« Ce qui arrive en fin de compte, ce n'est pas l'inévitable mais l'imprévisible. »
Seule. Ce froid qui m’entoure, cette nuit qui m’englobe, qui m’engloutit dans ses entrailles vicieuses. Comme tant de fois, ce sentiment que, peut-être, pour une fois, ça ne s’arrangera pas. Que non, demain ne sera pas un jour meilleur, que la roue tourne, et que chacun a le droit à son bonheur. Ce sont des paroles faites pour ceux qui croient encore à l’éventualité, l’hypothèse, à ceux qui pensent encore avoir le choix. Nous n’avons plus le choix. Les dés sont jetés,
alea jacta est, et nous avons juste à subir ce qui finira par nous arriver.
J’ai froid. Je l’ai déjà dit, je sais, mais j’ai de plus en plus froid. Des coups de poignards, des sursauts de glace, des bouffées d’air à me geler les poumons. Cette sensation que je ne pourrais jamais me réchauffer, que mes efforts seront vains. Je frotte mes mains pour les réchauffer, mais elles ne sont pas froides, en réalité. C’est à l’intérieur, que j’ai froid. C’est mon coeur qui se glace, mon cerveau qui se détache de toute sensation, mes poumons qui refusent de respirer et ma gorge… Ma gorge nouée, prête à exploser, à m’étouffer, un labyrinthe d’émotions. Il n’y a pas de sortie. Il n’y en a jamais eu.
Et je suis seule.
Je ne l’étais pas, hier, ni les jours d’avant. Il était là, nous étions deux et il me semblait alors que nous ne faisions qu’un. Je me retrouve les bras ballants, les yeux hagards, et je me demande… Je me demande ce qu’il s’est passé, où je vais aller désormais ; est-ce que ce sera comme avant ? Histoire cyclique, sans fin, sans utilité.
Inutile.
J'avais alors 22 ans
« Kitty ! T’étais passée où ? » J’étais là, puis plus loin. J’étais partout et nul part à la fois ; une ombre qui dépouille les passants, qui s’attaque aux plus faibles. J’étais peut-être derrière vous, derrière toi, ou je n’étais pas là, simplement.
« Avant que tu ne te mettes à râler, regarde donc ce que j’ai trouvé ! » Trois bourses pleines à craquer, des vivres qui tiendront trois jours. J’étais douée. Félix le savait, mais Félix n’aimait pas le savoir. Pas un remerciement, rien ; un simple regard et il était de retour à sa sieste qu’il avait, selon lui, tant méritée. Je reprenais mon butin et le déposais à l’abri avant de les rejoindre. Nous étions un peu moins d’une dizaine, nous nous connaissions tous et j’avais pourtant l’impression de ne connaître personne. Je faisais seulement partie d’une meute, d’un collectif dans lequel l’individuel ne comptait pas. Et cela faisait 22 ans.
22 ans de vols, de survie, de déambulations en faisant semblant d’avoir un but.
Nous n’avions jamais eu de but, d’endroits où aller, où tout recommencer. Nous avions seulement pour maison notre fierté et notre conviction d’être ensemble. Mensonge. Nous n’avons jamais eu de maison, nous n’avons jamais été une famille, seulement une association de malfaiteurs. Association dans laquelle j’excellais.
J’aimais voler les gens, à vrai dire, c’était mon jeu préféré. Je n’aimais juste pas voler les gens par nécessité. Il y avait cette urgence, cette peur qui remplaçait l’adrénaline, ce poids qui pesait sur mes pas et sur chacun de mes gestes criminels. Et il y avait en moi cette féline qui attendait que cela change. Qui se réveillait chaque matin avec moi et qui accompagnait mes rêves. Il était là, le réel problème : j’attendais. J’étais une spectatrice, désirant ardemment voir quelque chose changer sans pourtant y faire quelque chose. Un pantin, une poupée.
Rien ne changeait vraiment. J’avais des sortes d’interludes, des pauses agréables où je me retrouvais nourrie, cajolée, au chaud. Mais elles ne duraient jamais longtemps. J’étais devenue tellement discrète que même la vie ne semblait plus me remarquer. Je passais à côté de tout.
Et j’étais seule. Toujours. Désespérément.
