« La Manticore est supposée être la plus cruelle des créatures. D'une extrême férocité, cette bête aux trois rangées de dents dévore tout ce qui lui passe sous la patte. Gourmande ? Si peu... Sa nature bestiale ne peut être réfrénée, alors ne vous vexez pas si elle vous croque dès qu'elle vous voit. Elle ne laisse rien de ses proies, ni os, ni vêtements. Un de vos camarades disparaît mystérieusement ? Il ne reste ni chaussure, ni arme lui appartenant ? C'est sans doute l'œuvre de la Manticore. Vous voulez un dernier détail croustillant ? Elle adore chantonner en dégustant ses repas... Joyeux, non ?
Ne vous fiez pas à son impressionnante corpulence, car bien qu'elle ait le corps d'un énorme lion, elle est aussi agile qu'un serpent et aussi rapide qu'un éclair. Sa queue de scorpion est hérissée de nombreuses épines qu'elle peut lancer comme des flèches empoisonnées. Son venin vous paralyse pour quelques minutes en vous laissant à la merci de la créature. Elle a également une paire d'ailes membraneuses qu'elle peut camoufler sous sa fourrure rougeâtre. Sa peau la protège même de certains sorts. Rares sont les êtres qui osent se mesurer à elle. On les comprend.
Créature au charisme envoûtant, elle fascine ses proies qui, telles des papillons de nuit attirés par la lumière, viennent brûler leur vie en se frottant à elle.
C'est une bête dotée d'une grande intelligence. Cette particularité lui a valu le nom de « chimère à tête d'homme », non pas qu'elle ait un faciès humanoïde, mais bien parce que son esprit égale (voire dépasse, selon les individus) l'intelligence humaine. De ce fait, elle symbolise pour beaucoup le Mal, la bestialité, mais commis en toute connaissance de cause, sans l'aveuglement des pulsions animales. D'autant plus inquiétant. De sa vie on ne sait rien, si ce n'est qu'elle arpente les terres arides d'Afshin depuis des temps immémoriaux. Personne ne peut vraiment témoigner de son existence, car tous ceux qui l'ont vue ne sont plus de ce monde... Elle se cache dans les profondeurs du désert de Maldune, à l’abri des téméraires chasseurs et des puissants mages. Elle attend patiemment qu'un voyageur égaré croise son chemin. Tous les nomades s'en méfient comme de la peste, et évitent de trop s'attarder lors de leurs périples. »

Voilà ce que l'on peut entendre à mon sujet de la bouche d'un conteur.
Mais ces dires sont-ils vrais ? Toute rumeur part d'une vérité, paraît-il...

Je me présente : la Manticore, actuellement sous la forme de Pareesa Croardent. J'ai vu le jour il y a trois siècles sur les terres de feu d'Afshin  (le coup des "temps immémoriaux", c'est un peu exagéré). J'y ai vécu paisiblement en me la coulant douce entre deux casse-croûtes hurlants.

À cause d'un régime alimentaire qui leur déplaisait, les Afshiniens ont fait de moi un monstre, une créature tout droit sortie des bas-fonds de leurs cauchemars. Oui, la chair humaine est à la base de mon alimentation, et alors ? Certains mangent bien de la volaille ou du bétail, cela revient au même. Et quand vous plongez ces pauvres crabes vivants dans de l'eau bouillante, vous pensez peut-être ne pas ressembler à des monstres ?
J'ai tout fait pour que les hommes me considèrent comme un simple mythe, comme une simple fable qui arrondit les fins de mois des ménestrels en manque d'inspiration. Vous vous imaginez bien qu'un monstre pareil aurait tôt fait de s'attirer tous les pires mercenaires pour finir empaillé dans la salle du trône d'un quelconque monarque ! Et bien que je me considère comme une véritable œuvre d'art, j'estime avoir encore quelques siècles devant moi.

