S’il y avait une chose donc manquait cruellement le couple ducal c’était assurément de sens de l’imagination. Et pourtant ce n’était pas faute d’y mettre beaucoup de volonté ! Car si par souci d’originalité ils avaient refusé d’appeler leur fille Susanne, Hildegarde ou Bernadette, pour autant les idées de prénoms ne fusaient pas. Quant à celles qui finissaient par émerger de leurs esprits… Pouvait mieux faire. Myrtille, Fleur, Blondine, rien ne semblait convaincant. Alors lassés de ne pas trouver ils choisirent finalement la facilité et se rabattirent sur l’évident : Juin. Le mois où elle était née, avec ça il était impossible de se tromper. Heureusement l'idée ne resta pas plus de deux jours avant qu'on ne se rabatte sur une variante. Car évidemment les domestiques ne manquèrent pas de trouver cela ridicule, et par bienveillance pour la gamine qui n’avait rien demandé à personne les nourrices eurent vite fait de l'appeler affectueusement Junie. Voilà qui était déjà moins pire. Même tellement mieux que dans un premier temps la mère duchesse fut tentée de s’indigner ! Des servantes plus ingénieuses qu’elle, il y avait de quoi être vexée. Mais au fond bonne perdante, à son tour elle adopta de bonne grâce les deux syllabes. Junie, un prénom tout doux dont elle voulait croire qu’il présupposerait une vie sans remous.
Et tout se passa sans encombre pendant les vingt premières années. Une jolie blondinette, avec des yeux assez grands pour convaincre sa gouvernante de ne pas la punir après une bêtise, et suffisamment orgueilleuse pour paraître sérieuse dès qu’elle affirmait que quand elle serait grande : elle serait princesse. Cependant il lui fallut se contenter d’un marquis, puisqu’apparemment les fils de roi ne courraient dernièrement plus les rues. Tragique. Mais puisque selon l’imiroir le fiancé était plutôt charmant, au lieu de jouer les capricieuses Junie ne manqua pas de se réjouir. Et ce fut avec un entrain qui fit chaud au cœur de sa veuve de mère que la demoiselle quitta la demeure familiale.
C’est à partir de là les choses commencèrent à se gâter. Merci papa, d’avoir voulu faire l’économie d’une marraine la bonne fée… De servante, la jeune femme qui l’accompagnait jusqu’au château de son fiancé devint rapidement tortionnaire. Un grand à bravo à maman, qui dans sa lucidité avait jugé que les bois étaient assez sûrs pour se passer d’une garde rapprochée. Grâce à la menace et à un extraordinaire manque de courage de Junie, la camériste parvint à prendre sa place. Reléguée au titre de gardeuse d’oies quand elle aurait dû être admirée de toute une cour, la jeune femme se retrouvait donc les pieds dans la boue – ce qui en soi n’était pas si terrible. Après tout elle aurait aussi pu garder les cochons –, à pleurer le destin rayonnant dont elle se voyait privée.
Leçon première : arrêter de croire que la terre entière ne lui voulait que du bien.
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« AAAAAH. » Sauve qui peut ! N’ayant de toute évidence pas intégré l’ordre normal de la chaine alimentaire, Junie tentait de sauver sa peau. Avec l’élégance d’un canard boiteux elle fuyait, en prime à grand renfort de cris, l’oie qui de proie s’était faite bourreau et tentait, après l’avoir pincé une première fois, de remettre le couvert.
« C’est à toi de l’attraper, pas le contraire », hurla Kurt tout en se débattant avec deux bestioles récalcitrantes. Encouragements mille fois inutiles, Junie n’eut pas fait vingt mètres de plus en courant qu’elle glissa dans la boue et s’écrasa pitoyablement à plat ventre. Magistrale glissade qui au moins eu le mérite de faire fuir la poursuivante, qui de toute évidence refusait de s’abaisser à attaquer une femme à terre. L’oiseau, lui, tenait encore à sa dignité. Côté Junie, ne restait plus qu’à se consoler en se disant qu’elle ne pourrait pas tomber plus bas.
