DING, DING, DING. Les cloches raisonnent dans tout le royaume. S’il y a seize ans de cela, elles étaient annonciatrices d’une bonne nouvelle, aujourd’hui, leur message est amer. La population entière est en deuil. La reine a rendu son dernier soupir. Si le roi souffre, la plus à plaindre n’est autre que sa jeune fille, la princesse Annabelle. Vêtue de sa robe de deuil, on n’a jamais vu quelqu’un aussi bien porter la tristesse que l’adolescente. Sa beauté est sans pareil, une fois de plus. Portant les yeux sur son enfant, le roi se lance dans un discours élogieux en l’honneur de sa femme, la larme à l’œil, la voix tremblante. Il n’a jamais été aussi mal à l’aise en public qu’aujourd’hui. Cependant, ses sujets lui pardonnent sa maladresse, il vient de perdre sa femme, après tout. Il parvient difficilement à terminer son éloge funèbre, sa fille s’empresse de lui prendre la main pour lui montrer son soutien. Et qui ne rêverait pas du soutien de la belle ingénue dans ces temps difficiles ? Un silence surplombe l’assemblée, seuls les croissements des corbeaux viennent le briser, de temps à autre. La perte de la reine est un coup dur pour tous car, tout le monde l’aimait. Elle était, du royaume, la femme la plus aimante et compatissante connue à ce jour. Les meilleurs partent toujours les premiers, pas vrai ?
Soudain, le roi, qui s’était assis, ne supportant plus le poids de la tristesse sur ses épaules, se relève et fixe ses sujets. On remarque le regard surpris de sa fille, qui ne s’attendait certainement pas à ce que son père reprenne la parole. Les propos sont incompréhensibles, il bafouille, tente de se reprendre, se perd dans ses explications. Et finalement, il se tourne vers son seul et unique enfant et lui sourit tristement.

C’est la surprise générale, un véritable scandale. Quelle est cette lubie dérisoire ? Le roi souhaite épouser sa propre fille ? Mais n’est-ce pas là un pêché incestueux ? Le deuil l’aurait-il rendu fou ? Le choc est tel que dans la foule, les gens discutent, sont consternés, étonnés, abasourdis. Et qu’en pense la concernée ? Si, jusque-là, elle était restée bien droite et impassible, la voilà qui s’enfuit en toute hâte à l’intérieur du palais. C’est impossible, elle se dit qu’elle a mal compris, elle pense qu’elle devient folle. Mais la vérité, elle le sait, c’est que ce n’est pas elle qui est devenue folle… mais bien, son père.



Un souhait, un simple souhait et pourtant, même la marraine la bonne fée n’a rien pu y faire. Une semaine est passée depuis l’annonce des épousailles du roi et Annabelle a tout fait pour retarder l’échéance. Elle a fait appel à sa bonne étoile pour que celle-ci agisse et la sauve de ce mariage incestueux. La fée a accouru pour lui apporter son aide, elle était confiante, persuadée que son idée serait sans faille. Il suffisait de demander l’impossible au père de la jeune fille, en échange de ces fiançailles. Ainsi, Annabelle a d’abord commandé une robe qui soit de la couleur du temps. Cela semblait irréalisable et pourtant, son père a fini par lui apporter une robe bleue aux nuages dorés. Une seconde tentative a été de demander au roi une robe aux couleurs de la lune. Un second échec, cela dit, puisqu’il lui a bel et bien apporté une tenue argentée des plus belles. La troisième tentative a consisté à commander un vêtement plus brillant que le Soleil. Et évidemment, là encore, le roi a réussi à combler ce caprice avec une robe dorée. La bonne fée n’a, alors, vu plus qu’une seule solution : si la jeune fille devait renoncer à son bien le plus précieux, sa liberté, alors le roi aussi, devait céder ce qui lui était le plus précieux. Et dans ce royaume, c’est bien connu, la chose la plus précieuse n’est autre que cet âne dont les excréments sont d'or. Il fait la fierté et la richesse de la contrée, le roi n’osera jamais le sacrifier pour un stupide mariage. Pourtant, alors qu’Annabelle lui réclame la peau de la bête, son père, d’abord méfiant, se décide à accepter. Ô malheur ! La jeune fille se dit qu'elle est donc bel et bien maudite.
Les jours passent et Annabelle finit par recevoir la peau de l’animal. Au passage, son père n’hésite pas à lui rappeler qu’ils se marieront dans trois jours. L’adolescente est désespérée, elle n’a plus aucune chance d’en réchapper. Du moins, cela aurait été le cas, si elle n’avait pas eu une bonne fée qui veille sur elle.

Et la princesse aurait voulu refuser l’idée de sa marraine, mais a-t-elle encore seulement le choix ? Elle sait bien que non, car à ses yeux, il vaut encore mieux vivre comme une souillon plutôt que d’épouser son propre père.