J'avais 26 ans, ensuite
J’ai été recueillie par un charmant couple, dans une chaumière discrète, remplie de chaleur et de vie. J’avais laissé derrière moi mon passé de voleuse, de chat errant et j’étais devenue une charmante petite Kitty de compagnie. Henry et Jeanne Sanslesou. Ils m’adoraient, j’étais devenue l’attraction familiale et je m’étais rapidement intégrée à cette nouvelle vie.
Intégrée. Comme si je pouvais réellement m’intégrer quelque part ! J’apprendrais plus tard que Kitty n’était pas une chatte que l’on voulait intégrer. Kitty était seulement de passage. C’est ironique tout de même, non ? Je passe ma vie à déambuler dans les rues noires de monde, à prier pour que l’on ne remarque pas mon larcin, et voilà que je viens à m’en plaindre.
Foutues contradictions.
Toujours est-il qu’ils m’offraient une vie royale. Tous les soirs, j’emplissais leur maison de mon ronronnement gracieux, couchée près de la cheminée. Je ne manquais de rien, j’étais même gâtée - cela était tellement différent de ce que j’avais connu, que j’étais convaincue que ça ne pouvait pas durer.
Mon bonheur a duré un moment - je dis « bonheur » mais je ne pense pas avoir été réellement heureuse, là-bas. J’étais une version assagie de mon passé et il me manquait ces aventures, ces palpitations du coeur dues à l’excitation, ces sueurs et cet estomac noué, ce souffle court d’avoir trop couru. J’étais là, simplement. Et puis je suis devenue encore moins que ça. Une décoration, un meuble, une obligation et non plus un loisir.
Jeanne et Henry ont eu un enfant. Il était très beau, ce petit Marc. En bonne santé, heureux et bien éduqué. Mais il était là, et moi je ne l’étais plus. Il avait pris ma place et ils m’avaient oublié.
Je n’ai pas été la plus intelligente alors, ou peut-être était-ce inconsciemment ce que j’avais voulu. J’ai enchaîné bêtises sur bêtises, disputes sur disputes. Je pensais simplement me faire remarquer, c’était ma manière de leur crier au visage « hé, je suis là ! ». Malheureusement, ils ont surtout compris que je n’étais plus ce dont ils avaient besoin. Henry était furieux contre moi ; s'il se retenait de me frapper, c’était seulement pour ne pas heurter la sensibilité de leur enfant. Je le savais. Sa solution était toute trouvée. Un soir, quand tout le monde dormait, il m’a attrapé et m’a coupé les griffes.
Savez-vous ce que cela fait, de se voir privée d’une partie de vous ? Mes griffes étaient ce qui me permettait de grimper partout, d’être discrète. C’était moi. C’était une partie de moi, et c’était une partie utile. Elles n’étaient plus. Pour achever son geste, la porte de la maison s’était refermée sur moi, sur cette vie que je n’aurais jamais pu avoir, et je suis partie.
C’était la première fois que quelqu’un m’avait trahi. J’étais sortie de leur bâtisse les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres, déchirée entre soulagement et regret, entre libération et deuil. Car, assurément, Kitty n’était plus. Mais il y avait de la place, à nouveau, pour cette autre partie de moi-même, qui allait devoir construire son avenir sans ses griffes.
Alors je suis repartie, sur les traces d’une autre ville ou de moi-même, je n’en savais rien. Mais j’étais seule. Et j’avais froid.
J'avais 28 ans
Cela faisait deux ans que je déambulais à nouveau de ville en ville, que je volais ceux qui avaient de quoi être volé, que j’embrassais mes sensations retrouvées. Mais toute seule, cela devenait plus compliqué. Si je n’arrivais à rien, je n’avais que mes bras pour pleurer. Personne ne m’aidait, personne ne pouvait me seconder. J’aurais tout connu alors : la famine, la peur, le froid, la hantise. Je haïssais tout le monde, simplement parce que le monde me haïssait. Certes, la situation ne risquait pas de s’arranger, mais n’était-ce pas mieux comme cela ? J’avais compris qu’il n’y avait pas de place pour moi, autant faire avec. Ravaler sa colère, ses larmes, ses boules de poils et continuer son chemin. Autant être morte, sinon.