« Si maman savait cela… » Loin de la délicatesse que son entourage avait un jour loué, la jeune femme se releva tant bien que mal, se retenant de pleurer face à cette pitoyable déchéance. Pour ne pas donner l’occasion à Kurt de rire de ses larmes elle s’éloigna cependant vite, le laissant à ses oies pendant qu’elle allait plonger ses mains dans l’eau puis partie s’asseoir pour repeigner ses cheveux défaits. Gueuse malgré elle, Junie ne pouvait tout de même pas s’abstenir d’un minimum de coquetterie.
Le soir venu, le garçon vint la trouver alors qu’elle se lamentait sur l’état de ses pauvres mains.
« Y’a le marquis qui veut t’parler. » Tout en la regardant avec l’air légèrement suspicieux qu’il avait souvent, Kurt lui fit signe de se lever et de se trainer vers le château.
« Le marquis veut me parler ? » D’un air incrédule Junie lissa machinalement sa robe, tout de même anxieuse. Prévoyait-il de la renvoyer après qu’on se soit plaint de ses mauvais travaux ? Finalement il fallait croire qu’elle pouvait tomber encore plus bas. De gardeuse d’oie elle allait devenir vagabonde ?! Ô drame. Mais Kurt ne lui laissa pas le temps de s’épouvanter et la poussa dehors pour qu’elle se presse.
« C’est ce que j’viens de dire. Dépêche, il va pas attendre toute la nuit. » Avec le maître des lieux s’en suivit une discussion dont le centre était la pitoyable gardeuse d’oies qu’elle faisait mais également ses manières suspicieusement policées, et surtout l’air de ressemblance frappant qu’elle avait avec le portrait de la fiancée de son fils. Une histoire racontée à un poêle plus tard – Junie avait de toute évidence le courage d’un moineau paranoïaque et refusait d’avouer autrement que par un intermédiaire – le marquis en vint assez aisément à conclure qu’il s’était bien fait berné. Dès le lendemain matin il prit donc les choses en mains. Ce qui ne consistait pas, en dépit de l’air bienveillant qu’il se donnait à tort, à simplement mettre l’usurpatrice dehors. Junie la bague au doigt, le corps meurtri de la servante en guise d’avant goût des festivités : en moins d’une journée tout était réglé. Et la théorie du « heureux pour toujours » semblait remise d’actualité.
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Mais trop souvent lacunaire, il n’était malheureusement pas rare que l’histoire oublie de mentionner quelques détails. Notamment le fait qu’il y avait tout de même quelque chose de relativement traumatisant à voir sa servante, toute usurpatrice était-elle, plongée de force dans un tonneau rempli de clous et trainée jusqu’à ce que mort ensanglantée s’en suive. Face au stress post traumatique de la nouvelle épouse l’apothicaire parla de légère mélancolie et préconisa un peu de couture pour se distraire ; trois jours plus tard on entassait à la cave toutes les aiguilles du château suite à la menace de Junie de sauter par la fenêtre si on ne les retirait pas de sa vue. Et on eu vite fait d’arrêter de la trouver d’une charmante délicatesse, préférant la désigner comme une insupportable petite nature. Ce qui encore consistait en la version polie.
