« the hero »
Pour la cinquième fois ce soir, on lui demande d'expliquer son épopée fantastique. Plus les heures avancent et moins elle est claire, plus les différents éléments se mélangent. C'est que l'alcool n'aide pas réellement. Mais pourtant la légende est bien là ; Beowulf se tient fièrement debout sur la table, se racle la gorge et repart dans l'explication de ses différentes prouesses.
«
Alors, hum, c'est très simple... » Il remonte son pantalon avec toute la grâce du monde, passe une main sur son torse nu. «
Elle est où ma chemise ? » Tous haussent les épaules parce que personne ne s'en souvient. «
Bon, c'est pas grave... Donc... hum... GRENDEL. » Ce simple patronyme réveille la hargne de toutes ces âmes qui l'écoutent. Elles hurlent et grognent et un instant, leur orateur fronce les sourcils. «
Ouais mais c'est bon, il est mort. » Il hausse les épaules. C'est pas faux. «
J'suis venu de ma petite contrée enneigée, jusqu'ici, parce que j'ai entendu dire qu'il y avait un monstre si affreux et terrible qui rôdait dans les parages que le seigneur était parti de son petit village. Alors je suis venu, avec mes hommes et mes armes. » Tout le monde l'écoute, pas un bruit se fait dans la salle. Tous connaissent l'histoire mais c'est toujours un grand moment de voir Beowulf Guerrierné conter de sa voix grave ses grandes péripéties. «
Tout le monde était terrifié dans le village, tous pensaient que nous allions nous faire dévorer... QUE NENNI ! Nous avions tendu un piège à la bête, UNE EMBUSCADE ! » Il a, dans le fond de ses iris sombres, la hargne du guerrier qu'il est. Dans son esprit, les images et les sensations refont surface. Il s'y croirait presque à nouveau. Il continue dans un murmure, se prête au jeu du conteur professionnel. «
Tous semblant endormis pour tromper le monstre, dans le hall de la demeure du seigneur, nous attendions sa visite. Il est entré, nous avons attendu... MAIS HELAS IL A ARRACHE LA TETE DE BJORN ! Paix à son âme. » Les pertes sont inévitables mais cela ne veut pas dire qu'il faut oublier les disparus. «
Je voulais bondir pour venger mon frère d'arme mais il fallait attendre le moment propice... quand la bête a voulu poser ses sales pattes sur moi, je lui ai attrapé le bras ! Et mes compagnons ont voulu taillader sa chair mais aucune lame – aucune ! – n'arrivaient à écorcher sa peau ! Mais, tenant bon contre lui, j'ai réussi à lui arracher le bras et Grendel est reparti en gémissant dans son trou ! » Tous l'acclament, parce que, il est vrai, c'est un héros. «
Mais nous n'étions pas au bout de nos peines ! Le lendemain, après le banquet fêtant notre victoire, le seigneur retrouva son meilleur homme, Eschere – paix à son âme –, complètement déchiqueté. » Les plus sensibles grimacent à cette image sanglante à laquelle semble indifférent le guerrier. «
C'était LA MERE DE GRENDEL ! Venue venger la mort de son fils maiiiis, le même sort l'attendait ! J'ai été la dénicher dans sa grotte de cristal, après avoir plongé dans le lac glacé la protégeant ! Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu'elle aussi était protégée par un mystérieux enchantement ! Ma lame ricochait sur sa peau, tel un vulgaire bâton... » Son public est pendu à ses lèvres, tous veulent la suite qu'ils connaissent pourtant déjà. «
Je me suis battu avec cette bête sans relâche jusqu'à trouver, entre les cadavres et ses trésors, une lame forgée par les géants et, m'en saisissant, J'AI EMBROCHE CE MONSTRE INFAME ! J'ai ensuite ramené la tête de ce maudit Grendel agonisant dans cette fichue grotte, éradiquant une bonne fois pour toute ces maudites bestioles ! » Et une fois de plus, les acclamations se lèvent. Beowulf est fier de lui et il y a de quoi. Sauveur d'une contrée entière, il a su prouver sa bravoure et ses compétences au combat. Nul ne doute de lui, il est devenu une
légende.
