Pour comprendre l'histoire du Lièvre et de la Tortue, il faut connaître le petit village de Leufroid, qui se situe quelque part dans les contrées fort fort lointaines, exclu du bouillon politique brûlant de la capitale grâce à sa relative distance et le racisme proverbial de ses habitants.
Les Leufroidis n'aiment rien tant que leur terre, leurs bêtes – et parfois de façon que n'admet pas le reste de l'humanité –, et les potins de leur village. Ils considèrent les étrangers avec suffisance et entretiennent leur patois local afin de ne pas être compris par eux, parce qu'il ne manquerait plus que ça, ma bonne dame. Ils se plaignent du temps, des récoltes, des saisons qui ne sont plus ce qu'elles étaient ma brave dame, et des mises bas de travers.
Le village est composé d'humains, de bêtes parlantes et d'autres races diverses et variées – mais toutes pouvant prouver l'appartenance au village sur au moins le tiers de leur généalogie connue.

C'est à cet endroit magnifique, oublié de l'humanité et des dieux, et cultivé comme il se devait, c'est à dire laborieusement et sans trop de résultats afin de ne pas attirer l'attention des étrangers, qu'Aubin et Benjamin virent le jour la même année. Ils sont respectivement le Lièvre et la Tortue de notre histoire, vous l'aurez deviné.
Les parents d'Aubin étaient un lièvre et une hase fort raisonnables, qui avaient également le reste de la portée à s'occuper – parce qu'Aubin n'avait pas moins de 5 frères jumeaux et 4 sœurs jumelles, hé oui – tous remuants comme il sied à de jeunes levreaux pleins de vie. Aubin n'était pas le moins remuant d'entre eux, voire constituait la forte tête du groupe, toujours prêt à flanquer des coups de pattes arrière si un de ses frères le cherchait de trop près, ou à mordre l'oreille d'une sœur qui lui soufflait dans les vibrisses de façon agaçante.

Benjamin de son côté était fils unique et fier représentant du clan Pastropvite, grandissait à son rythme et celui de la culture de laitues pratiquée par sa famille. Comme tous les enfants du village de Leufroid, il apprenait le racisme, les caprices du temps, les ragots des vivants et les médisances sur les morts. Les familles Fendlafoule et Pastropvite étaient opposées en tout points depuis la nuit des temps et le faisaient savoir par une rivalité connue de tout le village. Là où les Pastropvite étaient caparaçonnés, les Fendlafoule étaient taillés pour la vitesse. Les uns prenaient leur temps, suivaient le rythme du temps qui passe, les autres bousculaient, montraient de l'impatience, étaient dépensiers. Ces oppositions s'exprimaient à travers de fréquents accrochages, que ça soit entre les membres adultes des familles qui s'accusaient de luxure, de vanité, de manque de vigueur, ou de lenteur d'esprit, ou entre les gosses, qui se tendaient des guet-apens et déclenchaient d'enfantines guerres. Leurs parents intervenaient quand les bagarres tournaient mal, fustigeaient leur progéniture en leur tordant les oreilles ou en frappant leur carapace – tout en étant fort satisfait que leurs gamins suivent leur logique familiale.

Aubin avait grandi avec dans l'idée d'entrer dans l'armée. Dans le village de Leufroid, où la population était fort contente de vivre confite dans son aigreur et ses péripéties paysannes, il y avait assez peu de gamins enclins à aller chercher l'aventure ailleurs – quand la vie au village était aussi passionnante. C'était pourtant le cas d'Aubin, pris par la folie d'aller voir ailleurs et de courir plus loin que les limites du pays de Leufroid. Par la force des choses et de ses ambitions, il était plus ou moins devenu général en chef des escarmouches de sa fratrie envers celle de Benjamin, et passa donc une enfance relativement agitée, entre mensonges, gueulantes, tentatives d'éducation de ses parents quelque peu dépassés par les instincts guerriers de ce levreau monté en graine.

Un beau jour, Benjamin, lassé d'être la cible des attaques éclairs des levreaux Fendlafoule, proposa un pari à Aubin, qu'il savait joueur et vaniteux au-delà du raisonnable. Une course à pied entre eux deux, autant dire un exercice qu'il n'aurait jamais pu gagner. Evidemment, Aubin voulut vaincre avec gloire, et s'amusa tellement pendant la course alors que Benjamin ne perdait pas de vue son objectif, qu'il en arriva à perdre la course. Le retentissement fut énorme ; tout le village était au courant, et grâce aux différentes foires agricoles dans le pays, l'histoire du lièvre battu à la course par une tortue gagna une certaine notoriété – notamment aux heures où le vin fait tout paraître drôle. La vanité d'Aubin s'écroula comme un château de sable qui se prendrait la marée sur la gueule, et il passa un temps remarquable à se faire discret, pour un gamin qui se faisait autant remarquer avant. Alors qu'auparavant il vivait entouré de ses frères et sœurs à les commander et conseiller ce qu'il fallait faire, il partait seul à travers champs et bois, promener son désarroi et sa mélancolie. Il fit alors la rencontre d'une fée esseulée à un point d'eau. Selon la coutume, elle était déguisée en vieille femme et il lui proposa de l'aide. A la suite de quoi, elle était volontaire pour exaucer un vœu, et Aubin lui demanda d'être transformé en homme ; sa forme de lièvre, inutile pour gagner la moindre course, ne l'intéressait pas, et de toute façon Aubin ne voulait pas rester au pays où tout le monde se foutait de lui plus longtemps. Il fut transformé en humain, et par un curieux caprice de fée, Benjamin connut la même transformation sans l'avoir demandée.