La dépressive langueur ne dura heureusement pas plus d’un an. A grand renfort de remèdes et autres dames de compagnie censées l’amuser on parvint à le remettre sur pieds, et le jour où elle accepta enfin de sortir de l’enceinte du domaine on cria victoire. On lui décrochait à présent quelques sourires, se forçait à rire pour ne pas la vexer lorsqu’elle tentait un trait d’humour toujours raté, et de manière générale la trouvait presque agréable. Si on omettait la tendance qu’elle avait d’immanquablement piétiner la bonne ambiance qui s’était installée et de mettre l’assemblée mal à l’aise en faisant remarquer l’air de rien que la discussion était affreusement inintéressante, que toutes les robes présentes ce soir trahissaient le mauvais goût du siècle ou encore que les couteaux bien aiguisés lui donnaient soudain une belle envie de se tailler les veines. Outre une franchise relativement déprimante, on l’avait donc plutôt bien réparée. Mais sans doute un peu trop tard. Son l'heureux pour toujours semblait en effet s’être déjà envolé… Une deuxième fois. Car en dépit d’un avenir marital qu’on avait osé penser radieux, le couple ne parvint, au paroxysme de l’entente, jamais plus qu’à se supporter cordialement. Lui jurait de ne voir en elle qu’une pâle hypocondriaque, quand elle se lassa avec une déconcertante rapidité d’un mari sans grandeur. Pour qui avait rêvé du prince charmant, se retrouver à partager la vie d’une homme banal, qui ne brillait pas par son esprit et encore moins par sa grandeur d’âme, était perçu comme une insupportable déchéance. A peine remise de ses émotions prénuptiales, prenant conscience de la réalité de son mariage Junie fut tentée de retomber dans la lassitude. Manque de chance pour les médisants, elle joua les équilibristes et se maintint hors du gouffre. Démontrant une impressionnante force de caractère – tout était question de relativité – elle parvint en effet à survivre dignement à près d’une décennie de mariage.
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L’avantage, quand on était perçue par le commun des mortels comme une jeune femme faible et apathique, était l’innocence qu’on dégageait malgré soi. Certes il était au quotidien insupportable de sentir autour de soi qu’on jugeait à tort la mélancolie comme une défectuosité, mais cela faisait aujourd’hui l’affaire de Junie. Car quand on retrouva le corps du jeune marquis raide mort dans les bras d’une maîtresse on eut vite fait de conclure que les ébats avaient de toute évidence été trop intenses pour son cœur. Jamais on ne prit la peine de suspecter la veuve, considérant qu’elle n’avait pas assez de courage pour attenter la moindre action contre la vie de quiconque, et trouvant par ailleurs qu’elle avait l’air bien trop choquée pour jouer la comédie. On ne se doutait simplement pas que ce qui l’abasourdissait surtout était d’avoir réussi son coup.
L’exquis succès. Délicieuse victoire. Retranchée dans sa chambre, le visage se fendait enfin d’un triomphant sourire. Contre toute attente le sentiment d’avoir commis une infamie ne dura pas et derrière la porte close elle se permettait d’exulter. Pas de culpabilité, la simple persuasion qu’après huit ans d’attente elle le méritait bien, ce veuvage. D’autant qu’à défaut de mourir dignement le mari n’avait, dans les bras de cette grue, pas dû beaucoup souffert du poison un peu plus tôt ingéré. Un trépas paisible pour l’un, une liberté qui se dessinait pour l’autre, finalement tout le monde y trouvait son compte. Emancipation qui, dans le vocabulaire de Junie, rimait surtout avec argent. Car avec ses beaux-parents morts depuis des lustres et l’époux qui les avait rejoints sous terre : elle héritait. Seule responsable du domaine et de la fortune Junie se lança donc dans la branche que toute personne sensée aurait naturellement choisie : l’alcool. A vrai dire, elle avait d’abord envisagé le foie gras et le confit de canard, en souvenir du bon vieux temps. Mais car après réflexion elle préférait trainer les pieds dans un vignoble plutôt que dans une conserverie, elle laissa encore un peu de répit à ses anciennes oies, symboles de tous ses malheurs passés.
« Vous n’avez pas peur d’avoir trop de responsabilités ?» A présent occupée à lire une énième lettre de condoléances, Junie leva à peine les yeux vers la servante qui semblait avoir du mal à intégrer que sa maîtresse puisse avoir une once d’ambition.