ஐ ஐ ஐ« the dead »
Dans toutes ses terres, on parlait de Beowulf comme d'un homme remarquable ; il était à la fois un seigneur apprécié et un guerrier redoutable. Il a su suivre les pas de son père, dirigeant à l'écoute et aimé de son peuple. Après avoir anéanti la menace de Grendel et de sa mère, le héro était revenu parmi les siens. Il trouva une femme ravissante répondant au nom d'Agathe, une demoiselle raffinée qui lui a appris l'art d'écouter et le conseilla dans beaucoup de ses choix. Seigneur à l'âge de vingt-neuf ans, devenu père les deux années qui suivirent, Beowulf vous confiera sans aucun doute que ces années, malgré la disparition de ses deux parents dont il était particulièrement proche, furent les plus belles de toute son existence.
Mais il y avait une ombre dans la tableau. Occupé à prendre soin de ses terres, illuminé par le bonheur étant sien, Beowulf n'aperçut que trop tard les ténèbres prêtes à l'engouffrer.
Ce n'était qu'un simple voyage vers Fort Fort lointain, une visite de courtoisie, quelque chose aux attraits politiques. C'était Agathe qui avait insisté pour qu'il s'y rende, avec ses hommes, avec son frère. Alric. Jamais Beowulf n'oubliera l'étau qui s'empara de son cœur quand l'ombre de la trahison s'abattit sur lui. Il se souvient pourtant de la parfaite innocence dans laquelle avait débuté leur
combat. Le cadet avait simplement suggéré qu'ils s'entraînent tous deux - après tout, n'était-ce pas là le rôle d'un aîné, d'apprendre au plus jeune ? D'autant plus que le guerrier était réputé être l'un des meilleurs de tout Yasen. Un professeur de choix. C'était donc tout naturellement que le seigneur avait accepté, avec un certain enthousiasme d'ailleurs. Il s'était rendu compte que, depuis quelques mois déjà, il ne voyait guère plus beaucoup son frère. Mais ne s'était pas plus attardé sur le sujet, ayant de quoi occuper ses journées - et même ses nuits.
Beowulf se souvient. De la lame traîtresse qui avait soudainement écorché son échine. Encore et encore. Du sang sur ses mains, de l'incompréhension de l'esprit, de la rage du cœur. Malgré les plaies, il s'était relevé. Avait tenté. L'homme se souvient des coups incessants, du pied hargneux ayant brisé ses phalanges à la recherche de sa lame, de celui ayant achevé ses jambes et de la lame fendant à nouveau sa chair. Il se souvient, aussi, de l'eau. Du bruit incessant du clapotis apaisant son âme mourante, de la caresse froide sur ses blessures, de son sang salissant l'eau pure. Du cris aussi de son assassin, à voir ainsi sa proie disparaître. Sans doute après la colère, son cadet avait-il compris qu'il lui aurait fallu un cadavre à ramener au peuple en deuil.
En s'éveillant ce jour-là, il hésita à savoir s'il était en vie ou si son âme s'était égarée dans un autre monde. Ses paupières peinèrent à s’entrouvrir tandis que son corps frissonna, malgré les peaux de bête le recouvrant. Ce détail, cette chaleur rassurante mêlée au bruit de la pluie glaciale au-dehors, fit comprendre au blessé qu'il n'avait toujours pas quitté le monde des vivants. Et à peine émergeait-il, sortant du brouillard épais dans lequel il était plongé depuis plusieurs jours, que la douleur le prit en proie. Ses muscles endoloris se crispèrent, il ressentit la souffrance de ses os brisés, de ses chairs entaillées. Et sans doute la plainte qu'il ne sut étouffer attira-t-elle l'attention de celui qu'il pouvait considérer comme son sauveur. Un jeune homme aux allures sauvages avec comme gardien un gigantesque loup blanc.