Certains disent que je suis timbrée. C'est vrai que j'ai un grain. Mais je pense que c'est parce que je ne réfléchis pas de la même manière que les autres... Certains encore disent que je suis cruelle. Possible, je me fous de savoir ce qui est bon ou ce qui est mal. Je n'ai de compte à rendre à personne. Je fais ce que je veux, point. Aucun remord, aucun regret, aucun scrupule. De toute façon, ça ne sert à rien. La culpabilité ? Connais pas. L'amour ? Connais pas non plus. Les sentiments, c'est pas trop mon truc. Ils m'effraient presque. Je n'en ai jamais ressentis, et je pense qu'en ressentir maintenant me ferait un drôle de choc.
Je ne suis pourtant pas aussi horrible que ces légendes veulent faire croire. Je vis simplement ma vie au jour le jour, sans me soucier de rien, et en profitant des bonnes choses. Un gros matou en quelques sortes. Je ne peux quand même pas dire que ma vie dans mon désert a été de tout repos. Je ne pouvais pas rester trop longtemps au même endroit, au risque d'attirer les soupçons (et qui dit soupçons, dit chasseurs). Et puis allez trouver de quoi vous remplir la panse dans un désert ! Croyez-moi, c'était pas facile tous les jours. J'ai dû me rabattre de nombreuses fois sur des serpents ou autres petites bestioles.