« Non. » Tout en esquissant une grimace de dégoût elle chiffonna le papier dégoulinant de bons sentiments. Une autre belle âme persuadée que Junie devait être abominée de se trouver seule.
« Ils aiment à croire que parce que je n’élève pas la voix je suis une incapable sans caractère, mais je leur prouverai le contraire. » « Du thé ? » Peut-être pas incapable, mais toujours peu encline à faire bouillir l’eau elle-même. Mais c’était simplement qu’on n’était jamais trop prudente face aux risques de brûlure !
« Merci. » Junie tendit sa tasse et la reprit à deux mains pour se réchauffer un peu.
« J’ai suivi les décisions de mes parents, de mon beau-père, de mon mari, et maintenant je voudrais simplement avoir la satisfaction d’accomplir quelque chose par moi-même. » Il semblait qu’il était finalement temps de commencer à se préoccuper de sa propre vie.
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Deux ans après s’être lancée dans le vin, lassée de sa campagne et décidée à rencontrer du monde - vivre quasi coupée du monde s'était peu à peu révélé extraordinairement oppressant - , Junie pris la décision de déménager du côté de la capitale. L’occasion par ailleurs de racheter une usine qu’elle fit transformer en distillerie et surtout d’ouvrir la seule et unique boutique de
La dame Loie. Nouveau pas vers le succès, en s’installant à Fort Fort Lointain elle mettait une bonne fois pour toute la pitoyable épouse derrière elle et se présentait désormais comme femme d’affaires. Elle n’évoquait plus le passé, refusait d’y penser, ne voulait en aucun cas laisser croire à quiconque qu’elle avait été un jour autre chose qu’indépendante et assurée. Restait bien sûr une langueur qui lui collait à la peau, mais elle voulait croire qu’on ne la voyait aujourd’hui plus tant comme une faiblesse qu’un simple trait de caractère.
Mais bien sûr la stabilité relative de son entreprise ne dura pas éternellement. Le contexte politique se gâta relativement vite. En dépit de tous les efforts de Marraine pour maintenir le royaume à flot les contradictions grondèrent, apportant avec elles un lot de traditionnelles fluctuations économiques. Le marché noir, ce fléau des honnêtes entrepreneurs. Plutôt que de pleurer, mieux valait cependant tenter de relativiser et de profiter de la compagnie qu’offrait la ville. On se faisait rapidement aux divertissements citadins, tant et si bien qu'y prendre part semblait à présent presque naturel.
Grand sourire aux lèvres, elle tendit une invitation à son directeur marketing, persuadée qu’il serait aux anges.
« Un dîner meurtre et mystère. Cette année je vous invite. » En lisant le carton il ne parut pourtant que tout au plus sceptique. Concept apparemment trop sophistiqué pour lui et qu’avec un brin de dédain dans la voix Junie exposa.
« Un faux cadavre, une enquête et du bon vin : c'est très sympa. » L’homme afficha alors un rictus amusé, se demandant si elle avait trouvé le concept amusant après avoir trop bu ou si son sens de l’humour était simplement très particulier.
« Pour oublier les chiffres qui ne cassent pas trois pattes à un canard ? » Sèchement elle se redressa, lui lança un regard noir, vexée qu’on lui rappelle l’état bancal de ses ventes quand elle brandissait la perceptive d’une bonne soirée. Et dire qu’elle avait cru qu’il était digne d’être apprécié.
« Attention. A force d’en organiser je pense avoir compris comment cacher le corps d’un inconvenant. » Chose qu’elle ne ferait sans doute jamais de peur de se casser un ongle, mais en théorie elle pouvait toujours le planifier. Même si à en juger par l’air amusé qui la suivait alors qu’elle sortait, accompagnée de l'infatigable perroquet Marcel, sa crédibilité peur n’avait jamais décollé. Au moins une chose qui n’avait toujours pas changé.