un problème. En plein milieu de la fil de travail, sa main avait déconné. Il avait lâché la caisse d'un coup. D'un seul côté. Sa main n'avait plus répondu à ses appels. Et la caisse s'était brisée sur le sol. Il n'avait pas pigé, Félix. Maintenant elle allait bien sa main.
Normale. Banale. Sale et abîmée comme d'habitude. Un soupir s'échappait d'entre ses lèvres alors qu'il ouvrait sa bouteille d'hydromel pour en boire une gorgée, fumant de l'herbe à chat de la main gauche. Cette histoire le dérangeait. C'était pas normal, de perdre le contrôle comme ça, de sa propre main. De plus réussir à faire ce qu'on veut. De plus réussir à tenir quelque chose. C'était la première fois depuis trois ans qu'il se torturait autant l'esprit pour quelque chose. Félix était devenu
une larve. Se bousillant le foie toute la journée, les poumons et l'dos. Se couvrant de dettes pour ses vices, dormant à peine, vivant dans une caisse comme le mendiant qu'on attendait tous de lui. Faisant des ronds avec la fumée, il observait toujours ses phalanges crispées sur la bouteille. Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas normal. Même pour lui. Il y avait un problème quelque part. Mais il voulait pas aller chez le toubib, il le prendrait pour un dingue s'il lui expliquait qu'il avait perdu le contrôle de sa main droite pendant une fraction de seconde. Puis il n'avait pas l'argent nécessaire pour payer le médecin ou ne serait-ce que des médicaments. L'herbe à chat était un médicament suffisant d'après-lui, ça calmait les douleurs, la faim,
le chagrin. C'était peut-être juste un moment de fatigue, un faux mouvement, une mauvaise manipulation. Un manque de force.
Quelque chose. C'était pas normal. Ce n'était pas normal. Une quinte de toux s'était aventurée dans sa gorge pour le faire quitter sa contemplation, brouillant sa vue et son esprit. Quelque chose n'allait pas. Il écrasait l'herbe à chat à l'extérieur de son
« domaine », posant sa bouteille quelque part, serrant sa main contre lui, se recroquevillant sous sa couverture miteuse.
Il avait peur. Il n'avait jamais rien réussi à contrôler dans sa vie. Il n'avait jamais rien réussi à diriger. Tout partait toujours dans tous les sens. S'il n'arrivait même plus à faire obéir son propre corps, comment allait-il vivre ? Il avait peur, une peur viscérale. Ce n'était rien dans le fond, il y avait sûrement une raison rationnelle, biologique à cet incident. La fatigue sans doute. Il serrait sa main plus fort contre sa poitrine.
Bahia. Elle aurait trouvé une raison, elle l'aurait consolé, rassuré. Elle lui aurait fait un bisou magique. Bahia c'était la meilleure pour ça. Mais Bahia elle n'était plus là. Il était tout seul maintenant. Avec sa main qui déconnait. Il avait la frousse, une sacrée frousse. C'était peut-être son corps qui réclamait vengeance de tous ces mauvais traitements, alcool, drogues, efforts mal gradués... il en avait peut-être marre son corps, du coup il déconnait. Mais c'était la seule chose qui lui restait, au fond de sa caisse. Il y avait un problème quelque part. Au fond de lui dormait un monstre, un serpent, un loup aux crocs aiguisés dévorant ses muscles peu à peu. Il y avait quelque chose caché au fond de son être, une plaie purulente qui contaminera tout sur son passage. Qui réduira son corps en un morceau de chair et d'os inanimé. Quelque chose qui le fera taire à jamais. Mais pour l'instant c'était que sa main droite. C'était pas grave. Puis c'était que la première fois. C'était la fatigue. Serrant sa main aussi fort qu'il le pouvait contre sa cage thoracique pour la sentir réelle, vivante,
vive. Il avait peur. Bahia lui manquait dans ces moments là. Il avait besoin à nouveau de ce
quelqu'un. Il avait peur dans sa caisse. Et la seule chose qu'il avait trouvé à faire sur le moment, c'était laisser les larmes couler, pour la première fois. C'était la première fois qu'il laissait ses larmes coulaient à cause de sa vie de raté.
De sa vie ratée. Il chouinait comme un bébé, chuintant comme un mécanisme rouillé, couvert par le bruit des mouettes et goélands. Sa main avait foiré. Il avait foiré. Il avait récolté c'qu'il avait
semé.
Bahia.