Beowulf se souvient de ses premiers instants de méfiance, d'avoir voulu se relever d'une façon si brutale qu'il avait réveillé une douleur encore plus violente que celle qui lui taraudait déjà le corps. Parce que le dernier sentiment qui lui brûlait le cœur avant de s'endormir pour ce qui lui avait semblé toujours, était la rage. La colère. Et le désespoir, aussi. Un maelstrom de sentiments qui le rendit farouche. Mais il trouva face à lui non pas un énergumène près à l'éventrer - quel intérêt après avoir gaspillé tant d'énergie à le maintenir en vie - ni même à le tuer sous l'assaut d'un millier de questions. Camil fut d'abord la voix de la raison, un guide vers la guérison. Un être paisible aux préoccupations simples. Un baume pour le cœur tourmenté du guerrier.
Il fallut des mois à Beowulf avant de se remettre physiquement. Mentalement, il n'est pas certain que cela puisse un jour être le cas. Ce fut pour lui une épreuve certes mais aussi une retraite qui rééquilibra son âme en peine. Parce qu'il trouva en Camil un sauveur, mais aussi quelqu'un à qui parler. S'il s'est parfois contenté de monologue, de regretter d'avoir parlé de sujets mettant mal à l'aise son interlocuteur, il n'en reste pas moins que cela l'a aidé à se relever de ce qu'il pensait être l'insurmontable.
ஐ ஐ ஐ« the unforgiven »
Il l'a défié. Comme un homme, un vrai, avec la fierté dans le regard et le courage gonflant sa poitrine. Personne ici, ne l'a reconnu. Son peuple l'a oublié, Beowulf ignore quel sortilège leur a été jeté mais il a pu en observer les dégâts avec toute l'amertume du monde. Tous le prennent pour un imposteur, hurlent qu'il n'est qu'un mirage, une contre-façon et qu'il a intérêt à repartir d'où il vient sans faire d'histoire. Mais le guerrier préfère mourir que de rebrousser chemin maintenant qu'il est face à ce traître de frère. Alors il l'a défié. D'une voix sure et confiante, mettant en jeu la place du seigneur, cette place semblant si convoitée. Ce n'est pas tellement pour elle que l'homme se bat mais plutôt par vengeance. Et déjà il se délecte de l'effarement qui prend son frère quand il se rend compte que Beowulf n'est pas qu'un spectre venu le hanter ; il est bien plus que cela, il est la promesse de sa chute.
Le combat est long, épuisant. Les deux frères sont bons guerriers, tous deux ont été entraînés dés leur plus jeune âge. Mais Beowulf a cette force venue de nulle part, cette hargne prenant source dans le désir de vengeance, cette détermination sans faille. Alors qu'Alric, lui, n'a que la peur au ventre et le crainte de se voir humilier devant tout ce peuple qu'il a réussi à duper. Si son aîné est revenu d'entre les morts, comment peut-il seulement l'anéantir ? Il doute de lui, esquive plus de coups qu'il n'en donne. Son adversaire est trop puissant pour lui, il n'a su l'avoir que par la ruse. La panique le gagne, peu à peu, elle l'affaiblit. Beowulf le sent. Ses assauts se font plus rudes, ceux-ci sont faits pour tuer. Quand le cadet tombe enfin et qu'il supplie, l'autre n'entend rien. Personne ne peut lui faire entendre raison et dans un silence terrible, il achève celui qui est déjà cadavre entre ses mains. Le souffle court, il relève les yeux vers ceux qui furent ses gens. Aucun d'entre eux n'osent piper mot, tous observent l'odieux spectacle qui s'offre à eux. Et quand enfin une voix résonne, le vainqueur se sent défaillir. «
Beowulf n'aurait jamais tué son frère. »
Il lui faut accepter l'horrible vérité qu'il a pourtant tenté d'éviter jusque là. Il ne peut pas revenir. Pas après ce qu'il s'est passé. Même ses propres enfants ignorent qui il est, même son épouse l'évite comme la peste. Dressé au milieu d'une foule bouillonnant de colère, il n'a d'autres choix que de capituler. «
Qu'Agathe se charge de votre sort. Je ne peux rester ici. » Il disparaît de lui-même car aucun ici ne serait assez fou que pour lever une arme contre ce guerrier de légende. Beowulf porte un dernier regard sur ce qui fut son peuple, pose une ultime fois les pupilles dans celles de son amour. Il n'y a que haine ici, il doit partir. Le guerrier se fraie un chemin, la foule s'écartant à peine pour le laisser fuir, le fixant d'un même regard empli de reproches.