Le seigneur du pays de Leufroid leva enfin des troupes afin de guerroyer contre un de ses vassaux qui lui avait renversé du jus de viande sur les chausses, et Aubin, dont la transformation physique ne laissait pas d'étonner toute sa famille et tout le village, se proposa immédiatement comme volontaire. Il fut engagé dans un régiment de fantassins légers, où il finit par avoir principalement le poste d'éclaireur, y étant aidé par ses réflexes de lièvre, et sa vitesse relativement conservée. Il fit ses classes auprès des quelques militaires professionnels que comptait cette armée, se vit obligé de ne plus parler patois, gomma son accent, accomplit des exploits – et parfois des actes répréhensibles.

Benjamin de son côté, avait également été engagé, et s'était retrouvé dans les rangs des cuisiniers. Il croisait par conséquent souvent le lièvre qu'il avait battu à la course, et envers lequel, par un curieux retournement de situation, il éprouvait une sincère affection depuis sa défaite. Il mit un peu de temps à apprivoiser l'animal léger, mais ils finirent par réussir à parler sans qu'Aubin ait envie de l'insulter toutes les trois phrases. Ils terminèrent même bons amis au corps défendant du lièvre – même s'il affirmait que c'était parce que ce « genre-là » d'amitié était mal vu au village de Leufroid et qu'il tenait à observer les coutumes locales même séparés des siens. Il fallait dire aussi que les deux fringants animaux transformés en humains étaient particulièrement jeunes – mais à l'époque, les militaires n'étaient pas vraiment regardants sur la question de l'âge. En effet, Aubin et Benjamin s'étaient engagés dans les armées à 15 ans, et comme chacun sait, 15 ans, c'est l'âge où la croissance permet enfin que l'on s'intéresse aux fonctions de reproduction du corps. Ils passèrent quelques années plutôt heureuses à l'armée, bien que charriant leur lot de coups de gueule, de larmes, de fatigue, d'engelures et de crises de nerfs. En fait, pour Aubin, ça dura 3 ans.
Il se trouva par la suite malencontreusement sur le chemin d'un explosif, et sa jambe blessée. Il fut renvoyé au pays avec un air martial et une boîterie du plus bel effet – enfin les deux premières semaines après quoi il fut vite surnommé « le boîteux ».

Une fois ses blessures guéries, et les travaux des champs terminés, Aubin découvrit que son envie de voir du pays n'était toujours pas passée. Sa fratrie paraissait franchement heureuse à Leufroid, et tous étaient plus ou moins avancés dans la création de leur propre cellule familiale, et même si Aubin s'amusait beaucoup à être désagréable avec ses belles-soeurs et ses beaux-frères histoire de leur rappeler qu'ils n'étaient que des pièces rapportées, il se languissait d'ailleurs. D'autre chose. L'armée lui manquait, et les grands espaces aussi – et il en avait marre d'avoir de la terre sous les griffes.

Il partit donc du village après de grandes embrassades viriles avec ses frères et son père, de grands pleurs versés par ses sœurs et sa mère, et gagna à pied la belle ville qu'il n'avait jamais vue. Là-bas, malgré le fait qu'il était déjà transformé en homme, on lui signifia que par mesure de précaution, il fallait qu'il porte le Charnel n°5, ce qu'il fit de bonne grâce. C'est en furetant en ville pour trouver une carrière qui lui conviendrait et un logement qu'il retomba sur un vieil ami avec ce qui ressemblait suspicieusement à de la joie.

Benjamin avait quitté les armées du seigneur local avec les honneurs et la réputation de savoir faire à manger à partir d'un rien voire d'ingrédients non comestibles – ce qui était un très grand signe de distinction. Contrairement à Aubin, il n'était pas repassé par Leufroid, se contentant d'envoyer une lettre à ses parents et d'emmerder le restant du village tout comme on lui avait appris pendant son enfance. Il était donc monté en ville directement, et s'y était installé en mettant enfin à profit cette intelligence sournoise et toute de patience reptilienne qu'il avait. Il était trader, gagnait bien sa vie, et menait une vie quasi monacale dans laquelle on s'en doute, le retour d'un lièvre flanqua une sacrée pagaille.

Aubin de son côté avait trouvé ce qu'il voulait faire, et décida d'entrer à l'académie de la garde, parce que ses envies d'armée n'étaient toujours pas passées. Benjamin proposa de l'héberger et l'aider le temps de terminer ses études, et Aubin accepta. Ils passèrent là 4 années qui n'étaient pas forcément plus calmes que celles effectuées à l'armée, puisque la vie en ville était encore plus excitante – et dangereuse ! – que la vie au sein d'une armée. Aubin se jeta à corps perdu dans ses études, forçant pour la première fois de sa vie son cerveau à fonctionner pour autre chose que les fonctions vitales, et se trouva fort étonné de constater qu'il n'était pas si léger de cervelle qu'il voulait bien le croire habituellement. Ses efforts payèrent, et 4 ans après avoir intégré l'académie, Aubin en sortit à 23 ans en intégrant la garde proprement dite.
Il en profita pour abandonner l'hospitalité de Benjamin, et reporta les efforts destinés à ses études sur son travail.

Depuis, le lièvre s'est taillé une réputation de garde dévoué, sérieux, et intelligent. Il est également connu localement par les spécialistes des joutes à cheval puisqu'il s'en est fait une spécialité depuis l'académie. Il continue de voir Benjamin, reçoit du courrier de sa très nombreuse famille, et même de quelques doyens du village qui aiment à discuter avec un guerrier, et globalement mène une vie suffisamment excitante et éloignée de la réalité de Leufroid pour lui plaire.