J’avais sur moi mes gants en cuir et mes bottes, volés chez un cordonnier, ma fierté et mon courage.
C’était tout ce qu’il me restait quand je rencontrais Humpty-Dumpty, un criminel, à San Ricardo. Nous avions accroché, peut-être parce que c’était justement un criminel, et il m’avait alors pris sous son aile. Mes talents de voleuse n’étaient pas passés inaperçus et, rapidement, il me demanda un service que je ne pouvais décemment refuser. C’était alors la première personne depuis un temps à dépendre de moi et la sensation était jouissive !
Ma mission était des plus simples, élémentaire presque pour une voleuse comme moi. Je devais manipuler Potté, le fameux Chat Potté, grimper sur le haricot magique et voler l’oie aux oeufs d’or. Tout était calculé à la seconde, millimétré au centième. Nous aurions ensuite dû faire porter le chapeau à Potté, qui aurait ainsi évincé tout soupçon nous concernant, nous offrant alors une richesse infinie.
On peut tout calculer, mais pas l’amitié. Oserais-je dire l’amour ?
Potté
Potté, cette tornade, ce tsunami, cet événement imprévisible. Je pense que c’est ce que je retiendrais de lui toute ma vie : imprévisible. Je n’avais pas prévu de le rencontrer, de m’attacher à lui. Je n’avais pas prévu les folles aventures que nous avions alors vécu, ni la venue de ce sentiment d’être enfin complète. Chat et chat, voleur et voleuse, amis et amants.
Vous vous douterez donc que je n’ai pu le dénoncer au moment venu. Il était mon seul espoir d’un quelque chose de mieux, d’une vie un peu meilleure, d’un rayon de soleil. Nous avons renvoyé l’oie d’où elle venait, Humpty-Dumpty a trouvé sa richesse en se transformant en oeuf d’or et Potté et moi, nous avons fui, tout simplement.
De villes en villes, d’escales en escales, nous avions développé ce lien si fort que rien ne semblait pouvoir le détruire. Et j’ai ces flash-backs, ces souvenirs qui me reviennent et qui me font si mal…
« Hé, tu vois ce que je vois ? » J’avais abandonné toutes mes activités et avait suivi le regard du chat roux. Au loin, une centaine de personnes semblait venir pour s’installer sur une terre inoccupée. Une centaine de personnes avec une centaine de bagages, une centaine de biens. J’avais acquiescé, ce sourire mesquin sur le visage, parce que nous savions tous les deux comment allait se passer notre nuit.
Au coucher du soleil, il s’était emparé de ma patte et nous avions fait le trajet ensemble, deux coeurs pour un seul et même esprit. « Je prends le nord du campement, tu vas au sud. Retrouvons-nous ici une fois la besogne finie. Si tu as un souci, tu sais comment me prévenir ! »
Je le savais, oui, mais je n’en avais jamais eu besoin. Parce que Potté savait quand j’avais un souci. Il le sentait. C’était ça, notre force. C’était nous.C’était ce pourquoi j’avais le sourire aux lèvres en me levant, et la joie dans les yeux au coucher.
« Je ne l’ai pas volé ! » Deux mains agrippaient mes épaules, les esprits s’échauffaient, les regards se faisaient menaçants. J’étais au milieu de cela, accusée d’un vol que j’avais commis, mais ayant pris une tournure que je n’avais pas prévue. Nous étions tombés sur ce village la veille et, dans mes petits crimes, je m’étais attaquée à une personnalité. Le village se liguait contre moi et je tentais de m’en défaire. « Tu sais ce qu’on fait, des voleuses dans ton genre ? Tu le sais ? » Je savais du moins qu’il n’apprécierait pas le crachat qui vola sur son visage. Il répliqua rapidement, m’octroyant un revers de sa main droite. Un autre homme s’approcha de moi et commença à me fouiller. « Ne me touchez pas ! ». C’était la fin. Je le sentais. J’étais pourtant douée, mais mes esprits semblaient ne plus m’accompagner depuis un certain temps. Erreur de débutante. Je fermais les yeux, tentant de supporter les mains intrusives qui s’inséraient dans ma besace.