«
BEOWULF ! ATTENDS ! » L'homme se retourne, aperçoit en contrebas la silhouette qui s'avance à grands enjambées vers lui. Derrière elle, se trouve un cheval chargé de quelques vivres. «
Attends, attends, je t'en prie... » Alors le guerrier s'arrête, observe cette étrange apparition. C'est une jeune femme dont il reconnaît soudain le visage ; une sorcière blanche vivant en marge du village. Il s'en méfie un instant avant de se rendre compte qu'elle est l'unique ici à le reconnaître. «
Me reconnais-tu ? » «
Oui, oui, bien sûr... » «
Mais, les autres, ils... » «
Oh, Beowulf, ton frère avait tout préparé. Il a ramené un corps si amoché que nous avons bu chacune de ses paroles. Après tout ce temps, tu croyais pouvoir revenir ? Sois réaliste, mets-toi à leur place. » L'homme veut repartir, reprendre sa fuite, ne pas écouter. Alors il bredouille un remerciement pour la monture, se prépare à déguerpir. La demoiselle rajoute alors ces mots, achevant définitivement le cœur meurtri du guerrier. «
Pour elle par contre, il n'y a rien à faire... il lui a donné un filtre d'amour, désormais impossible à contrer. » La sorcière ne reçoit qu'un regard noir comme toute réponse, avant de se retrouver seule à observer une dernière fois la carrure impressionnante de Beowulf disparaître à jamais de ces terres.
ஐ ஐ ஐ« the rebel »
Il n'avait nulle part où aller. Il s'était levé, un matin, avec le désir brûlant de donner un nouveau sens à son existence. Parce que, depuis la chute de tout son monde, Beowulf n'avait fait que errer dans un bois, seul. Il avait besoin de cela. De se retrouver avec lui-même. Et même si parfois, cela lui a valu de frôler la mort, à force de trop y penser, cette solitude pesante l'a aidé à se bouger. Un jour, il a ouvert grand les yeux, a rangé précipitamment ses affaires et est parti vers Fort Fort Lointain. Ce fut comme une révélation divine ; il
devait se rendre là-bas et nulle part ailleurs.
Arrivé là, il accepta le premier job qu'on lui proposa. S'il aimait les chevaux, il avait également appris à forger, se passionnant pour l'art de manier le fer dans tous ses états. L'Excalibur l'embaucha en tant que maréchal-ferrant et il fut heureux de pouvoir étouffer les démons le rongeant sous le fracas des marteaux frappant les enclumes. Et puis un jour, on lui a secoué les puces. Un vieux gars s'est mis à marmonner que c'était le genre de gars qu'il fallait à la rébellion. Le genre de type qui pourrait faire baisser les armes aux partisans de cette maudite
Bonne fée.
Beowulf ne fut d'abord pas convaincu. C'est qu'il ne voulait pas créer de vagues ; il venait d'avoir son lot d'ennuis pour le restant de sa vie. Mais résonner de la sorte c'était résonner comme un type qui n'avait plus rien à faire sur cette Terre, un type se trouvant à l'aube de sa propre mort. Alors, autant crever. Mais hors de question de se laisser mourir, la gueule ouverte, à mater le ciel en se demandant qui lui a fichu une poisse pareille sur le dos. Beowulf s'est réveillé. Mais cette fois-ci, pour de bon. Il a décidé de se battre. Tant pis si son choix est stupide ou mauvais ; il n'avait pas d'autres solutions s'offrant à lui. Son initiative étant toute récente, il lui reste à la révéler auprès des bonnes personnes. Il est méfiant, compte tenu des derniers événements, ses desseins risquent d'écourter sa vie d'une façon plus conséquente qu'il ne le prévoit.
ஐ ஐ ஐ