Des jours et des nuits passent. L’adolescente a écouté la bonne fée, elle s’est enfuie dans les bois où elle vit recluse, ne sortant que pour travailler dans la porcherie du village. Sa vie qui n’était que broderie et chiffons est à présent crasse et souillure. Elle n’a pas d’ami, d’ailleurs, personne ne l’apprécie dans le village, ils préfèrent l’éviter. Elle est trop laide et sent bien trop mauvais. Pour autant, la jeune fille ne se laisse pas abattre, elle met du cœur à l’ouvrage et s’efforce de faire du bon travail. Elle entend que la princesse du royaume voisin est toujours recherchée, elle vit dans la peur d’être découverte, elle panique dès qu’on l’aborde. Annabelle sait bien que ce n’est pas une vie, mais elle se dit que c’est toujours mieux que d’être la nouvelle épouse de son père. Parfois, prise de nostalgie, elle enfile l’une de ses trois merveilleuses robes et s’admire dans un miroir brisé de sa petite chaumière. La crasse en moins, le parfum en plus et la revoilà princesse, l’espace d’un instant. Et puis, elle revient à la réalité en apercevant la peau d’âne posée sur son lit. Elle a fui son royaume et sa condition, elle ne sera jamais plus princesse et encore moins reine. C’est bien beau d’avoir des rêves, mais quand on ne peut plus les réaliser, cela devient tout de suite déprimant.
Seulement, celle qui se fait appelée Peau d’âne, bien qu’elle ait essayé d’être discrète, ignore encore qu’elle a été repérée, alors qu’elle portait sa robe plus brillante que le Soleil. Et la personne qui a remarqué sa beauté n’est pas n’importe qui. Il s’agit du prince de ce royaume-ci. Malheureusement, le sort n’est toujours pas en faveur de Peau d’âne, puisque le jeune homme ignore tout de la demoiselle. Il l’a vu sous son plus beau jour mais, pourrait-il seulement imaginer que cette beauté se trouve être la souillon du village ? La réponse est simple : il en est incapable. C’est à n’y rien comprendre. La merveilleuse jeune femme qu’il a entre-aperçue ne serait qu’une souillon se faisant appelée Peau d’âne. Pourtant, elle n’a rien à voir avec celle qu’il recherche désespérément. Et le voilà qui tombe malade, d’une affliction incurable : l’amour. Piteux, il envoie ses meilleurs gardes dans la forêt, retrouver la jeune fille dont il est tombé amoureux. Et, par un hasard surprenant, ils parviennent à la retrouver, cette fameuse Peau d’âne.

C’est bien connu, une menace est toujours plus percutante lorsqu’elle n’est pas prononcée. Ainsi, aussitôt dit, aussitôt fait, Peau d’âne se met à l’ouvrage. Elle n’a jamais été douée pour cuisiner, mais là encore, elle y met du cœur. Si ce gâteau est le seul moyen de sauver le prince, alors elle fera tout pour qu’il soit parfait. Elle coupe, tranche, mélange, cuit. Par inadvertance, elle fait tomber sa bague dans le gâteau, mais ne le remarque pas. Pour autant, n’oubliez pas ce détail, il sera capital, plus tard. L’odeur qui émane de la chaumière n’est plus celle de la porcherie. On dirait du chocolat, le plus doux et délicat des chocolats. Elle y passe toute la nuit pour que le résultat soit proche des attentes du prince. Le jour suivant, la garde royale revient et emporte son gâteau cuit avec amour au château. Et naïvement, Peau d’âne se met à espérer que ce simple gâteau soit le signe qui marque la fin de sa vie de souillon. Mais c’est juste un rêve de plus, n’est-ce pas ?



A la surprise générale, le prince retrouve toute sa vitalité en croquant dans ce délicieux morceau de gâteau. Ce n’est pas tant le gâteau en lui-même qui lui a été bénéfique, mais plutôt ce qu’il a trouvé dedans. Vous vous souvenez de la bague ? Le prince a manqué de s’étouffer avec cette dernière. Et le voilà qui s’est mis en tête de retrouver la jeune femme à l’aide de cet objet. A la jeune fille à qui il pourra passer la bague au doigt, il l’épousera. Un rêve que bien des femmes ont souhaité, évidemment. C’est donc une incroyable queue qui se forme de la salle du trône à l’extérieur du château. On y vient de toutes les contrées et de tous les royaumes pour devenir l’épouse incontestée du si beau prince. D’abord arrivent les duchesses, les marquises et les princesses. Elles sont toutes si jolies et distinguées, elles font tourner les têtes des courtisans du prince. Seulement, pas une ne parvient à faire passer l’anneau à son doigt. Mais le futur roi ne perd pas espoir, la jeune femme dont il est épris doit bien être quelque part. Il ordonne alors que les filles de cuisines et toutes les servantes et paysannes soient conviées au château pour essayer la bague. Et aussitôt, toutes les demoiselles pauvres, les gueuses et les souillons des villages voisins se prêtent au jeu. Malheureusement, aucune ne semble correspondre à cet anneau capricieux. Le prince perd tout espoir de retrouver la jeune femme si belle dont il avait croisé la route, un beau jour de mai. On lui parle alors de la dernière servante, Peau d’âne. On lui conseille de ne pas la faire venir, elle est bien trop laide pour être celle que le prince recherche si ardemment. Par chance, le jeune homme est têtu et capricieux, il exige que la souillon essaye la bague. Timidement, la laide arrive et subit les railleries de la cour sur ses maigres chances sans rien dire. Ce n’est pas faute d’avoir envie de leur faire fermer leur caquet. Seulement, elle se sait uniquement servante et n’a pas le droit d’élever la voix. Alors, elle se contente de tendre sa main aux doigts délicats. Etrange, cette main est bien trop jolie pour être celle d’une gueuse… Le prince lui glisse l’anneau au doigt et surprise ! La bague est à sa taille, elle lui sied à merveille.