Potté. Bien sûr, que Potté serait là. De son agilité, il me libéra et, bien plus important que d’attaquer une foule en colère, il me prit la patte et se mit à courir. Mon sourire était revenu, parce que je savais qu’il était là. Qu’il l’avait senti. Et que j’étais tirée d’affaire. Cette nuit-là, il s’occupa de moi, guérissant la blessure que mon bourreau m’avait infligé, et, de ses yeux, me réconfortant. Et cela suffisait. Cela suffisait amplement.Parce que c’était lui et moi contre le reste du monde. Ce monde rempli de pièges, de crevasses - cela nous importait peu. Nous nous suffisions, l’un et l’autre.
« Potté, tu as vu mes gants ? » Son sourire taquin, ses pupilles qui pétillent, ses moustaches qui frémissent. Bien sûr, qu’il les avait vu, mes gants. Il les tenait dans sa main. Je m’étais avancée doucement, à pas de chat, courbant l’échine, prête à lui sauter dessus. « Tu veux bien me les rendre, s’il te plaît ? » Son rire, ses pas qui s’enfuient et qui m’appellent à le suivre.
S’était déroulée une course effrénée à travers arbres, bosquets, chemins de terre. Je m’étais alors retrouvée au milieu d’une clairière, seule. Un rire camouflé m’avait fait levé les yeux et Potté m’était littéralement tombé dessus. Imprévisible. « Tiens, tes gants, mi amor. » Un souffle qui se bloque, des yeux qui ne se quittent plus, et un baiser…Et il est parti. Comme ça, du jour au lendemain, Potté avait disparu. Je savais qu’il était capable de camoufler ses traces - n’était-ce pas ce que nous devions faire, nous, les voleurs ? - mais je ne pensais pas que je serais sa victime. Il avait volé l’espoir d’une vie meilleure, d’une vie plus heureuse. Il m’avait volé mon coeur, volé mon amour, ce pourquoi j’étais heureuse de me lever le matin, contente d’être avec lui, lui qui me correspondait si bien.
Détruite, trahie, au bord des larmes, de l’abandon. Je ne voulais plus voler, je ne voulais plus vivre tout cela, parce qu’il n’était plus là. « Tu l’as fait avant, sans lui », me disait ma voix. Oui. Mais il a tout changé. Je n’avais pas prévu qu’il partirait. Imprévisible.
Fort Fort Lointain, enfin
Je ne pouvais pas accepter que cela se termine comme ça. Je ne pouvais pas accepter d’avoir été manipulée, jouée au jeu du hasard et de l’amour, car j’y avais tout perdu. J’avais décidé de me lancer à sa recherche, de suivre ses traces dissimulées, de tenter, moi aussi, le hasard, le destin.
Fort Fort Lointain. Il se cachait ici. Difficile de le rater, avec les affiches placardées dans la ville demandant sa tête. Ce petit pincement au coeur, ce noeud dans l’estomac. Soulagement, regret.
Je m’étais procurée un charnel qui enterrait définitivement cette ancienne partie de Kitty. Petit à petit, j’avais réussi à me faire une place. Devenue greffière au tribunal, ma position privilégiée me permettait d’accéder aux affaires les plus cocasses comme les plus sérieuses. J’entendais tout, je savais presque tout. Je volais toujours, simplement pour ressentir cette adrénaline, ce coeur battant, ce souffle erratique. Pour ressentir, puisqu’il me semblait alors que depuis le départ de Potté, cela m’était devenu impossible. Et puis, il y a eu ce jour…
« Mon dieu, je passais hier près du Vieux Chêne, j’ai vu Potté et Gretel ensemble ! L’air marin doit faire du bien, il semblait revigoré… Ou peut-être était-ce d’avoir vu Gretel ? » Leurs rires qui avaient suivi avaient transpercés chaque partie de mon être. Potté était là, mais Potté n’était plus. Il n’était plus à moi, il n’était plus ce que j’avais connu. Il avait avancé. Sans moi. Pour une raison que je ne connaissais pas encore, avec une femme que je n’avais jamais croisé.
Je n’étais plus rien, pour lui. Je n’étais même plus sûre d’être quelque chose, tout simplement. Ma seule certitude était que je me mettais désormais en quête de réponse. Que je les obtienne par cette fameuse Gretel ou par Potté, j’étais en chasse.
En quête de vérité.