Comment ai-je atterri à Fort Fort Lointain ? Très bonne question. Je me suis sans doute lassée de mon désertique pays. J'avais besoin d'un peu de sel dans ma vie. Mais pour bien comprendre, il faut remonter quelques mois en arrière... Une nuit où je volais paisiblement au-dessus des dunes, j'aperçus une lumière faiblarde. Un feu ! L'odeur appétissante d'un groupe d'hommes me conforta dans l'idée que je venais de tomber sur un véritable festin. Je me posai en silence et m'approchai sans un bruit du campement. Cinq individus se distinguaient autour d'un petit brasier. Ils étaient accompagnés de seulement trois chevaux (j'en conclus que les deux autres avaient péris en chemin) et d'une misérable caravane. De ce que je pus voir, ils ne ressemblaient en rien à des Afshiniens. Et leur parfum confirma mon hypothèse : c'était des étrangers. Des marchands perdus peut-être ? Oh, quelle importance, de toute manière ils allaient bientôt se retrouver bien au chaud dans mon ventre. Leurs montures se mirent à piaffer. Elles m'avaient sentie. Il était temps d'agir. Recourbant ma queue de scorpion, je leur lançai alors un fin dard à chacun. Ils tombèrent les uns après les autres, sans comprendre. Je sortis à la lumière du feu, et me jetai sur mes proies, les engloutissant sans autre forme de procès. Vestes, chaussures, tout y passa. Je décidai de garder les chevaux pour plus tard. Ce n'était pas le moment de se faire une indigestion ! En parlant de cela, je sentis quelque chose d'étrange coincé dans ma gorge. A force de tousser et cracher, je réussis à éjecter un minuscule objet, qui luisait sous la lueur des flammes. Je le reniflai, intriguée. J'avais déjà vu des femmes en porter à leurs doigts... Une bague ? Oui, c'était une bague, mais une bien singulière. Ma gorge me piquait encore. Ne sachant trop que faire de cette chose, je me mis à jouer avec, la faisant passer d'une patte à l'autre. Tout à coup, le bijou s'accrocha à l'une de mes griffes. Je me sentis toute drôle, et un évènement incroyable se produisit : mon corps entier trembla, mes poils rentrèrent sous ma peau, mes ailes et ma queue se recroquevillèrent pour disparaître totalement, moi-même je rapetissai et me déformai. Enfin, je vis, éberluée, mes pattes s'affiner et mes griffes se rétracter.
Le soleil était en train de se lever. Tournant légèrement ma tête, j'aperçus avec horreur l'image que renvoyait mon ombre. Instinctivement, je reculai et me mis sur mes pattes arrières. Aucun doute possible : j'étais devenue une humaine. Sans un mot, je farfouillai dans les affaires de mes dernières proies, et y dénichai un petit miroir. Je n'osai d'abord pas le retourner, puis, après une grande inspiration, je découvris mon nouveau visage. J'étais à présent une jeune Afshinienne, aux cheveux d'ébène et au regard profond et intense. Selon mes critères, j'étais exquise. A croquer. Je me vêtis sommairement avec ce que je pus trouver (pas que la nudité me dérangeait, mais je me sentais plutôt vulnérable). La main qui portait la bague me démangeait, et je n'arrêtais pas d'éternuer. En me grattant, j'ouvris involontairement le bijou. Il y avait un curieux liquide à l'intérieur. Je me dis alors que cela devait être une sorte de potion à l'origine de ma transformation. De la magie. Pas étonnant que ma main ait triplé de volume ! J'étais allergique à la magie.
Je me mis à rire. Je venais de réaliser le coup de chance qu'il m'arrivait : j'allais pouvoir sortir du désert sans craindre d'être pourchassée, et j'allais pouvoir me fondre dans la masse humaine. Un peu comme un loup sous une peau d'agneau. Le rêve pour un prédateur. Je claudiquai (je n'étais pas encore très à l'aise sur deux pattes) jusqu'à un cheval et l'enfourchai. Pas question de rester ici. Je connaissais Maldune comme ma poche, à la tombée du jour je serai arrivée à Mar-à-Calèche, la capitale. C'était sans compter mes débuts épiques en cavalerie... Sérieusement, comment les hommes peuvent-ils monter ces foutus canassons ?!
Mon débarquement à Mar-à-Calèche fut pour moi une grande désillusion. Imaginez-vous, affamés, et entourés de votre plat préféré, partout. Absolument partout. C'est le paradis, non ? Et bien c'était ce que je croyais. Seulement, ma transformation n'avait pas changé que mon apparence... Au milieu de la foule, je ne ressentais aucune attirance culinaire particulière. J'étais même plus tentée par les quelques chèvres que je croisais. Saleté de bague ! Mes projets se voyaient quelque peu contrariés. J'étais face à un dilemme : retourner dans mon désert, retrouver ma chère forme originelle et continuer à manger de l'humain, ou rester parmi mes anciennes proies et manger autre chose. Je vis alors mon reflet dans une vitrine, et mon choix fut tout fait : j'étais quand même pas mal en humaine.
Maintenant que plus aucune frontière ne me retenait, je décidai de partir découvrir le continent. Je quittai Afshin et son climat de feu, pour me rendre à ce que l'on appelait Fort Fort Lointain. Cela sonnait exotique à mon oreille, voyez-vous. Le voyage fut long. Très long. J'en profitai donc pour apprendre à lire et à écrire, à compter, à vivre comme un petit humain lambda. Je compris très vite que l'argent était le moteur du monde des hommes. Il m'en fallait donc, évidemment. C'est là que je me découvris un certain talent pour la confection de poisons particulièrement efficaces, ainsi qu'une grande adresse au combat (j'avais comme qui dirait gardé un bon pourcentage de mes capacités manticoresques). Il me parut alors judicieux de proposer mes services en échange d'une rémunération. J'ai l'âme charitable pour ce qui est des sales coups C'est ainsi que je devins une tueuse à gages notoire, ce qui me valut le surnom d'Empoisonneuse (bon d'accord, je me le suis donné moi-même, et alors ? J'avais essayé Scorpion, mais ça ne faisait pas assez romanesque à mon goût). Lors de mon périple, je me rendis également compte que je supportais très mal l'eau salée. Pour une raison que j'ignore encore, celle-ci m'affaiblissait, et tout mon corps me piquait. Encore une chose que personne ne devait découvrir...
Enfin, il y a maintenant deux petits mois, je mis enfin un pied dans la ville de Fort Fort Lointain. Je m'installai dans une vaste grotte dans les sous-bois de la forêt, aux alentours de la capitale. Je tenais à ma tranquillité. J'avais acquis un petit pactole qui me permit de l'aménager un peu, et de la rendre plus confortable. Je reste assez en dehors des histoires de la ville et du pays. Le monde des hommes ne m'intéresse pas plus que cela au final. Tant que je peux manger à ma faim...

Je pense que vous en savez assez sur ma génialissime personne, alors je vous laisse ma carte, si jamais...