La cour fait silence, à présent. Les railleries sont bien loin, maintenant que la jeune fille porte le bijou. On se dit que c’est impossible, qu’une telle souillon ne peut être la future reine. Pourtant, le prince veut la présenter à ses parents sur le champ. Mais Peau d’âne refuse, elle ne veut pas porter de tels vêtements en présence du roi. Elle connait les uses et coutumes et demande à pouvoir se changer, ce que le prince comprend et accepte. Et lorsqu’elle revient enfin, la surprise laisse place à l’admiration. Qui pouvait croire que derrière cette peau d’âne se trouvait une merveilleuse princesse ? On la présente au roi et à la reine sous son surnom, elle se permet de les corriger :




DING, DING, DING. Les cloches raisonnent dans tout le royaume, répandant la bonne nouvelle. La princesse Annabelle épouse le prince Gavin. Quelle joie ! Et quel festin ! Le peuple au complet fête le mariage pendant trois jours et trois nuits sans s’arrêter, tant le bonheur est grand. Bien sûr, il n’a pas fallu longtemps au père de la jeune fille pour entendre la rumeur. Seulement, la joie de retrouver son enfant a été bien plus grande que sa colère de ne plus pouvoir épouser la seule qui surpassait feu sa femme en beauté et en intelligence. Peu lui importe, à présent, sa fille et son gendre ont sa bénédiction. Partout dans le royaume, on conte l’histoire de Peau d’âne, on en fait des chansons, des récits héroïques. Le récit varie d’un lieu à un autre. On dit parfois que la princesse aurait volontairement glissé la bague dans le gâteau. D’autre fois, on raconte que le roi n’a cédé sa fille qu’en échange d’un mariage avec sa marraine la bonne fée. Enfin, tous concluent leur récit par le traditionnel "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants". Evidemment, ce ne sont que des histoires. La fin est bien différente de celle qu’on vous raconte.



Annabelle aurait dû s’en douter, le prince est capricieux et son père, le roi, dépressif. Le premier refuse de la laisser veiller sur son vieux père, par jalousie et le second se laisse mourir à petit feu, dévoré par la tristesse. Quant à la jeune fille, la monotonie de son quotidien l’ennuie. Elle rêve d’escapade, d’une autre destination, d’un royaume lointain. Elle finit par l’obtenir, son grand voyage, à force de bouderie intensive. A la mort de son père, elle parvient à faire culpabiliser son mari pour lui avoir refuser les visites chez son géniteur. Celui-ci est alors contraint d’accepter la requête de sa femme : elle veut aller vivre à Rollywood. Elle en a entendu le plus grand bien et se refuse à croupir dans un royaume qu’elle ne connait que trop bien. Ils s’y installent alors et mènent une vie paisible, jamais dérangés par le changement de régent, même si ses actions révoltent secrètement la demoiselle. Annabelle découvre de nouvelles passions, dont la couture, domaine dans lequel elle s’avère particulièrement douée. Son mari, de son côté, préfère la chasse à l’ogre pouilleux, celui des contrés lointaines. Il passe son temps loin d’elle et elle remarque qu’elle ne se languit pas de lui. Il est si ennuyant, capricieux et égoïste, elle n’a rien à voir avec un type pareil. Pour autant, elle continue de mener sa petite vie de riche courtisane, seule dans cette grande résidence. Et un jour, son époux ne revient pas de la chasse. Le jour suivant, elle apprend qu’un homme est mort d’un accident de chasse. Et le jour d’après, on la contact pour récupérer le corps de son défunt époux. Quelle épreuve dramatique, vous devez penser. Décidément, Annabelle n’a pas fini de nous surprendre, puisqu’elle ne porte le deuil que quelques jours avant de prendre la décision de quitter sa résidence. Elle veut changer de vie et ne plus être esclave des richesses et de la régente, elle qui est enfin libérée de son bon à rien de mari. S’étant trouvée une passion dans la couture, elle se dégotte un petit boulot dans un magasin de vêtement et obtient un prêt pour une maisonnette charmante. Et c’est finalement dans cette existence d’habitante de classe moyenne, sans aucune responsabilité, sans contrainte ni mari inutile qu’elle vit son happy end.